3/ - Limites

Le développement narratif montre dans un premier temps que le système de protection n’a pas fonctionné comme il le devrait, puisque Herpin a été exilé et le fief confisqué. Il apparaît rapidement qu’il existe une contradiction entre la conception d’un lignage puissant et la situation négative de Lion. Les relations lignagères se révèlent incapables d’atteindre le degré d’exigence qu’il s’est fixé, et cela dès qu’il a connaissance de la sanction injuste infligée à son père :

‘Et dist Lion de Bourge : « Dieu lour doint encombrier
Quant il ont le mien perre laissier si exillier,
Que pour ung traytour l’ait couvenus laissier
Le roialme de France et son pays veudier !
S’an sus desherritéz, bien m’en doit anoier.
Mais se pués acomplir le mien grant dezirier,
J’esmouverait en France si mortel encombrier :
Charlon et tout cez perre yrait si guerrier
Qu’i ne li demourait ville pour habergier.
Li mien Herpin mon perre voraitsi bien vangier
Que ja n’an averait nulz villain reprouver :
Il n’est nulz hamis se ceu n’est dans denier ». (v. 4805-816)’

Cela génère en lui une volonté d’engagement spécifique. Le jeune chevalier découvre que Charlemagne n’est pas le seul ennemi et qu’il lui faut aussi combattre les pairs de France, c’est-à-dire les membres de son lignage, qui n’ont pas assuré leur devoir de protection. Prendre conscience de l’incohérence du système, c’est aussi prendre la mesure de l’isolement spécifique au héros du poème. Lors du siège de Bourges, on retrouve cette même vision. En effet, si Lion refuse, dans un premier temps, d’écouter les propositions de paix offertes par Ogier, c’est précisément parce que ce dernier a pris les armes contre lui, sous les ordres de Charlemagne :

‘Et Lion respondit : « Je ne lou dit noiant
A vous, biaulz sire duc, car il n’est mie avenant
Qu’a mon fel ennemmi qui me vait gerroyant
A tort et sans raison me vois humilliant !
Et si comme atrait d’unne char et d’un sang !
Per celui appostre qui quierent peneant,
S’an la baitaille voi voustre corpz trouvant
Et je vous cognoisse ou en valz ou en champz,
Vous serrés li premier a qui g’irait joustant,
Car plus vous doie hayr que Charlon le vaillant,
Vous et le duc Naymon qui a prisier fait tant,
Qui oncle fuit ma mere ; jai ait felon parant ! » (v. 22106-117)’

En s’exprimant ainsi, Lion place le sens du lignage au‑dessus de l’obligation liée au serment de l’hommage, considérant que, en leur qualité de membres de son lignage, Naimes et Ogier ne devaient pas prêter leur assistance militaire à Charlemagne. Ce lignage était supposé apporter de l’aide dans la récupération du fief – c’est tout du moins ce que laisse entendre la réflexion du héros au moment où il s’apprête à quitter Tolède après avoir retrouvé ses parents, pour se consacrer à la reconquête de Bourges : « Et a tout mon lignaige ossi yrait priant / Qu’i me vuellent aidier en lignaige faisant »411. Lorsque ce terme est employé, il désigne bien une large parentèle susceptible de représenter une force d’opposition face à l’ennemi nommément désigné : « Charlemagne le roy ».

En révélant la faiblesse du système, la prise de conscience de cette contradiction apporte un nouvel élément dans la conception du parcours héroïque à l’œuvre dans le poème. L’appartenance à une vaste parentèle organisée selon une dimension horizontale et censée représenter l’ordre n’est pas efficace. La recherche de la protection et la volonté d’engagement s’en trouvent affectées. Elles s’inscrivent alors dans une dimension plus restreinte du lignage, conçu dans sa verticalité. D’ailleurs, cela apparaît progressivement, tout au long du poème, dans chaque épisode relatif à la reconquête d’une ville ou d’un royaume tombés aux mains des traîtres ou des païens. Par exemple, face au lignage de Calabre, Henry de Sicile (père de Florantine) et Lion unissent toujours leurs forces. Après les reconnaissances successives de Lion et de ses fils, toutes les actions menées en ce sens montrent une extrême cohésion du lignage. Il est d’ailleurs significatif que Palerme soit reconquise juste après la réunion complète de la famille412. Par la suite, on verra Guillaume (ou son épouse Gracienne) solliciter l’aide de son frère Olivier, lorsque le désordre s’installe à nouveau à Palerme, puis à Bourges413. Enfin, si le dernier engagement de Lion a pour effet l’ultime reconquête de Palerme, on peut également retenir qu’il s’était alors fixé pour but de libérer Bauduyn de Monclin, le bâtard Girart et Ganor414, prisonniers de Sinagon :

‘(…) « Bialz filz, pancez de vous hater ;
Se yrons nos boin amis, se Dieu plait, delivrer
Qui sont dedens Pallerne. Dieu lez vuelle sauver,
Car li terme approche (…) » (v. 33129-132)’

Dans ces différents épisodes consacrés aux reconquêtes des royaumes perdus, les groupes agissant pour le rétablissement de l’ordre sont de dimensions restreintes et la solidarité joue désormais entre père(s) et fils, ou entre frères415. On peut donc remarquer qu’il se produit une évolution sensible entre un premier état d’exigence absolue – correspondant à la jeunesse du héros éponyme, marquée par la solitude – et un second âge correspondant à la période où le groupe familial est formé416. Cela laisse entrevoir la question essentielle posée dans le poème sur la parentèle large : si celle-ci tend à céder la place à une famille de dimension restreinte, serait-elle devenue une puissance inutile ? Cette évolution temporelle n’est cependant pas le seul critère à prendre en considération. En effet, l’intrigue de Lion de Bourges obéit à une répartition entre le monde carolingien (auquel Bourges se rattache) et un univers plus vaste incluant l’Espagne et la Sicile. Or, s’il est un cadre dans lequel peuvent s’exprimer les tensions propres au système féodal, c’est bien dans le cadre carolingien, parce que la confiscation est le fait de l’empereur et qu’à ce titre la revendication revêt une valeur spécifique. En concentrant sur les épisodes propres à la revendication du fief de Bourges les questions relatives à la puissance de la parentèle, le trouvère souligne nettement les fragilités ressenties.

Notes
411.

Cf., pour l’ensemble de la déclaration de Lion, les vers 20576 à 20586.

412.

En fait, l’impression de puissance et de cohésion qui émane des armées chrétiennes réunies sous les murs de Palerme pousse Sinagon à fuir (cf. v. 26732-750 et 26755-759).

413.

Guillaume a réussi à s’échapper des geôles de Sinagon, grâce à l’aide de Gracienne, nièce de ce dernier et amoureuse du prisonnier chrétien. Baptisée à Rome par le pape, elle épouse Guillaume (Cf. v. 29258, 29275-278). Après un séjour de deux semaines, Guillaume et Gracienne se rendent en Sicile, mais ils ne trouvent pas Olivier qui est alors en Terre Sainte (cf. v. 29328-340). Guillaume décide de se rendre à Bourges pour revendiquer ses droits, tandis que Gracienne reste à Monlusant (cf. v. 29341-357). Ayant échoué dans sa tentative de sonner le cor magique à Bourges (puisqu’il s’agit d’un faux cor), Guillaume est fait prisonnier par les fils d’Hermer. Gracienne fait appel à Olivier (cf. v. 29997-30050).

414.

Ganor est uni par des relations de parenté à Herpin, comme il l’indique à Lion lorsqu’ils se retrouvent réunis à Tolède :

« Il est de vous lignaige, selon m’entancion.

Filz fuit d’un mien parant c’ons appelloit Guion. » (v. 20447-448)

415.

Cela est d’ailleurs une volonté que Lion exprime avant de quitter ses enfants pour se retirer dans un ermitage :

« Ne jai pour herritaige ne vous debaitez

Maix se li ung en perrt, tres bien le secourrez » (v.26892-893)

416.

Lorsque Lion revendique le fief de Bourges, il n’a retrouvé ni Florantine, ni aucun de ses fils, mais il vient de se faire reconnaître par ses parents. La revendication du fief apparaît donc comme une suite logique de la reconnaissance.