1/ - Lion de Bourges : une « geste »

La chanson de Lion de Bourges partage, avec ses homologues de la production épique tardive, une même insistance à souligner les dangers menaçant l’intégrité de la cellule familiale, dont le modèle a dominé le Moyen Âge central421. Comme dans les chansons d’aventures propres à cette ultime période de la production épique, le thème de la dispersion familiale, lié à celui de la reconnaissance, fait du noyau familial le centre d’intérêt de l’œuvre. Ces chansons du XIVe siècle, qui portent l’empreinte « d’une influence romanesque », ainsi que l’a montré F. Suard, ont en commun « des schémas narratifs dont le but est de faire alterner séparations et retrouvailles »422 des membres composant la cellule familiale. Sous l’influence du roman arthurien, le regard se porte plus sur cette unité que sur une parentèle étendue, telle qu’elle apparaissait, par exemple, dans le cycle de Guillaume. Ni roman, ni tout à fait chanson de geste, le poème de Lion de Bourges semble vouloir se plier aux règles de la composition épique et s’ouvrir sur une vaste fresque où le monde féodo-vassalique se heurte aux puissances lignagères, mais c’est une vision aux contours bien plus définis qui est proposée. Chaque occurrence des dangers menaçant la cellule nucléaire restitue une part des peurs et fantasmes423 traversant la sphère du « privé », comme si, logée dans un cadre aux proportions généreuses, l’œuvre était une succession de miniatures. D. Régnier-Bohler relève cette tendance dans le roman arthurien : « À la cohésion du lignage dans les chansons de geste succède, dans le roman, un univers plus familial où il arrive qu’une forme de corruption ronge les rapports entre les êtres, où certains rôles dans la cellule nucléaire sont figés par le mal (belle-mère, parfois concubine ou sénéchal), figés souvent aussi dans le statut de victimes, en général l’enfant et la jeune épouse »424. Le mal est partout ; il s’insinue dans les moindres détails ; il constitue la clé de voûte de l’édifice. Exil, enlèvements, trahisons, désir incestueux : autant de manifestations d’un désordre qui porte atteinte aux trois cellules familiales du poème, en provoquant, à chaque génération, leur dispersion. Ce processus de répétition n’est pas pour autant synonyme de lassitude, car chaque épisode apporte un nouvel élément, aboutit à une solution et se traduit par une progression. Et c’est précisément dans le renouvellement permanent des manifestations du mal que l’œuvre puise son extraordinaire capacité à se régénérer, comme si chaque nouvelle occurrence était engendrée par la précédente. Ce type de construction n’est pas propre à Lion de Bourges ; les chansons composées à partir du XIIIe siècle ont tendance à montrer une composition analogue, notamment lorsque le thème de la dispersion familiale sert de fil conducteur. La narration des épreuves subies par les membres de chaque cellule familiale entraîne une complication de l’intrigue et de multiples enchaînements, reflétant ainsi la propagation du malheur. Déjà, au XIIe siècle, une chanson telle que Raoul de Cambrai faisait apparaître, selon W. Azzam, une « structure dynamique » obéissant au même mécanisme : « Sans cesse relancée selon le principe de la vendetta, c’est-à-dire en vertu d’une guerre plus portée par le désir de vengeance que par le souci de résoudre la crise féodale originelle, l’œuvre paraît ainsi pouvoir se régénérer, se développer et se prolonger indéfiniment, sans jamais s’achever sinon de façon tout arbitraire ou artificielle »425.

Dans Lion de Bourges, l’organisation de l’intrigue s’articule autour d’un enchaînement vertical, chaque cellule nucléaire reprenant tout ou partie des actions menées par la précédente pour gommer les effets du mal et devenant elle-même victime. Trois générations, trois cellules touchées dans leur intégrité : la première cellule est composée de Herpin de Bourges, son épouse Alis et leur fils Lion. Celui-ci fonde une nouvelle cellule par son mariage avec Florantine, qui donne naissance à des jumeaux (Herpin/Olivier et Guillaume)426. La troisième génération reproduit un schéma sensiblement identique : Olivier épouse Joïeuse/Tristouse et engendre des jumeaux (un garçon et une fille). C’est ainsi que s’écrit une geste 427, dispersée par l’action d’un pouvoir royal aveuglé, déchirée par l’action des traîtres et soumise à la contrainte incessante d’opposants. L’analyse de Lion de Bourges montre que l’œuvre a été conçue dans l’optique de constituer à elle seule un cycle, qui s’articule autour du lignage. Elle dépasse en nombre de vers les créations contemporaines : 34.298 vers, alors que La Belle Hélène de Constantinople n’en compte « que » 15.538 et Tristan de Nanteuil : 23.361… Elle couvre trois générations – presque quatre, puisque l’auteur, dans la dernière laisse, évoque les enfants d’Olivier et Joïeuse élevés en Espagne par les barons :

‘Lez anffan norisserent une longue saison
Tant qu’il porterent arme et au colz le blazon,
Puez vangerent lour perre sus Henry le glouton. (v. 32286-288)428

La vengeance, éternel recommencement de la geste ? Non, le poète met un terme au récit. Du lignage de Bourges, il ne chantera plus : « si que nous nous en taison. / De lie ne dez anffan plus n’en parlerait on »429. Alors que le genre épique, notamment au XIIIe siècle, se complait dans l’élaboration de cycles, chaque nouveau poème ajoutant un développement430 – sans respecter nécessairement l’ordre chronologique –, l’écriture, ici, se calque sur un ordre généalogique strict et s’achève parce qu’il n’y a plus aucune possibilité de rebondissement. La mort d’Olivier, héros tellement semblable à son père qu’il semble en être le double, clôt définitivement le récit ; le poète peut alors écrire « Ici endroit deffine l’istoire de Lion »431, parce que la destinée terrestre du héros est accomplie, parce que la vengeance de cette mort signifie que toute action en faveur de la lignée est achevée. Le récit, conçu pour célébrer l’histoire d’un lignage – et non d’une collectivité qui se trouverait au cœur de la lutte incessante entre le bien et le mal – trouve ainsi son achèvement432. Ce dernier vers situe définitivement Lion au cœur du lignage de Bourges, ordonnant en sens ascendant et descendant, ses parents, Herpin et Alis, puis ses trois fils, Olivier, Guillaume et Girart, le bâtard qui se fait reconnaître comme membre de cette famille433. Au total, ce sont trois générations du même lignage qui auront donné vie à l’œuvre, toutes les trois réunies par une seule préoccupation englobant à la fois la reconstitution de la cellule nucléaire, la reconnaissance par les siens et la récupération du fief434, c’est‑à‑dire tout ce qui touche la famille. À chaque génération, l’intrigue se régénère, comme si l’œuvre puisait en elle‑même les ressources nécessaires à son élaboration, jusqu’à l’extinction du lignage. « L’histoire du lignage de Bourges » – tel pourrait bien en être le titre.

Différents satellites gravitent autour de ce noyau central ; ce sont autant de petites cellules familiales appelées, à des degrés variables, à interférer dans la destinée terrestre des héros. En réalité, elles vont se fondre pour s’intégrer dans le lignage patrilinéaire de Bourges, car la principale caractéristique de ces cellules est de donner des femmes. Il en est ainsi dans trois cellules père/fille :

  • Henry de Sicile et Florantine, qui devient l’épouse de Lion
  • Anséis de Carthage et Galienne, première épouse d’Olivier
  • Herpin de Chypre et Joïeuse, seconde épouse d’Olivier
    et une cellule oncle/nièce composée de Sinagon de Palerme et de Gracienne de Falise, qui épouse Guillaume435. Sur ces quatre unions, les trois premières font apparaître une différence de statut entre les époux. C’est le cas de Lion et d’Olivier (lors de son premier mariage avec Galienne) : à ce moment de leur parcours, les deux héros n’ont pas encore entrepris la recherche de leurs origines et ne peuvent se prévaloir que de leur valeur chevaleresque. À double reprise, le trouvère utilise le motif de la conquête de l’épouse par la vaillance : Lion remporte le prix du tournoi de Monlusant ; Olivier s’illustre aux yeux d’Anséis de Carthage en l’aidant à reconquérir Burgos et à repousser l’invasion sarrasine436. Florantine et Galienne, princesses héritières, apportent au héros une couronne et un royaume, l’une la Sicile, l’autre l’Espagne. Cela correspond au but que se fixe le jeune héros ; en effet, si l’amour n’est pas absent, on ne peut oublier que les premiers monologues de Lion sont fortement marqués par l’ambition de devenir roi437, d’où la nécessité de conclure un mariage hypergamique438.

La transmission de la couronne par les femmes s’apparente à un lointain substrat folklorique, dans lequel le jeune héros doit subir des épreuves pour se révéler digne de gouverner le royaume. Dans Lion de Bourges, on relève des traces de cet héritage, notamment dans les parcours initiatiques de Lion et d’Olivier, mais les épreuves439 ne revêtent pas l’aspect conflictuel figurant dans certaines versions des contes populaires, qui incluent une lutte préalable entre le vieux roi (qui doit mourir) et le jeune héros. Quoique minimes, certaines résurgences de la tradition sont à l’œuvre dans l’accession au trône d’Olivier ; la mort d’Anseïs de Carthage survient avant le mariage du jeune homme avec Galienne et celle-ci, devenue reine d’Espagne, transmet la couronne :

‘A la franche pucelle remeyst li roialteit.
Elle amait Ollivier, cez cuer y fuit tornéz.
Tant l’amoit la pucelle, c’est fine verité,
Que durer ne pouoit ; cez cuer fuit enbraséz
De l’amour Ollivier teillement aluméz
Qu’elle le prist briefment et s’an fuit espouséz.
Ensi fuit Ollivier d’Espaingne corronnér, (v. 25344-349)’

Cependant, la mort du roi Anseïs n’est liée à aucune tentative d’élimination entreprise par le héros, ce qui différencie l’épisode de la configuration décrite par V. Propp : « Le conte, comme la réalité historique, connaît deux procédés de transmission du trône. Le premier est la transmission du trône du roi à son gendre, à travers sa fille. La princesse transmet la royauté. Il y a là situation conflictuelle conduisant à l’assassinat du possesseur du trône et au mariage avec sa fille, dépositaire de la royauté. Le deuxième est le passage non conflictuel du trône du père au fils. La première forme est plus ancienne que la deuxième »440.

Dans le cas de Lion, l’héritage de la tradition folklorique tend encore plus à s’amenuiser, en raison même de l’idéologie liée à son parcours initiatique. La reconnaissance de la valeur chevaleresque par un personnage dépositaire du pouvoir constitue une étape significative dans la recherche de sa personnalité héroïque441 et ce thème bénéficie d’un complet développement. Lion est reconnu comme vainqueur du tournoi et reçoit, des mains du roi Henry de Sicile, la couronne et sa légitimation en qualité d’héritier du pouvoir :

‘Et [le roi] li dist : « Damoisiaulz corraigeux et membrus,
Per voustre hardement ens ou tornoy meut
Et ceu que trop plux grande ait estéz vo vertu
De tout lez torniaulz s’ancor en y fuit plux
Que au tornoy avez fait, et c’est li mien argu ;
Et pour ceu vous en yert ceu guerrandon randu
Que ma fille averez et s’arez au sorplux
La terre de Sezille, lez chastialz et lez mur,
La citeit et lez ville, la coustume et lez huix
Après ceu que du ciecle serait mort et perdut,
Car viez hons sus et fraille si que ne valt rien plus ».
Adont prist la coronne li frans roy cogneut,
Sur le chief li posait devant conte et duc ;
Florantine le print, qui n’i atandit plux,
En disant : « Venés an, car vous estez mez drus ». (v. 8068-082)’

La reconnaissance prononcée par le roi Henry scelle une relation de longue durée : désormais, Henry de Sicile et Lion vont unir leurs forces pour lutter contre le lignage de Calabre, et il se sera écoulé plus d’une quinzaine d’années entre la mort du roi Henry de Sicile et le retour de Lion en Sicile442.

La fusion des petites cellules que nous avons évoquées avec le lignage de Bourges fait donc naître de nouvelles relations entre affins, notamment entre gendre et beau-père, qui se concrétisent, soit par une rivalité génératrice de nouveaux conflits (c’est le cas de Guillaume, dont le mariage avec Gracienne, nièce de Sinagon de Palerme, envenime une situation déjà tendue entre chrétiens et païens), soit par une entraide guerrière. La chanson de Lion de Bourges reflète ainsi la vision d’un groupe familial, de dimension restreinte, au sein duquel la défense des intérêts et la recherche de l’harmonie ont dimension de valeurs prioritaires.

À la base de ce groupe : le mariage, – quatre mariages, dont aucun ne reflète la même conception. Les exemples de Lion et d’Olivier se calquent sur un schéma issu de la tradition folklorique et ancré dans les mentalités médiévales célébrant la prouesse guerrière : c’est un modèle dont la transcription dans la littérature généalogique est attestée dès le XIIe siècle : « modèle majeur, proposé aux rêves et aux espérances des juvenes, celui du jeune aventurier, qui conquiert par sa prouesse l’amour d’une riche héritière (…) »443. Le héros est reconnu parce qu’il a subi victorieusement les épreuves444 et a prouvé ainsi son aptitude à garantir l’ordre dans le royaume. En ce sens, ces deux exemples témoignent pleinement de la transposition dans la fiction littéraire des préoccupations de l’aristocratie relatives à la succession et aux risques de fragmentation de l’héritage. Ce qui revient à poser une question essentielle dans le poème, celle du lignage : le mariage s’inscrit dans la même thématique de la continuité du sang.

Cette problématique est soigneusement développée avec l’épisode consacré au second mariage d’Olivier. Après la mort de Galienne, celui-ci épouse Joïeuse, fille du roi de Chypre. Aussitôt annoncé, ce projet suscite des réactions hostiles dans l’entourage immédiat d’Olivier, notamment de la part de sa mère adoptive, Béatris. Cette dernière a maintenant la certitude que son fils adoptif est de sang noble (il a été reconnu par Lion) et – autre argument d’importance – Olivier est roi d’Espagne : il possède donc un statut élevé dans la hiérarchie sociale. Or, la jeune fille réunit un ensemble de valeurs négatives. C’est en quelque sorte la duplication des situations que connaissent Lion et Olivier, au début de leur parcours initiatique, avec pour différence essentielle que l’inconnu est ici une femme, et cela n’est pas d’une moindre importance dans la mentalité évoquée. Lorsque Joïeuse arrive à Caffaut, elle masque ses origines et prétend être la fille d’un pécheur de Rhodes445. Elle évoque sa pauvreté et sa (basse) condition sociale pour repousser, dans un premier temps, la demande en mariage d’Olivier446 :

‘« – Sire, dit la royne, je sus povre baiselle,
Fille d’un pescheour ; ne m’affiert tel cautelle.
Pour Dieu, ne me gaibez, n’ai soing que ceu vuelle ! » (v. 29810-812)
« Je ne sus mie femme pour tel roy gouverner,
Mes estet n’apartient que je y doie pancer ; » (v. 29816-817)
« – Sire, dit la pucelle, que diroient vo per,
Vo conte et vous baron qu’avez a gouverner,
Se une teille meschine volliez or espozer ?
Povre sus, effollee ; je ne me pués conforter. » (v. 29831-834)’

Tout ce qui est évoqué ici participe d’une problématique particulièrement présente dans Lion de Bourges, relative à la définition même de la classe aristocratique et des contours que ses membres lui reconnaissent. Béatris, qui reproche à la jeune femme de ne pas avoir d’origines nobles, devient ainsi le défenseur des structures sociales et plaide leur cause, en faveur du maintien de leur fermeté :

‘Et [Beatris] li dit : « Povre femme, Dieu te dont encombrier !
Comment ais tu le cuer oultrageux et si fer
Que tu cudez avoir ung si noble princier
Que le roy d’Espaingne que fait tant a prisier ? » (v. 29903-906)447

Pourtant, comme C. Roussel l’a souligné, la vieille (c’est ainsi que Béatris est fréquemment appelée dans Lion de Bourges 448) est d’origine roturière, « ce qui explique peut-être en partie la bassesse des sentiments qui inspirent la [future] trahison »449. De surcroît, elle n’a pas été consultée par celui qu’elle considère comme son fils. Une situation presque identique existe dans le Roman du Comte d’Anjou 450, bien que les protagonistes n’aient pas le même statut social. La comtesse de Chartres, qui est la tante du comte de Bourges, s’insurge contre le choix de ce dernier. C. Rollier-Paulian analyse ainsi cette situation : « La comtesse de Chartres tient d’abord la nouvelle épousée pour une femme qui n’appartient pas à la noblesse. Son opposition à ce mariage et, par extension, à la mariée repose donc sur des impératifs sociaux. Les héritiers du comte ne peuvent être de basse origine »451. L’auteur considère cette réaction comme « presque mécaniquement ordonnée par la fermeté des structures sociales médiévales ». Dans Lion de Bourges, Béatris n’est pas la seule à exprimer certaines réticences ; l’archevêque tente lui aussi, mais avec plus de modération, de mettre Olivier en garde contre un mariage de cette nature :

‘Adont li arcevesque la prist a regarder,
Pués dit au gentis rois : « Vuelliez vous aviser
Et si ne faite chose dont on vous puist blafmer ! ». (v. 29855-857)’

Que reproche-t-on exactement à Joïeuse ? Sa pauvreté, bien sûr, son manque d’origines et l’incapacité à maintenir la pureté du lignage452, – autant de défauts qui auraient des conséquences néfastes sur la destinée royale d’Olivier453, en réalité : autant de carences qui préfigurent la dégradation du statut social de l’héroïne.

Bien que les unions que nous avons évoquées ci‑dessus constituent chacune un cas particulier, on relève cependant que dans les couples qui se forment, l’un des conjoints appartient à un lignage connu de son entourage, tandis que l’autre ne peut se prévaloir d’aucune parentèle, ou bien garde celle‑ci secrète, comme le fait Joïeuse. C’est un facteur de fragilité, que Béatris s’empressera de souligner pour inciter les barons de Caffaut à exécuter la fausse sentence du roi :

‘« C’est une povre garce et si n’ait nulz parrant ;
Li roy en ait, espoir, une de haulte gens
Qu’i volrait espozer en droit mariement ». (v. 31351-353)’

Dans les débats qui succèdent au tournoi de Monlusant, pour choisir le futur époux de Florantine, les demoiselles réunies ne manquent pas de souligner ce handicap :

‘« Vollez vous que ma damme ait a mariement
Ung povre chevalier d’estrainge tenement
C’on ne sceit qui il est ne de confaite gens ? » (v. 7500-502)454

Les différences de statut, des origines cachées peuvent donc constituer des obstacles, mais ceux‑ci n’empêchent pas les unions de se réaliser. La conception du mariage proposée dans Lion de Bourges rend compte des tensions existant encore entre la doctrine ecclésiastique, qui prône le consentement mutuel des époux, et la survivance de règles rigides édictées par l’aristocratie féodale soucieuse de conserver ses structures lignagères. Cette évolution, en faveur du mariage librement consenti, est à mettre en relation avec l’émergence de la notion de cellule conjugale, dont les dimensions tendent à se resserrer autour du couple, – avec la « notion de ménage, par opposition à celle de lignage ou de maison », ce qui se caractérise, selon H. Bloch, par « une conception du mariage qui se rapproche de la doctrine ecclésiastique selon laquelle c’est le consentement des partenaires, et non la décision de la famille ou du seigneur, qui légalise le lien conjugal »455. Il n’y donc pas réellement dans les exemples cités ci‑dessus, d’alliance matrimoniale au sens que l’anthropologie confère à ce terme456.

Parallèlement aux liens de parenté établis par le sang ou par l’affinité, une place importante est accordée dans Lion de Bourges à la pseudo-parenté457, en raison de la récurrence du motif de l’enfant trouvé. Il s’agit de la quasi-parenté établie par l’adoption et de la parenté spirituelle qui se distingue de la première dans le sens où elle ne donne pas lieu à la création d’une famille de substitution. Toutes les deux sont à mettre en relation avec la thématique de la recherche du père, selon un ordre défini par le parcours initiatique du héros.

L’adoption des enfants trouvés fait naître deux cellules familiales de substitution, fondées sur une relation de filiation. L’enfant recueilli, alors qu’il est encore nourrisson, devient le fils 458. Ce sont les pères adoptifs qui attribuent le nom à l’enfant – un nom qui est donné en fonction des circonstances : Lion est nommé ainsi par Bauduyn de Monclin, en raison de la lionne qui l’allaite459. Le vacher Élie choisit le nom d’Olivier, car l’enfant est trouvé au pied d’un olivier460. Une autre cellule familiale est composée sur ce type de relation : après son mariage avec Gautier de Monrochier, Clarisse donne naissance à un fils, Girart, engendré par Lion. Gautier élève l’enfant comme son propre fils461. Ce sont des relations identiques qui définissent ces trois cellules, dans lesquelles le fils adoptif est tenu pour fils de sang, ce qui justifie sa pleine admission à l’héritage. C’est ce qui ressort des propos tenus par Bauduyn et par Gautier de Monrochier :

‘« Pour ceu avés ceu nom, mais je lou vous celloie
Pour la biaulteit de vous et que nulz filz n’avoie,
Per quoy tanriez mon lieu quant du ciecle fauroie ». (Bauduyn, v. 3703-705)
« Ne contrestant, biaulz sire, je vous jure vraiement
Se demourer voullez a vous commandement,
Vous abandonne ma terre tout incontinent
Et la met en vous main pour faire vous tallant ». (Gautier, v. 24037-040)’

La récurrence de ce type de relation de parenté dans le poème appelle plusieurs remarques. La relation établie est celle d’une quasi-paternité : le père adoptif est « le père » à part entière, et non un parrain :

Lion à l’égard de Bauduyn : a pere lou tenoit et pour ceu l’onnorait (v. 1294)
Girart à l’égard de Gautier : « A perre vous tenoie » (v. 24017)
Olivier à l’égard d’Élie : « Vous estes le mien perre, de vous sus engenrés » (v. 24679)’

On peut se demander ce que signifie, au niveau idéologique, la création dans la fiction littéraire de ce nouveau type de parenté, alors que celle‑ci n’a pas, ou si peu, d’existence juridique réelle et ne constitue pas une pratique répandue dans la société médiévale462. Est-elle à mettre en rapport avec l’intérêt que commence à susciter le personnage de Joseph, bien que l’esquisse de ce mouvement ne soit encore limité qu’à la sphère des clercs et peu diffusé chez les laïcs ? Père nourricier, père protecteur – telle est l’image que reflètent les personnages de Bauduyn et d’Élie dans Lion de Bourges. Et cette image ne manque pas de rappeler celle d’un père nourricier, bienveillant : saint Joseph. Pourtant, au début du XIVe siècle, son culte peine encore à s’établir, malgré la promotion que Bernard de Clairvaux en a faite dès le XIIe siècle dans ses Sermons et malgré les apports de Jacques de Voragine, un siècle plus tard, dans La Légende Dorée. Il faut attendre l’influence franciscaine, faisant de Joseph un modèle à suivre, pour voir son culte commencer à se développer. Alors que les théologiens des périodes antérieures au XIIe siècle hésitent à reconnaître en Joseph une autre figure que celle de l’époux virginal de Marie, les franciscains retrouvent la « fonction paternelle dans la personne de Joseph » et le donnent comme modèle. Insistant sur sa fonction de protecteur de la mère et de l’enfant, la conception franciscaine intègre Joseph dans la famille terrestre du Christ463. Cependant, sa diffusion encore très limitée dans le premier tiers du XIVe siècle ne permet pas de conclure à une influence notable sur le poème de Lion de Bourges, si ce n’est le fait que sa valorisation va contribuer à faire de la sainte Famille un modèle de famille.

L’intérêt des textes tardifs pour ce type de parenté de substitution ne serait‑il pas plutôt à mettre en rapport avec l’affaiblissement de la relation avunculaire, que nous avons déjà constaté avec l’exemple de Naimes ? Le parti choisi par le bâtard Girart, au moment où sa mère Clarisse lui révèle ses véritables origines, va en ce sens. Devant l’avancée des troupes de Lion en Calabre, Clarisse, au nom des liens du sang, demande à Girart de rejoindre l’armée de Garnier de Calabre « qui est vous oncle et mez frere charnez ! », « Et voustre oncle le duc loialment secourrez »464. Or, Girart s’élève immédiatement contre cette recommandation et choisit de rallier la cause de son père, Lion :

‘« S’irait ver mon perre assez prochiennement
Et se lou secourait, se je pués, loialment,
Car li filz doit aidier son perre certennement » (v. 23966-968)’

Avant même d’entreprendre une action précise en faveur de sa reconnaissance au sein du patrilignage, Girart affirme déjà la primauté de la relation de filiation sur la relation avunculaire, – ce qui sera confirmé par l’affrontement final entre ce dernier et Garnier465. Et c’est effectivement sur une relation de paternité que sont construites ces trois cellules familiales. Dans les textes traitant de la thématique de l’enfant trouvé, l’adoption fait naître des cellules de ce type dans lesquelles la figure paternelle, représentée par le père de substitution, domine. Il en est ainsi dans Tristan de Nanteuil. Un couple de forestiers adopte le jeune Doon et l’élève comme son fils466. Dans Florent et Octavien, Florent acheté par Climent est considéré comme un fils au sein de la famille du bourgeois467. Dans le roman de Richars li Biaus, le héros trouvé par le comte tient ce dernier pour son père, et ignore jusqu’au projet de mariage avec la fille de celui‑ci qu’il est un enfant adopté : « De son parin cuidoit son pere / Et de sa marine sa mere »468. Comme dans Parise la Duchesse 469 , le terme parrain désigne celui qui élève l’enfant, avec pour différence essentielle que Huguet a connaissance de sa situation de filleul. Dans un article consacré aux relations susceptibles de se développer dans le cadre de l’adoption, D. Collomp s’était étonné de la faible proportion de « parrains et marraines » dans les œuvres traitant de ce thème : « le thème de l’enfant trouvé surprend (…) par l’absence de parrain et marraine », alors que la situation de l’enfant trouvé permettait « de leur donner un rôle d’une certaine importance »470. Il aboutissait à la conclusion que « les textes épiques, fortement marqués par la société féodale, [reflétaient] la primauté accordée aux liens du sang »471. L’idéologie lignagère repose sur cette conception472. L’importance accordée par les trouvères à la figure paternelle est manifeste dans ces textes et l’absence de parrains préfigure la recherche du Père.

L’attraction de la figure paternelle exerce une force supérieure. Quelles que soient les circonstances – révélation, projet de mariage et de succession – le héros quitte son père adoptif pour entreprendre la recherche de ses origines. Dans notre poème, la longévité de ces cellules familiales particulières est subordonnée à la révélation de la vérité par les pères adoptifs : comme Lion a quitté Bauduyn de Monclin pour partir à la recherche de son père, Olivier quitte ses parents adoptifs Élie et Béatris pour entreprendre la même quête. On remarque alors une distension du lien affectif, mais non une rupture ; ce sont les pères adoptifs qui prennent l’initiative de retrouver « leur » enfant473, – distension toute provisoire, d’ailleurs, car les retrouvailles entre pères adoptifs et enfants donnent lieu à des effusions chaleureuses. C’est l’occasion de réaffirmer combien est riche le lien de la parenté affective :

‘« Il n’est mie mez prochain, mais tant deservir a
Que jai tant comme je vive mez corpz ne li farait,
Car plux m’ait fait de bien que cil qui m’engenrait,
Et muelx le doie amer et muelx raison y ait. » (v. 12901-904)’

Mélange de gratitude et reconnaissance envers celui qui a nourri, la réaction du jeune homme à l’égard de son père adoptif ne laisse planer aucun doute sur la force de la relation créée par la pseudo-parenté474. C’est aussi la promesse d’une fidélité à laquelle les héros ne failliront jamais, soucieux à la fois de prodiguer en retour les soins dont ils ont bénéficié et de faire partager des honneurs à la hauteur de leur (nouvelle) position dans la hiérarchie sociale. Là encore, on peut observer que le trouvère a reproduit une situation identique sur les deux générations. De même que les pères adoptifs avaient été les gardiens des enfants trouvés, ils deviennent les gardiens de leur famille et de leurs biens lors de leur départ.

Malgré la qualité des liens noués entre parents adoptifs et enfants trouvés, le départ de ces derniers montre que la recherche des origines exerce une force supérieure, – recherche dans laquelle se situe la destinée héroïque. Ce nouveau type de parenté de substitution n’apporterait donc pas à l’individu une réponse suffisante, car la conception de l’idéal humain dans Lion de Bourges intègre la question fondamentale du visage du père. Avant que le héros ne puisse le retrouver, une figure apparaît, conduisant celui‑ci vers l’image recherchée, mais peut-être encore plus vers sa propre identité. La chanson propose ainsi une réponse originale, avec un lien de parenté très particulier : la parenté spirituelle475 établie par le personnage du Blanc Chevalier.

Cette parenté pourrait évoquer celle que le parrainage institue dans la pratique chrétienne, incluant une notion d’éducation (dans un sens religieux) et de protection en l’absence du père476. À cet égard, la constance de l’engagement du Blanc Chevalier aux côtés des protagonistes, ses conseils et ses remontrances montrent que la relation créée s’exerce en ce sens477. Mais, le rôle spécifique qu’il joue dans la recherche des origines entreprise par Lion et Olivier invite à le voir plutôt comme une représentation de l’image paternelle. Sa double nature fait de lui un personnage très présent dans la défense des intérêts familiaux. Or, ceux-ci requièrent constamment des actions de la part des héros. La lecture du poème fait apparaître que certaines de leurs actions se révèlent insuffisantes pour rétablir l’ordre, soit parce que la disparité des forces en présence ne leur permet pas d’obtenir la victoire, soit parce que l’action en elle-même est entachée de précarité. L’aide apportée par le Blanc Chevalier ne revêt donc pas constamment la même forme : dans certaines situations, ce sera simplement un conseil478, ou bien une mise en garde, tandis que la gravité d’un péril peut l’amener à intervenir par les armes. Les exemples les plus marquants sont donnés dans les séquences relatant les conflits entre la coalition formée par le duc de Calabre et les armées réunies par Lion et le roi de Sicile, après l’enlèvement de Florantine. Pendant les combats contre les Calabrais, le Blanc Chevalier apporte une aide très efficace sur le champ de bataille :

‘Et li Blan Chevalier y fiert san desportee ; (v. 8888)
Et li Blanc Chevalier s’i prueve teillement :
Tout abait devant lui et a la terre estant ;
Callabrien lez fuyent con leuparrt le serpent.
(…)
Et li Blan Chevalier au Dieu commandement
Aidait si bien Lion de cuer et de tallant
Que li Callabrien qui furent malle gens
Y furent desconfis et mis a ffinement ;
De quinze cent qui furent tout au commancement
N’an pot on pais trouver sur lez champz ung cent. (v. 8917-930)’

Pour obtenir la victoire, l’aide du Blanc Chevalier (accompagné d’une armée de saints479) sera décisive. D’une façon générale, on constate que ses engagements guerriers se font fréquemment en faveur du lignage, et qu’ils sont accompagnés de propos visant à guider les héros en ce sens480, ce qui n’exclut pas dans le poème d’autres interventions, par exemple lorsque ceux‑ci – qu’il s’agisse Lion ou de son fils Olivier – sont confrontés à des situations périlleuses : libération de l’île de Chypre, combat contre les troupes de Guitequin, combat d’Olivier contre les sarrasins481, contre un monstre marin, etc.

La parenté spirituelle est une relation empreinte de fragilité, car elle est soumise au respect des règles de conduite édictées par le Blanc Chevalier, et le moindre écart de conduite risque de rompre l’équilibre. Ainsi, lorsque Lion se laisse séduire par Clarisse, il perd l’aide de son compagnon :

‘Dit li Blanc Chevalier : « Bien te doit annoier,
Car voustre compaingnie me covient or eslongier.
Il m’en covient aller, plux ne t’an puét aidier,
Car t’ai[s] per ton meffait Jhesu corrouciér.
Je te disoie si bien au despartir l’autrier
Que trop bien te gardesse en tous cas de peschief.
Tu ne l’ais mie fait, s’an arais encombrier
Si grant et si orrible (…) ». (v. 10416-423)’

Une distance (provisoire) peut s’instaurer et l’on verra le terme « sire »482 remplacer les termes de « loialz compangnon » ou « compain loialz et chier »483 propres aux moments de complicité, dans les dialogues entre Lion et le Blanc Chevalier.

Différentes et complémentaires, telles sont les deux sortes de pseudo-parenté représentées dans Lion de Bourges. Différentes, parce que la relation de quasi-paternité établie par l’adoption gouverne le « terrestre », tandis que la parenté spirituelle préside à la destinée et hisse le chevalier vers la perfection célestielle. Complémentaires, parce que la figure centrale de celles‑ci annonce déjà celle du Père. La pseudo-parenté est ainsi appelée à interférer à plusieurs niveaux dans le parcours initiatique du jeune homme.

La proche parentèle s’organise donc, dans Lion de Bourges, en trois groupes : quasi-parenté par adoption, parenté réelle par les liens du sang et parenté spirituelle. Cette triade constitue un entourage susceptible d’intervenir dans les trois âges du héros, selon le même ordre : les enfances, le début de l’âge adulte et l’âge de la maturité. Aux pères adoptifs revient le souci d’élever l’enfant, de l’éduquer ; la recherche des liens du sang est au centre de l’âge adulte, tandis que l’influence de la parenté spirituelle prend sa réelle dimension dans la seconde partie de l’âge adulte, celle de la maturité et de la fin de l’individu. Cela revient à écrire le parcours initiatique : le temps de la formation et de la découverte, la recherche de l’identité héroïque, puis la recherche de la perfection par attraction vers le Surnaturel. Cette écriture, qui se calque sur l’ordre chronologique, met en évidence un rythme ternaire. Elle montre un héros en devenir qui doit quitter ses attaches familiales de substitution pour se construire et se découvrir, puis rechercher ses liens du sang pour accomplir sa destinée chevaleresque, et, finalement, dépasser ces limites pour donner à sa vie une dimension spirituelle. En représentant ainsi un personnage en évolution, la chanson de Lion de Bourges se démarque de la tradition des premiers textes épiques qui offraient des portraits fixés dans une action déterminée à un moment de la vie du héros484.

Cette organisation ternaire de la proche parenté évoque à bien des égards quelques réminiscences du schéma des trois ordres : le vacher Élie appartient à la classe des laboratores, à laquelle Bauduyn de Monclin se rattache très partiellement lorsqu’il devient le gardien de la famille et des biens de Lion. Par ses personnages engagés dans les actions guerrières, le lignage de Bourges figure la classe des bellatores, tandis que la classe des oratores est représentée par le prieur avec qui Herpin partage pendant un temps sa retraite et, principalement, par le Blanc Chevalier. Les ramifications de la famille dans Lion de Bourgesdessinent autour de l’individu un maillage serré, dans lequel il cherche à inscrire son action. Pourtant, malgré cette force potentielle, les cellules familiales sont touchées dans leur intégrité, et, si l’action du mal se traduit fréquemment en termes d’atteinte aux possessions, elle peut s’étendre à l’individu même.

Notes
421.

Cf. D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, V e -XV e siècle, Paris, Hachette, 2000, p. 136.

422.

F. Suard, « L’Épopée française tardive », Mélanges Horrent, Liège, 1980, p. 449-487, repris dans Chanson de geste et tradition épique en France au moyen âge, Caen, Paradigme, 1994, p. 243‑254.

423.

Cf. D. Régnier-Bohler, Histoire de la vie privée (2. De l’Europe féodale à la Renaissance), dir. P. Ariès et G. Duby, Paris, Seuil, 1985, réed. 1999, chapitre 3 « Fictions », p. 303 sq.

424.

D. Régnier-Bohler, Histoire de la vie privée, op. cit., p. 321.

425.

W. Azzam, « La geste interminable. Raoul de Cambrai : Fins et suites », PRIS-MA, t. XV/1, n° 29, Poitiers, Erlima, 1999, p.17-29.

426.

Dans ce cercle, il faut également inclure le bâtard Girart, fils de Clarisse et engendré par Lion.

427.

Geste : dans le sens où ce terme signifie l’histoire d’une famille envisagée dans sa verticalité, dont la narration suit un ordre chronologique. Cf. H. Bloch, op. cit., p. 126 sq : « Le mot “geste” renvoie généralement à des événements ou à des actions, mais aussi à une famille et à la chronologie de ses hauts faits (…) ». (p. 128).

428.

Selon l’usage répandu dans la poésie, le trouvère anticipe et annonce, dès la première nuit des mariés, la future naissance de leur héritier. Il portera le prénom de son arrière grand-père, Herpin, qu’Olivier n’a pu porter en raison de son enlèvement. Cela pourrait presque être le prélude d’un autre poème :

Ung hoir y angenrait de grande renommee

Qui ot a nom Herpin de Bourge l’onnoree,

Qui a Gouffroy fut oultre la mer sallee. (v. 29984-986)

429.

V. 34290-291.

430.

Cf. J.‑C. Vallecalle, « “Ci falt la geste…”, réflexions sur l’inachèvement de quelques chansons de geste », L’Œuvre Inachevée. Textes rassemblés par A. Rivara et G. Lavorel, Lyon, C.E.D.I.C., Université Lyon 3, 1999, p. 11-20 : « (…) l’action épique semble vouloir toujours renaître au moment de s’éteindre ». (p. 15).

431.

V. 34296.

432.

Cf. à ce sujet l’article de C. Roussel, « Clausules épiques tardives » dans PRIS‑MA, t. XV/1, n° 29, Poitiers, Erlima, 1999, p. 153-172, notamment p. 157 : « La clôture du récit suppose en principe l’accès à un état final stable ; à ce stade, le sort des principaux acteurs n’inspire plus d’inquiétude, les sources de conflits doivent être désamorcées, les quiproquos levés, les héros en sécurité, les traîtres punis ».

433.

La reconnaissance d’un bâtard et son intégration dans le lignage ne constituent pas une pratique courante dans la seconde moitié du Moyen Âge, en raison de « la rigueur lignagère, de la hantise de la dispersion des biens et de la lutte de l’Église contre le concubinage ». (Cf. D. Lett, Famille et parenté dans l’Occident médiéval, V e -XV e siècle, Paris, Hachette, 2000, p. 49). Or, Girart reçoit une épouse, Marie (femme donnée par le chef du lignage ; elle est une cousine de Florantine) et une part de l’héritage, le duché de Calabre, qui était détenu par Garnier de Calabre, son oncle maternel. La victoire de Girart sur Garnier et la mort de celui-ci (et de Genoivre) assurent à Lion la pleine domination du fief qu’il remet aussitôt à son fils. (Cf. v. 25848-852 pour le duché et v. 26688-702 pour l’épouse).

434.

Cela est clairement énoncé dans le prologue, entre les vers 10 et 20.

435.

Il existe dans le poème une quatrième cellule basée sur la relation père/fille, composée de l’émir de Tolède et de Florie, mais malgré ses multiples tentatives, jamais celle-ci ne pourra s’intégrer dans le lignage des héros. Le récit de ses aventures est calqué sur la trame du conte–type n° T 104, dans lequel un roi étranger fait la guerre pour obtenir la main de la princesse. Dans la première et la seconde occurrence, pour sauver les habitants de Tolède, Florie doit épouser un géant qui assiège la ville : Ballian (Alis) tue le géant Lucien ; Florie lui déclare son amour. La deuxième occurrence est une duplication de l’épisode précédent : Florie veut épouser Herpin, vainqueur du géant Orible. Dans le troisième épisode, elle veut épouser Lion qui a remporté le tournoi de Tolède, éliminant ainsi Gombaut de Cologne à qui elle était destinée.

On peut noter que ce type de récit apparaît encore, avec quelques variantes, à double reprise dans le poème : à Rhodes, lorsque Lion délivre la jeune Margalie captive d’un géant qui veut l’épouser ; celle-ci offre son amour à Lion (v. 16441-775). À Ascalon, la reine est assiégée par un nain – Ottinel – qui désire l’épouser ; celui-ci est tué par Olivier (v. 27037-220). Toutes les deux, païennes, se convertissent à la foi chrétienne.

436.

C’est un schéma typique dans l’écriture épique. J.‑P. Martin l’analyse ainsi : « La bataille peut ainsi servir de test lors de l’épreuve qualifiante. (…) le héros victime d’un manque doit vendre sa prouesse à un roi que les Sarrasins attaquent (…) », cf. J.­‑P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation, Lille, Centre d’Études Médiévales et Dialectales de l’Université de Lille III, 1992, p. 133.

437.

Cf. v. 1193-195 :

« Car il m’est bien avis a ceu commancement

Que j’arait la pucelle a mon devisement

Et que je serait roy de Sezille ensement. »

438.

L’hypergamie n’est que provisoire : la reconnaissance du héros par son père lui apporte la confirmation de son statut aristocratique, mais cette étape n’intervient qu’après le mariage.

439.

L’épreuve, représentée par le tournoi de Monlusant, consiste à se révéler capable de protéger le royaume après la mort du roi. Cf. v. 7386-398 : Florantine interroge son père à l’issue du tournoi. La réponse de celui‑ci est significative :

« C’est li hons qui y soit ou muelx est enploye

(…)

Et per cui cest terre seroit muelx garantie

Encontre Sairaisin et la gens de Persie

Dont elle est bien souvant grevee et essillie ». (v. 7407-412)

440.

V. Propp, Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983, p. 446. Les conclusions de J.G. Frazer sur les modes d’accession au trône, chez quelques peuples aryens, sont reprises par V. Propp : « Le conte populaire, dans d’innombrables variantes, raconte l’histoire d’un coureur d’aventures, parvenant dans un pays étranger et faisant en sorte d’obtenir la main de la princesse (…). Ce conte populaire est probablement l’écho lointain d’une coutume parfaitement réelle du passé ». (J.G. Frazer, Le Rameau d’Or, t. I, Paris, Laffont, 1981).

441.

Cela était également valable pour Olivier, avec cependant quelques nuances, car, à cette étape de son parcours, ce dernier ne possède pas tous les indices que Lion avait déjà rassemblés. L’implication dans le désir d’accéder à une position hiérarchique élevée ne fait pas appel aux mêmes motivations.

442.

Cet épisode se situe après l’expédition de Charlemagne contre Guitequin de Dortmund pour libérer Honnorée : Lion se sépare alors des troupes royales dans le but de regagner son royaume de Sicile tombé aux mains du traître Garnier (cf. v. 23092­-097) et de le pacifier :

Chescun li fist hommaige et li randirent la

Pallerne la citeit, et Lion y allait :

La terre de Sezille tout a ly s’acordait ;

En Rege la citeit la nouvelle en allait

Que Lion fuit venus en Sezille desa

Et que tout li roialme a lui se raloiait. (v. 23718-723)

443.

G. Duby, Hommes et structures du Moyen Âge I : La Société chevaleresque,Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1979, repris dans Qu’est‑ce‑que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002, p. 1157.

444.

Cf. le jugement du roi de Sicile, v. 7399-413.

445.

Cf. v. 29722-735.

446.

Cf. v. 29808-809 :

« Royne vous ferait d’Espaingne et de Caistelle

Et de Sezille aussi ; or me soiez loielle ! »

447.

Cf. pour l’ensemble des reproches que Béatris adresse à Joïeuse les vers 29903 à 29922.

448.

Les occurrences sont nombreuses. Béatris est simplement nommée la vieille ou la vieille Béatris : cf. v. 29943, 31067, 31069, 31088, 31101, 31153, 31204…

449.

C. Roussel, Conter de geste au XIV e siècle. (…), Genève, Droz, 1998, p. 105.

450.

Jehan Maillart, Le Roman du Comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v. 3044-3058. Dès ce moment, la comtesse de Chartres se promet de nuire au lignage du comte de Bourges : « Ja li hoir qui de li vendra / La terre au conte ne tendra ».

451.

C. Rollier-Paulian, « L’image de la mère dans le Roman du Comte d’Anjou », Bien Dire et Bien Aprandre, n° 16 (La Mère au Moyen Âge), Lille, Centre d’Études Médiévales et Dialectales de Lille 3, 1998, p. 247-260 (p. 253).

452.

Cf. G. Duby, Le Chevalier, La Femme et Le Prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981, p. 42 : « La clé du système de valeurs aristocratique était sans doute ce que l’on nomme, dans les textes rédigés en latin au XIIe siècle, la probitas, la qualité de preux, cette vaillance du corps et de l’âme portant à la fois à la prouesse et à la largesse. Tout le monde était alors persuadé que cette qualité maîtresse se transmet par le sang ».

453.

Cela est repris dans les reproches que Béatris adresse à Olivier :

« – Sire, dit Bietrix, s’an ait ma chiere yree,

Car vous en avez, voir, povre destinee,

Quant vous espouzerés une povre trouvee ; » (v. 29971-973)

454.

Cela fait écho aux craintes exprimées par la princesse avant le tournoi :

« Mere Dieu, quel dapmaige qu’i n’est de haulte gens

Et qu’i ne tient grant terre et noble chaissement ! » (v. 5499-500)

455.

H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 219. Cf. également J. Poumarède, article « Mariage », Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, P.U.F., 2002, p. 881‑883.

456.

Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, dir. P. Bonté et M. Izard, Paris, PUF., 1991, p. 39-43.

457.

Cf. Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, op. cit. : « Le terme de pseudo-parenté sert à désigner des relations sociales qui s’expriment en termes de parenté (de référence ou d’adresse) sans pour autant résulter de liens de parenté effectivement reconnus (par la consanguinité ou le mariage) ».

458.

Les occurrences de l’appellatif filz (biaulz filz) sont nombreuses ; cf. v. 1043, 1062, 1290, 1304, etc.

459.

Cf. v. 576-580 et v. 3697-702.

460.

Cf. v. 15375-377.

461.

Cf. v. 24032-034 (Gautier s’adresse à Girart) :

« Geraird, per saint Symont, dit il incontinent,

Je vous ait, voir, amér de cuer et loialment,

Ossi bien se fuissiez le mien filz propprement ».

462.

De fait, l’adoption est très peu répandue au Moyen Âge et s’effectue sans formalités juridiques particulières. Cf. J.‑L. Thireau, article « Adoption », Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, P.U.F., 2002, p. 10.

463.

Cf. P. Payan, Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2006, p. 50 sq.

464.

Cf. v. 23896-949.

465.

Cf. v. 25776-796, notamment : « Sui filz de voustre suer (…), Maix vous avez le cuer traytour et mescreant ». Garnier est fait prisonnier par Girart, puis livré par ce dernier à Lion : « Biaulz perre, je vous rant le fellon soldoiant / Garnier le traytour, le mien appartenant ».

466.

Tristan de Nanteuil, éd. K.V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971, v. 1056-1080 et 4815‑838 : « Le gentil forestier xvi ans le gouverna, / Ainsy come son filz le nourry et garda ».

467.

Florent et Octavien, chanson de geste du XIV e siècle, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991. Cf. v. 872-924.

468.

Richars li Biaus ,roman du XIII e siècle, éd. J. A. Holden, Paris, Champion, 1983, v. 707 et 708. Pour l’ensemble, cf. v. 606‑773.

469.

Parise la Duchesse, chanson de geste du XII e siècle, éd. M. Plouzeau, Aix-en-Provence, CUER MA, 1986.

470.

D. Collomp, « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée », dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUER MA, 1989, p. 11-23 (p. 13).

471.

Id.,ibid., p. 23.

472.

Cf. J. Mulliez, « La désignation du père », Histoire des Pères et de la Paternité, dir. J. Delumeau et D. Roche, Paris, Larousse, 2000, p. 59 : « le droit canonique du mariage et de la paternité a été utilisé par le roi et ses légistes pour ordonner la société. En même temps, l’idéologie lignagère et la primauté du sang restent un élément constitutif de cette société ».

473.

Bauduyn retrouve Lion à Monlusant le jour du mariage de celui-ci avec Florantine. « Plus de dis moix l’ait quis, que ne lou pot trouver » soupire-t-il en pénétrant dans le palais où se célèbre la fête (v. 12850). En ce qui concerne Élie, il est en quelque sorte l’instrument des retrouvailles entre Olivier et Lion. En effet, c’est la crainte des éventuelles représailles de ce dernier qui préside à sa démarche (cf. v. 25872-884 et 25924-998), mais avec l’honnêteté qui le caractérise, il mènera ses recherches jusqu’en Espagne, accompagné de l’écuyer Henry (v. 26053-224).

474.

Cela apparaît très clairement dans les déclarations d’Olivier qui retrouve Élie en même temps que Lion : d’abord, un même élan vers « ses deux pères » (cf. v. 26343-344 : Ensois qu’il acollaist Lion le souffisant / Baisait le vaichier cent foid en ung tenant), puis une déclaration à l’adresse d’Élie : « Gentilz sire, je vous doie avoir chier, / Car vous m’avez norit ja sont quinze ans antier » (v. 26347-348).

475.

La parenté spirituelle appartient au groupe de la pseudo-parenté. Cf. Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie, dir. P. Bonté et M. Izard, Paris, PUF, 1991 : « On parle parfois de quasi-parenté ou de parenté fictive. Il s’agit moins d’un concept que d’une catégorie recouvrant des relations fort diverses (…) ».

476.

À partir des XIIe et XIIIe siècles, le rôle social du parrain tend à prendre une importance supérieure à celle de son rôle spirituel : cf. S. Gouguenheim, article « Parrain », Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, P.U.F., 2002, p. 1050‑1051.

477.

Cela est implicitement énoncé dans la première promesse du Blanc Chevalier :

« Maix je t’ai en couvant, point ne t’arait faulsér,

Qu’an trestout lez besoing ou m’aras appelléz,

En baitaille ou en guerre ou en estour mortel,

Que je te secourrait per vive poesteit,

Car tu arais encor a ffaire grant planteit

Ains que aie ton perre et ta mere trouvér. » (v. 8296-301)

478.

Cf. v. 8665-667.

479.

Cf. v. 12470-481, 12526-540, 12569-571.

480.

Lion projette d’emprunter le déguisement d’un pèlerin pour s’introduire clandestinement dans le palais de Reggio, où Florantine est retenue. Le Blanc Chevalier tente de l’en dissuader à plusieurs reprises ; cf. v. 9363-366 et, notamment, 9396-398 :

Dist li Blan Chevalier : « Per le Dieu qui ne ment,

Sire, se la allés, je vous ait en couvent

Que avant que revenés arés encombrement ».

481.

À Olivier, qui le voit pour la première fois, le Blanc Chevalier répond :

« Laisse ton sermonner !

Pance de cez paien ossire et descoper,

Et pués se te vorait mon estet recorder ». (v. 25066-068).

482.

Cf. notamment les vers 30650, 30656 et 30664 appartenant à la séquence consacrée à la rupture par Lion de son vœu d’ermitage.

483.

Les occurrences sont très nombreuses. On remarque que ce terme est employé indifféremment par Lion ou par le Blanc Chevalier. Cf. v. 8660, 9570, 17070. Les autres termes, plus nombreux encore, sont : « biaulz compain » (v. 8246, 8249, 8665, 10439, 12542, 30576), « compain » (v. 9360, 9574, 9582, 12679, 12732, 13801, 20970, etc.). Lorsque Lion s’adresse au Blanc Chevalier, on trouve, associés, les termes de « sire compain » (v. 8669, 10412, 10431, …) et « sire compain vaillant » (v. 9377 30582). Le terme « ami » est rarement employé (v. 21000, 30630), ou apparaît dans une formule complète, telle que : « mez droit sire et ammi chier » (v. 30658).

484.

Cf. à ce sujet : F. Suard, « L’Épopée française tardive (XIVe – XVe s.) », Études de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offertes à J. Horrent, éd. par J.‑. d’Heur et N. Cherubini, Liège, 1980, p. 449-460, repris dans Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1994, p. 243-254 (p. 244).