Chapitre second
Fragilité de la famille restreinte

La diversité des engagements illustrés dans la chanson de Lion de Bourges montre que les héros sont partagés entre des tentatives d’action au service de la société ou de la chrétienté et un retour presque instinctif aux intérêts familiaux. Cela se traduit par une alternance de moments d’enthousiasme attestant une foi pure en une cause chrétienne417 et des déceptions, et ne permet pas de dessiner un tracé net appuyé sur les valeurs que la tradition épique avait lentement amalgamées pour définir un parcours héroïque conduisant à la reconnaissance suprême et à la glorification. L’idéal d’accomplissement chevaleresque ne réside donc pas dans un engagement total au service du roi ou de la chrétienté ; il y a d’autres valeurs, qui peuvent se révéler fondatrices, à juste titre, de cette aspiration : elles trouvent leur origine dans les rapports que les héros entretiennent avec un entourage défini par l’existence d’une relation de parenté. En effet, les nombreuses aventures que l’auteur prête à Lion ou Olivier montrent que ceux‑ci sont amenés à accorder une place prépondérante à la défense des intérêts familiaux ou lignagers.

Si le fait de connaître leur lignage constitue pour les protagonistes un élément essentiel dans la recherche de leur identité ou dans la reconnaissance par leur père, cela ne masque pas la déception qui s’installe progressivement parce que ce prestigieux lignage – notamment les douze pairs de France – n’a pu exercer une protection suffisante. Malgré l’impression de puissance qui se dégage de la représentation de la parentèle large, celle-ci connaît des limites, et le poème montre que la reconnaissance de Lion en tant qu’héritier légitime de la ville de Bourges n’est pas l’œuvre du vaste lignage auquel il appartient. Cette faiblesse explique que les héros, dans Lion de Bourges, ne fondent pas leur engagement sur des actions de solidarité à l’intérieur de ce vaste groupe, et se tournent vers d’autres entités. Il importe donc de rechercher quel lien existe entre l’itinéraire personnel du héros et la destinée de la famille. En diverses occurrences, on peut constater que l’engagement héroïque est le fruit d’un choix individuel, soit pour prouver (à soi-même et aux autres) sa valeur, soit par pur altruisme.

De même que Lion cherche à retrouver l’harmonie dans la relation lignagère, il va s’appliquer à rechercher celle-ci dans la cellule familiale. Il se dessine une sorte de progression, un resserrement en quelque sorte, des actions engagées vers une entité de plus en plus petite. Le regard de l’auteur, comme celui de ses contemporains, se tourne en direction de la cellule familiale418, opposant à la vision des cadres familiaux élargis des premières chansons de geste, celle du couple situé au centre du lignage419. La diminution de la pression collective exercée par un système de relations fondées sur l’engagement vassalique et lignager se traduit dans l’épopée tardive par une attention croissante envers l’individu. Recherche du statut personnel et désir d’introspection font ainsi leur apparition dans la thématique développée par les trouvères et imposent un infléchissement aux poèmes. Howard Bloch montre combien la littérature du Moyen Âge tardif rend compte de « l’avènement, à côté du lignage, d’un système de parenté plus proche de la cellule conjugale ou du ménage du début de l’époque moderne »420. S’intéressant au roman courtois, il note également que certains thèmes (notamment le mariage, la succession, la continuité narrative, le désir sexuel) façonnent le discours poétique. La problématique de Lion de Bourges fondée sur la recherche des origines englobe ces remises en question et ces interrogations dont participent toutes les occurrences des atteintes à l’intégrité de la cellule familiale et de l’individu. Cela est illustré par des motifs tels que l’enlèvement (de la mère ou de l’enfant), l’exil, la trahison ou bien encore le désir incestueux. Ce désordre, qui se manifeste par diverses atteintes aux biens ou au statut même de l’individu, ne permet pas de maintenir l’unité de la cellule familiale. C’est à le combattre que le héros va s’employer.

Notes
417.

À titre d’exemple, on peut se souvenir de l’engagement du duc Herpin à Tolède. S’il est certain que l’espoir de retrouver sa liberté et celle des cent prisonniers chrétiens le pousse à offrir son assistance à l’émir, rien ne vient entacher sa foi dans la légitimité d’un combat au profit de la chrétienté. Cf. v. 17449-17724 et, plus particulièrement, v. 17525-17528 :

« Car Dieu moruit pour nous, je lou croy fermement.

Et quant pour nous moruit si tres piteusement,

Dont dobvons bien morir pour lui ysnellement,

Et se vault muelz morir que languir ensement. »

418.

Par le terme de « cellule familiale », nous entendons la cellule composée des parents au premier degré, selon le mode canon.

419.

Cette évolution est sensible dès le XIIIe siècle. Cf. D. Barthélemy, Histoire de la vie privée (2. De l’Europe féodale à la Renaissance), dir. P. Ariès et G. Duby, Paris, Seuil, 1985, rééd. 1999, chapitre 2 « Tableaux », p. 95 : « (…), par la grâce de l’Église et de l’Etat, une incontestable modernité pointe avec l’aube du XIIIe siècle : l’une au nom des droits de la personne, l’autre au nom de la paix publique, et tous deux, en même temps, au profit de leurs intérêts bien compris, oeuvrent sans relâche au desserrement des contraintes de la parenté ».

420.

H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 36.