2/ - Enchaînement des atteintes : de la terre à l’individu

La perception de la fragilité n’est pas propre à l’épopée tardive, mais elle concerne des groupes plus restreints, alors que les premières chansons de geste mettaient plus l’accent sur les dissensions dans une parentèle élargie et donnaient la représentation de vastes lignages engagés dans une même cause. Une autre notion est également à prendre en compte pour apprécier les distances qui s’instaurent dans la production poétique : dans les premiers textes épiques, le désordre naissait de l’action des Sarrasins. Avec le cycle des vassaux rebelles, l’image du désordre s’élargit : l’action des traîtres crée une scission entre le pouvoir royal et un lignage. Dans les textes plus tardifs, les traîtres s’attaquent principalement à la cellule nucléaire. Cela est particulièrement présent dans des œuvres telles que La Belle Hélène de Constantinople, Esclarmonde, mais apparaissait déjà dans Parise la Duchesse. Ainsi se dessine un ordre dans lequel la première sphère, composée de parents « fictifs » situés au-delà du premier degré, représente la puissance – avec les limites que nous lui avons reconnues – tandis que la seconde sphère plus restreinte, est perpétuellement menacée par des ennemis extérieurs, et requiert l’engagement total du héros. Ce schéma, bien que théorique, conduit néanmoins à constater l’existence réelle, dans le poème, d’une prise de conscience concernant la fragilité de la famille. Pour mettre en évidence les répercussions du désordre sur la cellule familiale, le trouvère de Lion de Bourges a puisé dans un vaste répertoire ; si certains motifs trouvent leur source dans la poésie épique, en revanche, d’autres, tels que le désir incestueux du père, la mutilation de l’héroïne avouent leur appartenance au domaine folklorique. Cette diversité d’inspiration, ce foisonnement d’épisodes narratifs ont contribué à donner à la chanson de Lion de Bourges une mauvaise image auprès de la critique littéraire, à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle485. Cependant, l’apparition des motifs dans le tissu narratif s’ordonne de façon cohérente, conduisant ainsi à voir dans la thématique générale une progression concentrique, c’est-à-dire : l’image d’un mal qui resserre de plus en plus son étreinte autour du héros.

La conception de la famille, dans Lion de Bourges, fait de celle-ci un facteur d’unité, prometteur d’une certaine harmonie. Dès lors, on peut s’interroger sur la signification des multiples atteintes dont cette cellule est victime. Qu’il s’agisse de bannissement, d’enlèvement, de jalousies ou de toute autre trahison, il apparaît que chaque cellule nucléaire du poème connaît la dispersion – ce qui implique un désir d’engagement chez les héros pour parvenir à sa réunification. Certains des motifs illustrant la dispersion familiale ne connaissent qu’une seule occurrence – par exemple : le désir incestueux du père – tandis que d’autres – comme l’enlèvement – sont récurrents ; leur apparition organise la trame narrative d’une façon telle que chaque atteinte à l’intégrité de la cellule familiale engendre une action de la part des protagonistes. Or, ces actions peuvent soit aboutir à un retour à l’ordre, soit se révéler caduques car un nouvel événement vient briser un ordre précaire. On peut dès lors envisager que cet éternel recommencement procède de la même vision que l’inaboutissement des actions héroïques en faveur de la société. Sans doute, est-ce dans ce constat d’échec dressé par le trouvère, qu’il faut lire la signification qu’il entend donner aux engagements qui ponctuent la destinée terrestre de l’individu. Alors que celui-ci place au premier rang de ses préoccupations la reconstitution de la cellule familiale, les atteintes portées à celle-ci repoussent sans cesse les limites de son investissement. La question se pose désormais de déterminer si le héros dans Lion de Bourges parvient à son accomplissement par l’action en faveur de sa famille, ou bien, si l’essentiel ne résiderait pas ailleurs, dans de nouvelles réponses à entendre, après avoir parcouru un long chemin, qui a toute l’apparence d’une initiation.

Ainsi, l’aspect désordonné des multiples motifs employés dans la thématique de la dispersion familiale cède-t-il la place à une organisation minutieuse, selon une progression s’échelonnant de la perte des biens à la perte de l’identité. Entre ces deux extrêmes, certaines atteintes, qui sembleraient a priori ne concerner qu’un bien, peuvent occasionner une perte du statut social, car celui-ci peut se révéler intimement lié à la détention de la terre. Le poème montre ainsi un enchaînement, comme une pression qui s’exercerait de l’extérieur vers un intérieur menacé, – de la famille à l’individu même.

Notes
485.

Ce jugement négatif, émis par L. Gautier (Les Épopées françaises, Paris, 1878-1892) concerne toute la production épique tardive. Il est repris par M. de Riquer, en 1957, dans Les chansons de geste françaises ; il estime que « l’épopée française tombe dans une franche décadence (…) à partir du XIVe siècle ». Il cite Lion de Bourges au nombre des « continuations de thèmes ayant eu du succès » (Paris, Nizet, 1957, 2e éd. 1968, cf. p. 288).