a) – La perte des biens

La revendication ou la reconquête des divers royaumes occupe une place prépondérante dans le poème : Bourges, Monlusant, Palerme font l’objet de longues guerres, que celles-ci soient entreprises par Lion ou par ses fils, Guillaume et Olivier. Et, si l’on se bat à plusieurs reprises sous les murs de Bourges ou de Palerme, ce n’est pas toujours contre le même ennemi. La récurrence de ce thème invite à s’interroger sur sa signification et à opérer un classement entre les divers types d’atteintes à la famille et à l’individu, générées par la perte des biens. On peut noter l’existence quasi permanente de deux facteurs : d’une part, toute situation d’équilibre est précaire – ce qui revient à mettre en cause l’action réalisée ; d’autre part, la perte d’un bien peut entraîner celle d’un autre. Ce que montrent également ces enchaînements d’usurpations de royaumes, c’est une diminution du nombre des actions héroïques isolées au profit de celles requérant l’engagement de la famille. Cependant, en ce domaine, la revendication du fief fait exception. Mais n’est-ce pas là le signe que cette action est à mettre en relation avec la recherche de l’identité du héros ?

Ce ne sont pas les seuls critères à retenir. On pourrait établir une distinction portant à la fois sur la nature des biens – s’agit-il d’un fief hérité ou d’une terre conquise ? – et sur la raison de la perte – celle-ci est-elle le fait d’une invasion sarrasine ou de l’action de traîtres, le fait de l’empereur ou d’une rivalité seigneuriale doublée d’une atteinte au lignage ? Ainsi, l’exemple de Palerme se partage entre « l’invasion sarrasine » et « l’action des traîtres », tandis que celui de Bourges qui, dans un premier temps, relève exclusivement du thème de la confiscation et de la revendication, est ensuite contaminé par « l’action des traîtres ». En réalité, cet amalgame est révélateur d’une situation politique et sociale confuse, ce que traduit l’impression de désordre laissée par la lecture des multiples séquences consacrées à la perte et à la reconquête des biens. Cette confusion provient également de l’extension des conquêtes réalisées par Lion et ses fils, extension qui a pour fâcheuse conséquence de multiplier les péripéties. J.‑L. Picherit le constate ainsi : « La possession de plusieurs domaines très éloignés les uns des autres fait que les héros passent presque tout leur temps, semble‑t‑il, à se déplacer d’un fief à l’autre, car aussitôt que l’un est libéré, l’autre tombe sous l’emprise d’un nouvel ennemi »486. Et c’est dans un tel contexte que s’inscrit l’action des protagonistes du poème. Cela explique très rapidement la fragilité de certaines actions. Ce que nous avions constaté à propos des prouesses en faveur de la société trouve son écho dans les actions entreprises pour la conquête ou la reconquête des biens. Un autre critère croise ces premières constatations : l’usurpation du royaume par l’ennemi exerce une menace certaine sur le lignage des héros. Par exemple, à un moment du récit, toute la famille de Lion est emprisonnée, soit à Bourges, soit à Palerme ; la guerre entraîne la dispersion des cellules familiales et apporte la mort (Bauduyn, Ganor et Marie meurent dans les geôles de Sinagon de Palerme). Si l’on suit un raisonnement inverse, pour s’assurer la possession d’un royaume convoité, il faut nuire au lignage de celui qui le possède, il faut s’efforcer de le détruire jusqu’au dernier héritier. C’est l’action que le duc Garnier de Calabre tente de mener dans la chanson. Parfaite illustration du traître envieux, couard et dissimulateur, ce personnage accomplit toutes sortes de manœuvres pour parvenir à ses fins, comme si l’auteur avait mis tout son art à illustrer une panoplie très complète de la traîtrise.

Pour s’approprier le royaume de Sicile, il emploie d’abord un procédé spécifique aux traîtres. Puisqu’il n’a pas pu conquérir la princesse Florantine au tournoi de Monlusant, il fait enlever celle-ci, avant son mariage avec Lion. Il espère que cet enlèvement lui permettra de l’épouser et de devenir roi de Sicile : « Roy serait de Sezille quant vous perre morait », susurre-t-il à Florantine en guise de déclaration d’amour487. Il ne parvient pas à ses fins, mais ses deux échecs successifs ne le découragent pas488 ; quelques mois plus tard, il réitère sa tentative de s’approprier le royaume en faisant ordonner l’enlèvement des enfants de Lion, pour les faire disparaître :

‘(…) « Faire me covient tant
Que delivréz me soient tous doulx si anffan.
Si lez ferait geter en une yauwe courant,
Si que jamaix nulz jour il ne seront tenant
La terre de Sezille ; pués exploiterait tant
Que j’airait Florantine que desirer volt tant. » (v.14815-820)’

En effet, la destruction du lignage apparaît bien comme le seul moyen de s’approprier le royaume, puisque ce n’est pas la valeur guerrière de Garnier qui peut lui permettre d’affronter Lion. Seules des manœuvres basses peuvent être employées. Or, si cette seconde machination ne rencontre pas dans la suite du poème le succès escompté par Garnier489, dans l’immédiat ses effets sont désastreux sur le royaume de Sicile et sur la cellule familiale de Lion. Que l’on en juge par le nombre des malheurs qui s’enchaînent : Invasion de la Sicile (par Garnier)490, siège de Bonnivant491, mort du roi Henry492. Désormais, le royaume de Sicile est à la merci du duc de Calabre, puisqu’il n’a plus aucun roi pour le défendre – Lion étant parti à la recherche de ses parents. Cela revient aussi à mettre en danger la famille de Lion493, qui n’a donc plus qu’une seule solution, celle de fuir, d’abandonner Bonnivant, puis Monlusant. Mais la fuite de Florantine ne met pas un terme à la violence : Monlusant est incendiée, et le rétablissement de l’ordre n’interviendra qu’une quinzaine d’années plus tard. Dans cet intervalle, l’aubergiste Thiéry, qui a la garde de la tour de Monlusant, devra résister malgré son isolement :

‘« E, roy, s’ai dit Thiery, que m’arme soit salvee !
E, Lion, gentilz hons, comme dure desevree
Fesis de cest pays ! Comment en feys allee ?
Jamaix ta grande perrdre n’i serait recovree ;
Ne sai per foy ou ta moullier est arivee,
Oncque teille merveille per foid ne fuit regardee !
Aie, duc de Callabre, t’arme soit dampnee ! » (v. 16398-404)’

Les lamentations de Thiéry résument bien les effets conjugués de la rivalité avec Garnier de Calabre et de l’absence de Lion. À ce moment du récit, la cellule familiale de ce dernier est totalement dispersée (Lion parcourt le Proche Orient, en ignorant tout de la situation en Sicile, Florantine et Guillaume se réfugient à Palerme, Olivier a été abandonné sous un arbre par l’écuyer Henry chargé de le tuer) ; d’autre part, le royaume est envahi par les Calabrais. Les différents épisodes consacrés au conflit avec le duc Garnier de Calabre ont donc pour but de montrer que la perte des biens est étroitement associée à la dispersion – à défaut de la destruction complète – du lignage.

La menace de l’invasion sarrasine est un motif assez fréquent dans Lion de Bourges. Elle est souvent le faire-valoir de l’engagement héroïque, lorsque les protagonistes se trouvent confrontés à ce type de situation. C’est le cas des séquences situées à Rome, Tolède, Chypre ou bien encore en Terre Sainte : la chrétienté n’a d’autre issue que de restaurer l’ordre, de faire triompher la foi en Dieu, permettant ainsi une conversion massive des populations et la réhabilitation du souverain. Le retour à l’ordre – même provisoire – met un terme à l’action spécifique du héros, pour qui le geste accompli ne constitue souvent qu’une étape sur un parcours complexe. Il s’agit fréquemment d’initiatives individuelles qui s’enchaînent, sans qu’il existe nécessairement un lien entre elles. Mais, lorsque, sous l’effet de l’invasion sarrasine ou des manœuvres des traîtres, le désordre touche son royaume jusqu’à provoquer la perte de celui-ci, l’analyse des actions entreprises aboutit à établir deux constatations : d’une part, l’homme isolé ne peut parvenir seul à restaurer l’ordre – l’action réalisée pour la famille nécessite donc l’engagement de celle-ci et c’est grâce à l’union des forces émanant de la cellule familiale que se réalise la reconquête du bien perdu. D’autre part, la précarité de l’ordre vient rappeler à juste titre que demeure ouverte l’interrogation essentielle du poème sur l’inachèvement de l’action héroïque.

L’exemple le plus représentatif est donné par la ville de Palerme : après la mort du roi Henry, Lion devient roi de Sicile ; mais, pendant sa longue absence494, le désordre s’est installé dans le royaume. Palerme occupe une position stratégique et attire les convoitises. L’écuyer Henry, chargé par le duc de Calabre de maintenir le siège de Monlusant, ne s’y trompe pas495. C’est une cité peuplée de nombreux Sarrasins et de chrétiens496, détenue par le roi païen Sinagon497. La conquête de Palerme par les héros revêt une importance particulière dans le récit, car elle est menée par une partie de la cellule familiale déjà réunie498 et, en même temps, elle va accélérer la dernière étape de la réunification : Lion retrouve Florantine, Guillaume et Bauduyn qui réussissent à s’évader de la cité. Et, précisément, c’est cette force émanant du camp des chrétiens qui va effrayer les Sarrasins. Pendant qu’on célèbre à grands renforts de tambours et trompettes les retrouvailles de la famille et les noces du bâtard Girart avec Marie, Sinagon choisit la fuite499. Palerme n’offre plus aucune résistance aux chrétiens et Lion couronne Guillaume roi de la cité. Il semblerait alors que le récit veuille marquer une sorte de pause, pour souligner que le héros a mené à bien la majeure partie de ses engagements en faveur de sa famille. D’ailleurs, n’est-ce pas un constat de satisfaction que Lion dresse à ce moment :

‘« Biaulz filz, s’ai dit Lion, me vuelliez escouter :
La citeit de Pallerne vous donne san demorer
Et le riche roialme pour coronne porter ;
Si vous en ferait roy et corronne pozer.
Ensi polrait bien Dieu et servir et loeir,
Quant a ung jour polrait a mez yeulx regarder
Doulx roy qui sont mez filz, de ma char engenrér,
Et ung bastard aussi qui se puet duc clamer !
Biaulz filz, de ceu roialme vous lara pocesser
Et de toute la terre que porez conquester.
Et pour ceu que paien ne vous puissent grever,
Vous larait le bastard que je doie moult amer,
Et Hanry, et Thiery, et Mourandin le ber,
Et Ganor le vaissalz ou je me doie fyer.
S’an volrait Bauduyn avec moy mener,
Et Ollivier polrait en son pays raller
Pour sa noble moullier et son pays garder.
G’iray a Monlusant pour la terre peupler,
Car Garnier de Callabre fist le pays gaister
Et la terre essillier et le pays desrober
Et mez ville abaitre et mez chaistialz verser.
Je lez volrait faire vistement relever. » (v. 26783-804)’

Ce bel équilibre n’est cependant pas appelé à durer. Très rapidement, la situation va se dégrader, la perte d’un bien entraînant celle d’un autre : après Palerme envahie par Sinagon, grâce à la traîtrise de Morandin, Bourges tombe également aux mains des traîtres. Il est intéressant de noter que la trahison entraînant la perte des deux villes, émane précisément de personnages à qui les héros avaient accordé leur confiance500. Cela montre que le désordre peut naître à nouveau, là où la situation semblait être rétablie durablement. Dès lors, le récit s’accélère pour basculer dans un enchaînement d’épreuves atteignant chaque membre de la cellule familiale, selon la construction en cascade typique des chansons tardives et maintes fois utilisée dans Lion de Bourges. Cet obscurcissement soudain intervient après le partage des terres par Lion et son départ pour l’ermitage, lorsqu’il a prononcé son vœu de ne jamais reprendre les armes501, c’est-à-dire à un moment qui devrait correspondre à une période de paix, de retour sur soi dans son existence. Si cet état lui est refusé, c’est que son action pour la famille n’est pas achevée. Cela laisse aussi supposer que les limites de la perfection s’éloignent toujours. Dans la dernière partie de son poème – sensiblement les huit mille derniers vers – l’auteur obscurcit encore cette vision : d’une part, en associant instabilité et inachèvement ; d’autre part, en plaçant le héros, seul ou aidé de sa famille, en situation d’échec.

Il faut également retenir que c’est un projet de mariage – afin d’engendrer un héritier mâle qui puisse maintenir le royaume – qui provoque le basculement de la situation. Comme de nombreux autres motifs narratifs, le motif de la trahison utilisé ici s’insère dans la thématique de la famille. Guillaume, qui a reçu Palerme, y séjourne entouré de ses compagnons et, notamment de Morandin. Sur les conseils de son entourage502, Guillaume envisage de se marier et choisit pour épouse Gracienne de Falise, nièce de Sinagon503 – ce qui laisse présager une situation de conflit puisque Sinagon est païen. Le messager désigné pour présenter la requête est Morandin, personnage bénéficiant de la confiance totale du jeune roi504. Le fait d’être choisi comme messager pour rencontrer Sinagon transforme celui-‑ci en traître. Il quitte Palerme par la mer ; c’est un détail sur lequel le poète insiste :

‘Or s’an vait Morandin, s’ait cullir son voiaige.
Il est entréz en mer a guise d’un messaige ;
Tant allait Morandin permy la mer a naige
Qu’a Fraise arivait, si vint ou maistre estaige.
Ou pallais ait trouvér Signagon le salvaige ; (v. 27305-309)’

Dans les chansons où la trahison émane d’un chrétien se mettant au service d’un roi sarrasin, ce motif inclut fréquemment une navigation, car, comme le note J.‑P. Martin, « la mer figure bien dans les chansons de geste la limite entre les mondes du bien et du mal, entre un ici chrétien et un ailleurs sarrasin, (…) »505. Le projet du traître est simple : d’abord livrer Palerme aux Sarrasins conduits par Sinagon, tuer Guillaume et Girart, puis s’approprier le fief de Bourges, en détruisant le cor magique506… Si tout ne se déroule pas exactement comme prévu (Guillaume est seulement fait prisonnier), on peut néanmoins constater le retour à une situation complètement négative : grâce à Morandin, Sinagon occupe à nouveau Palerme507. Malgré l’aide de Gracienne, nièce de Sinagon de Palerme508, Guillaume ne peut triompher de la trahison, et, sans autre issue que la fuite, il abandonne la cité. Il se dirige vers Bourges, pensant y trouver de l’aide et pouvoir s’y faire reconnaître509. Mais c’est sous-estimer la puissance des fils d’Hermer unis dans le complot fomenté par Morandin ; son échec lors de l’épreuve du cor magique le place dans une impasse510. Victime de l’action conjuguée des Sarrasins et des traîtres, il est dépossédé de ses deux royaumes, totalement déchu de ses droits et ne pourra rentrer en possession de ceux-ci sans l’aide de sa famille et du Blanc Chevalier. Selon une logique inhérente à ce type de récit, l’intervention d’Olivier devrait permettre la réhabilitation de Guillaume à Bourges. Mais, c’est l’inverse qui se produit, puisque le cor a été falsifié. Olivier est donc, lui aussi, emprisonné, ce qui le tient éloigné de son royaume de Burgos. Or, cette absence fragilise la cellule familiale qui va se trouver dispersée : Joïeuse et ses enfants, victimes des machinations de Béatris, sont exilés et se dissimulent à Rome. Ainsi, quelle que soit leur origine, les conséquences des diverses atteintes s’étendent toujours au lignage des héros.

Toute situation d’équilibre apparent est donc précaire. Non seulement, la perte d’un bien peut entraîner celle d’un autre, mais les répercussions peuvent dépasser ce contexte. Dans l’épisode que nous évoquons, le lignage de Bourges connaît la situation la plus négative que l’on puisse concevoir : toute la proche famille de Lion est emprisonnée, soit à Bourges (Guillaume et Olivier), soit à Palerme (Girart, Bauduyn, Ganor et Marie) ; les deux cellules familiales (Guillaume et Gracienne, Olivier et Joieuse) sont dispersées. En d’autres termes, toutes les actions passées du héros éponyme pour sa famille se trouvent réduites à néant. Et, pour touche finale de ce sombre tableau, on retiendra les lamentations d’Olivier, lors de son échec à l’épreuve du cor :

‘(…) « On puet bien esperrer
Que ma mere fuit pute et mal se volt pourter,
Ou changiéz fus ou boix ou on me vot pourter.
Ains ne fus filz Lion li gentis chevalier ;
Jamaix a l’esritaige ne vuelz rien demander
Ne encontre cez anffan je ne vuelz arguer.
Je lez tenoie a faulz, maix on peut veyr cler
Qu’il sont bon et certain pour lour signour warder.
J’ai eu tort contre yaulz, si lour doie amander. » (v. 30397-405)511

Ainsi, se trouvent remises en cause de précieuses certitudes précédemment acquises grâce à la reconnaissance par le père. La restauration de la situation appartient donc désormais à un seul personnage : Lion – parce qu’il est le « père », celui qui a confié les terres à ses enfants, parce qu’il place au-dessus de son intérêt personnel et de sa quête spirituelle son désir de venir en aide à sa famille, au risque d’attirer sur lui le courroux de Dieu. Mais, justement, la question de l’efficacité de l’action héroïque va se poser à nouveau et de façon accrue.

Pour la première fois, nous allons voir que le héros n’est pas invincible. Malgré l’aide du roi Louis et des Aymerides, le lignage de Lion est vaincu512 au pied même des murs de Bourges, ce qui apporte une signification supplémentaire à la défaite du héros, puisque cette ville – le fief – est, selon J.‑L. Picherit, « l’objectif de tous les membres de la famille, à un moment ou à un autre de leur vie »513. Il est certain que l’on n’a pas pour habitude de lire dans Lion de Bourges un tel constat au soir d’une bataille livrée par Lion et son lignage :

‘Grande fuit la baitaille et longuement dura,
Maix pour ciaulz de desa la chose mal alla :
Perdut ont dez lour, fourment lor annoyait.
Pris est le duc Lion ou boin chevalier ait
Et le roy Loys que France gouvernat
Et li roy Ollivier que Lion engenra,
Et bien d’unne compaingnie, a ceu c’on me conta,
Y ot cent chevalier de ciaulz au lez desa. (v. 31927-934)’

Ce renversement de situation n’est pas fortuit. La principale raison qui puisse l’expliquer est à chercher dans le parcours même de Lion. En effet, cet épisode est inséré entre la transgression de ses vœux (à l’ermitage) et son départ définitif pour le royaume de Féerie. Il faut revenir sur cette séquence importante du poème : le fait de reprendre les armes expose le héros à la colère divine, ce qui se traduit par un désengagement du Tout-Puissant dans les actions entreprises. Cela est annoncé dans les réticences du Blanc Chevalier, au moment de quitter l’ermitage, qui devaient s’entendre comme autant d’avertissements :

‘Dit li Blanc Chevalier : « Se venés avec nous,
Jamaix ne me verrez, ains demourez tous seulx ;
Ne ou que vous soiez ne m’arés avec vous.
Pués que Jhesu se corrousse, a toy je sus honteus,
Coroussiéz et dollans que defait serrait nous sous. » (v.30659-663)514

Effectivement, le Blanc Chevalier, obéissant au commandement divin, quitte rapidement Lion, alors que la situation à Bourges est toujours bloquée, puisque les bourgeois ont fait allégeance aux fils d’Hermer. Si son aide momentanée515 s’est révélée précieuse pour libérer Olivier, son départ, avant la libération de Guillaume, a laissé les protagonistes dans une situation précaire. Les inquiétants revirements de situation qu’ils connaissent laissent ainsi entrevoir que, sans l’aide de Dieu, ceux-ci ne peuvent parvenir à accomplir parfaitement la destinée terrestre qu’ils se sont fixée. L’éloignement de Dieu fait du héros un homme fragile, malgré le resserrement des attaches lignagères et familiales. Ainsi, ce n’est pas Dieu qui l’accueillera au terme de sa destinée, mais la fée Clariande, qui lui a fixé un rendez-vous pour le conduire au royaume de Féerie.

Une distance avec le pouvoir divin s’instaure, alors que d’autres motifs font leur apparition dans le poème. Si le motif de la princesse sarrasine amoureuse utilisé à deux reprises ne suscite pas d’étonnement516, en revanche l’apparition dans le poème d’un procédé particulier attire l’attention : il s’agit de l’intervention de personnages secondaires appelés à jouer un rôle déterminant dans la résolution de certaines situations de conflit. Ainsi, dans l’épisode de Bourges, après la capture de Lion, c’est la ruse du bâtard Gui de Carthage, alliée à la connivence de Clariant de Normandie, qui permettra la restauration de la situation, dont le point final est donné par la reconnaissance complète de Guillaume comme héritier légitime de Bourges par le roi Louis. La reconquête de Palerme, qui succède à celle de Bourges, présente quelques ressemblances. C’est à nouveau un personnage secondaire, Henry le messager, qui s’introduit dans la cité assiégée, bénéficie d’une connivence (en l’occurrence une princesse sarrasine amoureuse517) et permet aux chrétiens de reprendre possession de la ville. Que penser de ces dénouements ? Certes, l’héritier légitime est réhabilité, l’ordre est rétabli, mais il plane comme une menace, un signe prémonitoire de la fin sans gloire des fils de Lion. Est-il normal que la reconquête de Palerme appartienne à un messager, malgré le déploiement impressionnant des forces chrétiennes aptes, en toute logique épique, à faire fuir les Sarrasins518 ? Comme le fait Girart, habité d’un sombre pressentiment, il faut conclure, à propos d’Henry :

‘(…) « Car il ot le cuer fier,
Voir, maix se seroit pour faire ung messaigier » (v. 33783-784)519

Il faut également se souvenir que le retour à une situation de paix partielle en Sicile était l’œuvre de deux personnages secondaires : Thiéry (l’aubergiste que Lion a nommé chambellan et à qui il a confié la garde de Monlusant) et Henry de Pallerne (l’écuyer chargé par Garnier de tuer Olivier et qui assiège Monlusant). Les deux ennemis, las d’un interminable siège, décident de se départager par un combat individuel, qui connaît une issue inattendue : Henry de Pallerne accepte la paix proposée par Thiéry et reconnaît la traîtrise de Garnier520. Cet accord met un terme aux combats et, lorsque Lion regagne Monlusant, il ne lui reste plus qu’à achever la pacification du royaume de Sicile521.

Le fait que la reconquête des biens perdus n’appartienne pas totalement aux héros laisse penser que leur action n’est pas efficace, de façon durable, malgré la parfaite cohésion régnant au sein du lignage. D’autre part, la restauration de l’ordre reste toujours précaire. Ainsi, après sa reconnaissance par Charlemagne, Lion confie la ville de Bourges à Hermer, mais les fils de ce dernier ne sont que des usurpateurs motivés par le désir de s’approprier le pouvoir. Toute l’action entreprise est réduite à néant, et il est frappant de constater que les fils d’Hermer reproduisent les mêmes exactions que celles commises auparavant par Fouqueret522. Éternel recommencement du mal… Si l’ultime reconquête des villes de Palerme et de Bourges a pour effet de restaurer l’ordre, elle ne conduit cependant pas à un état d’équilibre durable, ce qui laisse pressentir que l’action du héros pour sa famille est empreinte de fragilité. Il se voit ainsi refuser la perfection qu’il cherche à atteindre au sein de l’harmonie du lignage.

La revendication du fief confisqué n’obéit pas aux mêmes règles, parce qu’elle est liée dans le poème au développement de la recherche des origines. De provenance épique, le motif de la revendication du fief subit, dans Lion de Bourges, quelques transformations pour s’adapter au schéma d’inspiration romanesque qui préside au parcours initiatique du héros. L’étude des rapports que Lion entretient avec le pouvoir royal nous a déjà donné l’occasion d’évoquer l’incidence de la dépossession sur le parcours chevalresque : c’est un facteur d’engagement qui façonne la personnalité du jeune vassal ; la reconquête lui appartient, car il reprend à son compte l’action que son père n’a pu faire aboutir523. Mais cette interférence ne se limite ni à une période donnée, ni à un seul personnage et, lorsque la revendication se transforme en « reconquête », elle entre en étroite corrélation avec la thématique de la famille, dans le sens où chaque membre du lignage aura à se faire reconnaître comme héritier légitime. Elle devient ainsi dans le développement du récit la préoccupation du lignage entier524. La notion d’hérédité, qui apparaît très rapidement dans le poème, est fondamentale. Prenons pour exemple une affirmation de Lion : « c’est Lion, filz Herpin le vaillant, / Qui vient deden Berry sa terre relevant »525, – quelques mots qui traduisent l’essentiel : affirmation de l’hérédité, de la possession (« sa ») et du droit au recouvrement. En d’autres termes, l’investiture du fils après celle du père est un droit526. Ainsi, la première préoccupation de Lion est de se faire reconnaître comme héritier légitime ; cela apparaît dès les premiers instants où il apprend de Ganor quelques indices lui permettant de penser qu’il est le fils du duc Herpin527. Dès ces premières séquences, la notion d’hérédité s’impose comme un droit incontestable : « S’an sus desherritéz, bien m’en doit anoier »528, se lamente Lion. Il lui est donc indispensable de pouvoir se faire reconnaître. Or, il ne peut pas apporter la preuve de son ascendance. Ganor joue dans cette étape le rôle de l’initiateur, en révélant le secret du cor magique :

‘« – Sire, s’ai dit Ganor, entandés mon plaidier :
Se jamais ne trouvoie mon signour droiturier,
Si vous sarai ge bien apprandre et ensignier
Comment serés cognut en vous pays plennier
Et que tenus serés a loialz hiretier.
- Comment ? s’ai dit Lion, vuelliez me retraiter
C’on me resseveroit con signour droiturier ? » (v.4817-823)’

Que l’on se tourne vers Guillaume, et l’on retrouve la même préoccupation, car, bien qu’il ait reçu la terre des mains de son père, il est inconnu du peuple de Bourges529. L’échec à l’épreuve du cor (puisque le cor magique est remplacé par un faux cor impossible à sonner) le place dans une situation inverse : Ysacar l’accuse même de vouloir accaparer l’héritage des fils de Lion ! « Vous vollez maisement desherriteir aultrui »530. La corrélation entre jouissance du fief et transmission successorale transparaît ainsi de façon permanente dans Lion de Bourges. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec une anecdote située en début de poème : lorsque Bauduyn de Monclin avait adopté Lion, il voyait déjà en lui l’héritier de ses terres531, mais lorsque le jeune homme se dispose à partir, il avoue :

‘« Pour ceu avés ceu nom, mais je lou vous celloie
Pour la biaulteit de vous et que nulz filz n’avoie,
Per quoy tanriez mon lieu quant du ciecle fauroie. » (v.3703-705)532

Inversement, quand Lion apprend qu’il n’est pas le fils de Bauduyn, il pense qu’il est déshérité533. Ses plaintes font écho à celle de Bauduyn de Monclin, et leur enchaînement vient déjà illustrer l’étroite corrélation existant entre filiation et transmission du patrimoine. Cela apparaît, d’une façon générale, dans la plupart des occurrences où le fief de Bourges est évoqué ; on peut relever une corrélation fréquente avec les termes hoir, hiretier 534. La présence de ces différents éléments permet de penser que le poète a intentionnellement repris à son compte la notion, largement répandue depuis le XIIe siècle, de l’hérédité du fief, et l’a adaptée aux nécessités de son intrigue. S’intéressant au problème de l’hérédité de la terre, Marc Bloch constatait le passage progressif du fief dans le patrimoine du vassal et analysait ainsi les échos de cette évolution dans la production littéraire : « [L’opinion publique] a trouvé dans l’épopée française un fidèle écho. Non que le tableau que tracent les poètes puisse être accepté sans retouches. Le cadre historique que la tradition leur imposait les amenait à ne guère poser le problème qu’à propos des grands fiefs royaux. En outre, mettant en scène les premiers empereurs carolingiens, ils se les représentaient, non sans raison, comme beaucoup plus puissants que les rois des XIe ou XIIe siècles, par suite comme assez forts encore pour disposer librement des honneurs du royaume, fût-ce aux dépens des héritiers naturels »535. Avec l’exagération propre au genre épique, la mesure prise par l’empereur Charlemagne résonne comme une injustice, dont la réparation va occuper le premier rang de la scène. En effet, ce n’est pas tant sur la confiscation en elle-même que le regard du poète se porte, – même si le choix de l’intrigue montre qu’il condamne lui aussi l’ancienne pratique de retrait du fief – mais sur toutes les difficultés engendrées par la reconnaissance de l’héritier légitime, en l’occurrence Lion face à Charlemagne. On comprend alors la valeur spécifique de la reconnaissance de Guillaume par le roi Louis, en fin de poème :

‘« – Guillamme, dit li roy, or tost avant venez :
Vous estez hoir de Bourge et droit sire claméz,
Vous perre vous en ait donnér lez hiretez ;
Or m’en faite hommaige, car faire le dobvez. » (v.32406-409)’

Plus que toute autre perte des biens, la dépossession du fief implique la remise en question d’une échelle de valeurs allant du sens qu’il convient d’accorder à la simple notion de terre jusqu’à celui que le lignage de Bourges cherchera à impliquer dans sa réhabilitation, car n’apparaît-il pas que, désormais, réside dans le symbole de cette terre la clé de son identité familiale, comme celle de l’identité individuelle des protagonistes ? En ce domaine, la frontière est si ténue qu’elle semble ne plus exister. Cela suppose la permanence d’une certaine harmonie : que la cellule familiale ne connaisse plus de dispersion ni de doutes sur son identité, et que le héros lui-même n’éprouve plus de doutes sur son identité individuelle. En premier lieu, il faut rappeler combien, dès le XIe siècle, la fusion entre fief et identité familiale s’est ancrée dans la mentalité médiévale. Howard Bloch analyse ainsi les prémices de ce phénomène social : « (…) un changement fondamental s’est produit à partir du XIe siècle dans la nature de la famille (…). Nous avons (…) pris pour point de départ acceptable – et un tant soit peu fondé – l’implantation géographique de l’aristocratie, assortie de la transformation des bénéfices temporaires en fiefs héréditaires. La fixation de la famille noble sur un sol qui lui était propre s’assortit d’un resserrement de ses limites et d’une redéfinition de ses principes – on passa du clan « horizontal », conçu en termes spatiaux, au lignage, conçu d’une façon plus verticale et temporelle »536. Poursuivant son analyse, H. Bloch montre comment cette volonté d’organisation transparaît dans la littérature épique « profondément impliquée dans cette stratégie des origines linguistique et familiale » et voit dans le lignage un mode d’organisation de la chanson de geste537. Il évoque notamment le cycle de Guillaume, qui « embrasse sept générations » et dont les poèmes donnent un reflet particulièrement intéressant de l’inscription d’une généalogie dans une continuité qui se veut historique. Faisant sienne cette perception de l’identité familiale, la poésie du XIVe siècle met en lumière l’étroite relation existant entre celle‑ci et le fief. Avec la légitimation du caractère héréditaire du fief, le nom de la terre remplace progressivement les autres dénominations pour désigner une lignée538. Après sa reconnaissance en qualité d’héritier légitime du fief de Bourges, Lion n’aura de cesse de proclamer haut et fort cette appartenance, car il s’agit bien de cela : appartenir à une lignée ancrée dans une terre – une lignée qui s’inscrit dans la verticalité, principalement par la filiation agnatique. La déclaration que Lion adresse à la population de Bourges en fournit un exemple très net :

‘(…) « Or antandés, li petit et li grant !
Ne savés qui je sus ; ja orés mon samblant :
Je sus droit hoir de Bourge, il est apparrissant,
Car j’ai per devant tous bien sonnér l’olliffant.
Je vous dit, bonne gens, j’ai ne l’irait cellant,
Que je sus filz Herpin le boin duc combaitant
Et la franche duchesse qui de biaulté ot tant.
Herpin fuit li mien perre et m’alla engenrant.
N’ose ci demourer ; il ot en couvenant
Au boin roy Charlemainne ; or sus venus avant
Pour relever ma terre ; perdre le la vuelt niant ! » (v. 21551-561)’

La volonté de se reconnaître comme membres d’une même lignée pour affirmer ses droits ou conserver ses prérogatives suppose une certaine organisation, qui passe par une connaissance parfaite de ses ancêtres et des liens de consanguinité reliant la branche familiale à d’autres branches. Ainsi, la préoccupation du lignage apparaît très étroitement liée à celle de la transmission du fief539. Le nom de la terre confère l’identité et le nom du père est toujours cité en référence au fief détenu, selon la coutume qui s’établit dans le courant du XIe siècle540. Avant qu’il ne puisse se réclamer « de Bourges », Lion était nommé à plusieurs reprises : Lion de Monclin541, principalement dans les épisodes l’opposant au duc Garnier de Calabre ou aux proches de ce dernier. Ainsi, c’est sous ce patronyme qu’il reconnaît s’être introduit, déguisé en pèlerin, à Reggio, pour rejoindre Florantine (retenue prisonnière par le Bâtard de Calabre) :

‘(…) « Doulce damme, a vous me voy randant ;
Plux ne me cellerait des or maix en avant.
On m’appelle Lion de Monclin vraiement ; » (v. 9932-934)’

Les séquences consacrées à la revendication du fief ont montré que le héros plaçait au premier rang de ses préoccupations sa reconnaissance en qualité d’héritier légitime. Cette action est indissociable de la construction de son identité, mais aussi de l’accomplissement de sa personnalité chevaleresque. Ainsi, lorsque le Blanc Chevalier vient interrompre le séjour de Lion au château d’Auberon, ses remontrances ont pour objet de lui rappeler qu’il doit réaliser une action héroïque en faveur des Berruyers :

‘(…) « Amis, allez vous an
En la citeit de Bourge ; la trouverés vous gens
Vivant en grant dollour, en painne et en torment,
Per le frere germain Clariant le pullant
Qui garde vous citeit ; maix c’est malvaisement,
Car il honnit le pueple et maintient falcement,
Maix per vous en arait ung malvaix paiement,
Et c’est droit, qui mal fait qu’il ait malz finement !
Jhesu le commande a qui le monde appant,
A celui te command qui ne fault ne ne ment. » (v. 21000-009)542

L’intrusion du merveilleux féerique dans le parcours du héros a fait oublier à ce dernier son principal engagement543 et l’ordre divin, délivré par le Blanc Chevalier, vient rompre l’enchantement. À nouveau, nous retrouvons cette perpétuelle alternance entre obéissance et errements, caractéristique de la destinée héroïque dans Lion de Bourges. À cet égard, l’épisode de Clarisse était tout aussi significatif : alors qu’il cherchait à délivrer Florantine, il tombe sous le charme de la sœur de Garnier de Calabre, et il faudra les remontrances sévères du Blanc Chevalier pour que se dessillent les yeux de Lion. Cette alternance trouve son écho dans l’enchaînement des pertes et reconquêtes des biens. Elles participent toutes les deux de la même vision et signifient que chaque action est empreinte de fragilité. On constate ainsi l’existence quasi permanente d’éléments perturbateurs qui revêtent des formes très diverses : personnages féeriques ou non, traîtres provoquant le désordre ou ennemis de toute nature. Tous convergent, à des degrés différents, vers un même résultat, en détournant le héros de sa recherche de la perfection – quelle que soit la visée de l’engagement.

Lutter contre cette instabilité, annuler les effets du mal et ancrer la cellule familiale sur une terre : tel est le but qui est assigné à Lion. En ce sens, l’un de ses derniers soucis est de transmettre la terre544 et d’affirmer que ses fils sont bien ses héritiers. À double reprise, il établit une sorte de testament moral. Cela correspond, dans le récit, à certains paliers. La première occurrence se situe après la mort de Florantine, lorsqu’il s’apprête à se retirer dans un ermitage pour se consacrer à la prière :

‘« Jou, li sire de Bourge et dou pays antier,
Fait savoir mez annfan qui sont mez hiretier,
(…)
Or mentenés la terre et soiez parsonnier
Yci trez loialment, c’on ne vous puist mocquier
Ne que vous en puissiez ja avoir recouvrier. » (v. 26861-875)
« Signour, dit Lion li damoisialz loéz,
Je vous prie pour Dieu que l’un l’autre servez
Et pourtez grant amour et bel vous mentenez.
Ne jai pour herritaige ne vous debaitez,
Maix se li ung en perrt, trez bien le secourrez, » (v. 26889-894)’

Les recommandations de Lion réaffirment en premier lieu la nécessaire solidarité de la famille et l’importance de maintenir la terre dans le patrimoine familial. Selon ses vœux, un partage se fait entre Guillaume et Olivier : au premier, Palerme et Bourges, au second, la Sicile545. La seconde occurrence, située immédiatement avant l’ultime départ de Lion pour le royaume de Féerie reprend le même motif de l’harmonie familiale546.

L’atteinte aux possessions revient à mettre en danger le lignage, qui perdrait ainsi son point d’ancrage, les deux aspects étant liés. La récupération du fief et la reconquête des biens perdus montrent que la protection du groupe familial, qui s’exerce au travers de ces actions, est un facteur d’engagement. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une action purement individuelle, car la défense des intérêts de la famille devient, à de multiples occurrences, la préoccupation du lignage entier, qui retrouve là une réelle opportunité de réunification. Moments d’harmonie éphémères, les quelques pauses aménagées dans le poème n’y figurent-elles que pour mieux rappeler que la fragilité de toute action au service de la famille fait écho à celle des actions réalisées en faveur des autres ? Cela conduit à envisager que l’essentiel de la destinée héroïque ne réside pas dans la lutte perpétuelle contre les effets du désordre. Pourtant, celui-ci ne connaît pas de limite, et prolongeant, sous diverses formes, ses atteintes à l’individu même, il sollicite toujours l’engagement des héros.

Notes
486.

J.‑L. Picherit, « L’évolution de quelques thèmes épiques : la dépossession, l’exhérédation, et la reconquête du fief », dans Olifantvol. 11, n° 2, 1986, p. 115-128.

487.

Cf. v. 8491-503.

488.

Florantine a réussi à s’échapper de Reggio ; Lion (avec l’aide du Blanc Chevalier) l’a sauvée de l’abbaye où, à nouveau, Garnier pensait l’enlever, mais ce dernier a dû prendre la fuite ; le mariage de Lion et de Florantine a enfin pu avoir lieu.

489.

En effet, la fausse pèlerine chargée d’enlever les jumeaux ne peut s’emparer que de l’un d’eux et prétend que l’autre est mort (Cf. v. 14975-15016, 15157-167). De plus, l’écuyer Henry chargé d’exécuter l’enfant se laisse attendrir par son sourire et choisit de lui laisser la vie sauve (Cf. v. 15232-276).

490.

Cf. v. 15383-396, et particulièrement :

Per deden le roialme tantost le feu boutait. (v. 15388)

491.

A ce moment, Garnier somme le roi de Sicile de lui livrer sa fille Florantine :

« Jou, duc de Callabre l’antie,

Je vous fais assavoir et vous mande et prie

Qu’anvoier me vueilliez, per voustre cortoisie,

Vous fille Florantine qui de biaulteit flambie,

Car a Lion l’avez faussement ottroye,

Or est tempz qu’a moy soir reconvertie ;

Se vous ne l’anvoiez, li mien corpz vous deffie ! » (v. 15450-457)

492.

Cf. v. 15836-853.

493.

Cf. v. 15936-941.

494.

Environ une quinzaine d’années passées à la recherche de ses parents et à la revendication de Bourges, dans lesquelles il faut inclure les six années passées au Royaume de Féerie.

495.

Cf. v. 16411-414 :

« Sire, se dit Henry, per la vertus nommee

Je vuelz tenir Pallerne, car elle est a l’antree

De Monlusant icy et de la tour nostree,

Si lez guerroierait toute jour ajornee. »

496.

Ce sont les explications données par le marin qui conduit Florantine, Guillaume et Bauduyn à Palerme, après leur fuite de Monlusant ; cf. v. 16193-196.

497.

Le roi Sinagon, qui a causé maints ravages dans l’île de Chypre, est assiégé par le roi Henry de Chypre ; ce dernier a demandé l’aide de Lion ; cf. v. 25889-910.

498.

Cf. v. 26412-422.

499.

Cf. v. 26727-745, et notamment :

[Sinagon] regarde la feste qui estoit commancie ;

Dont estoit si dollant, pour poc que n’esraibie,

Et dit a cez baron de la soie lignie :

« Signour, per Mahommet qui le monde maistrie,

Felon crestien ont lour jouvante adressie

De toutdis demourer dessus ma signorie !

Il ne s’an partiront si l’aront gaingnie. » (v. 26729-735)

500.

Il s’agit des fils d’Hermer. En quittant Bourges, après sa reconnaissance par Charlemagne en tant qu’héritier légitime, Lion avait fait chevaliers les quatorze fils d’Hermer (le bon prévôt), puis il avait rejoint la Sicile, accompagné de l’aîné des fils, Morandin. (Cf. les vers 23105‑137 qui contiennent une longue anticipation de l’auteur, enrichie de proverbes, sur la trahison de Morandin et de ses frères).

501.

Cf. v. 26861-880.

502.

Cf. v. 27248-251 (les barons questionnent Guillaume) :

Le roy o[n]t demandér pour quoy ne se marie,

Et pour quoy il ne prant noble dame ajansie

Dont il eust ung hoir au grez du fruit de vie

« Que maintenist l’onnour qu’avez en vo baillie ? »

503.

Cf. v. 27252-268. La requête est assortie de menaces de guerre, dans le cas où Sinagon refuserait de donner la jeune épouse.

504.

D’ailleurs, lorsque Guillaume est fait prisonnier, il n’imagine même pas que la trahison puisse venir de Morandin : « Qui est li hons qui ceu m’ait peut pourchessier ? / Per foid je ne lou sai, je ne m’en puez vangier. » (v. 27550-551).

505.

J.‑P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation, Lille, Université Lille III, Centre d’Études Médiévales et Dialectales, 1992, p. 151-152 et 348 (motif 4.B.5. Traître au service des Sarrasins).

506.

Cf. v. 27285-300.

507.

Cf. v. 27572-586.

508.

Le motif de la princesse sarrasine amoureuse du chevalier chrétien est utilisé à double reprise dans le poème : dans cette occurrence, puis – toujours à Palerme – lors de l’ultime reconquête de la cité. Margalie, jeune épouse de Sinagon, offre son amour à Henry le messager (v. 33692-704). Toutes deux seront baptisées. Margalie, qui prend le prénom chrétien de Suzanne, sera canonisée.

509.

Lors du partage des terres, Lion avait confié Bourges à Guillaume (cf. v.  29343-344 : Lion li donnait droit a son plain vivant : / La terre et le pays li donnait en estant). Guillaume espère donc pouvoir lever une armée à Bourges pour se venger de Sinagon. Cf. v. 29304-311 et v. 29342-348.

510.

Sur les ordres de Morandin, le cor magique a été remplacé par un faux cor, impossible à sonner. Cf. v. 27605-618.

511.

Cf. également v. 30430-437 (« Je solloie estre honnoréz et servis, / Tenant terre, fiez, chaistialz et grant pays… »)

512.

Le récit de la bataille présente une particularité : c’est toujours le groupe des douze frères (sur les quatorze fils d’Hermer, Morandin et Salmon sont morts) qui donne l’assaut à un personnage isolé :

v. 31861 : Li douze filz Hermer ont li roy moult grevér. (Le roi Louis est désarçonné, puis fait prisonnier par les fils d’Hermer, cf. v. 31861-864) ;

v. 31876-877 : Lion se deffant (…) / Contre lez douze frere qui moult font a resoingnier ; (Lion connaît le même sort que le roi Louis, cf. 31877-881) ;

v. 31918 : La l’ont li douze frere assaillir teillement (Olivier est blessé et fait prisonnier, cf. v. 31914-922).

513.

J.‑L. Picherit, « L’évolution de quelques thèmes épiques : la dépossession, l’exhérédation, et la reconquête du fief », Olifant, vol. 11, n° 2, 1986, p. 115-128.

514.

Cf. également v. 30675-679 :

Dit li Blanc Chevalier : « Pués que vous le voullez,

Je vous ai en couvent qu’avec moy vanrez ;

Mais depués celle houre ains de moy partirez,

Car je vous dis en certain que jamaix ne me verrez,

Car Dieu le tout puissant forment corousserez. »

515.

Le Blanc Chevalier accomplit un dernier miracle, cf. v. 30771-774 :

Adont s’agenoillait per supplicacion

Et Dieu y fist miraicle a sa requestacion,

Car li chastialz ouvrit a sa devision ;

Ne s’an donnerent garde laians li compaingnon.

516.

Cf. J.‑P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, op. cit., p. 140-141 (Motif 4.A.1).

517.

Sinagon de Palerme est donc trahi à double reprise : une première fois, par sa nièce Gracienne de Falise qui libère Guillaume, et la seconde fois par son épouse Margalie. Dans cette dernière occurrence, Sinagon n’est plus un roi puissant : depuis son récent mariage avec Margalie, il est « assotté ». D’ailleurs, ce mariage est présenté sous un étrange éclairage : Sinagon est vieux et son épouse, âgée de quinze ans, lui a été « donnée » par le roi des Indes ; elle n’éprouve pas d’amour pour Sinagon. On ne peut s’empêcher de voir dans cette union une résurgence du motif du désir incestueux, – situation répréhensible à laquelle le poète apporte très rapidement une réponse : conversion de la reine à la foi chrétienne et canonisation. « Sainte Susane est li doulce damme clamee ». (cf. v. 33292-307 et v. 33871-880).

518.

Le bâtard Gui de Carthage est à la tête d’une armée de dix mille chrétiens (cf. v. 33323) et Guillaume conduit également une armée de même importance (cf. v. 33347). D’autre part, Guillaume tue Lucion, le neveu de Sinagon (cf. v. 33348-369).

519.

L’auteur a également pris le soin de glisser une anticipation sur la future trahison du messager Henry ; cf. v. 33632-638. Le proverbe inséré dans les derniers vers du poème reprend cette leçon :

Pour ceu dit ung proverbe, que on norist tel garson

Que sault puissedit au maistre guerguechon. (v. 34294-295)

520.

Cf. v. 23576-623.

521.

Cf. v. 23715-723 :

Adont cil qui estoient au tente per desa

Vinrent a Lion, et chescun li priait

Mercy en bonne foid et il lour pardonnait.

Chescun li fist hommaige et li randirent la

Pallerne la citeit, et Lion y allait :

Le terre de Sezille tout a ly s’acordait.

En Rege la citeit la nouvelle en allait

Que Lion luit venus en Sezille desa

Et que tout li roialme a lui se raloiait.

522.

Cf. v. 29376-409. Chez son hôte, Guillaume apprend la situation des habitants de Bourges qui rappelle celle que Lion avait découverte en arrivant dans la cité : abus de pouvoir sur les habitants, détournements et vols, droit de cuissage, etc. Mais il y a plus grave : les fils d’Hermer prétendent être les héritiers de Bourges, et les Berruyers ont été contraints de leur faire hommage.

523.

Cf. J.‑L. Picherit, « L’évolution de quelques thèmes épiques : la dépossession, l’exhérédation, et la reconquête du fief », art. cit., p. 115-128 : « [la reconquête] forme un tout et boucle un circuit au cours duquel Lion a pris la relève de son père pour finalement récupérer le fief ancestral et restaurer l’honneur de la famille » (p. 120).

524.

Cf. H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1989, p. 94-95.

525.

Cf. v. 21603-604 ; cette citation est extraite de la déclaration de Lion aux soldats de Fouqueret qu’il renvoie à Charlemagne après les avoir fait raser et mutiler (v.21598-604).

526.

Marc Bloch, La Société Féodale, Paris, A. Michel, 1939, réimpr. 1994, p. 281 : « Durant le second âge féodal, caractérisé de toute part par une sorte de prise de conscience juridique, [l’investiture du fils après celle du père] se fit droit ».

527.

Cf. v. 4648-650 :

(…) « Or sai certennement

Que je sus hoir de Bourge et du grant chaissement,

Et que c’il quiert mon perre li prueve le m’aprant ; »

528.

Vers 4809.

529.

Cf. v. 29343-348 :

(…) Lion li donnait droit a son plain vivant :

La terre et le pays li donnait en estant.

Maix Guillaume n’i fuit oncque en son vivans ;

Se dit que se li homme ne lou vont cognissant

Que per le cor sonner l’iront trestout servant

Et qu’i demanderait a sonner l’ollifffant.

530.

Cf. v. 29532-543 et, également v. 29518-519 :

« (…) cil chevalier vient embler faulcement

L’esritaige Lion et cez filz ensement. »

531.

Cela est esquissé, quand Bauduyn recueille l’enfant : « Se je pués esploitier, pais n’irait a declin. » (v. 564)

532.

Bauduyn vient de révéler à Lion qu’il l’avait adopté et lui avait donné le prénom de « Lion » en mémoire de la lionne qui le nourrissait.

533.

Cf. v. 4106-113 :

« E, chaistiaulz, dit li anffe plain de nobilliteit,

Je cudoie moult tres bien, n’ait pas ung moix passéz,

Que tenir vous deusse et toute l’iretés

Quant Bauduyn seroit de ceu siecle finér ;

Maix or sai de certain je n’i arait ung delz,

Car oncque Bauduyn n’ot mon corpz engenrér.

Je ne sai dont je sus ne de confait rengner,

Ne saip qui fuit mes perre ne de queil hyretés. »

534.

Cf., par exemple : v. 21422-423 : « Et se je sus hoir (…) / Souverain dou pays (…) », v. 21553 : « Je sus droit hoir de Bourge », v. 21646 : « Il est droit hoir de Bourge, s’an ait la signorie », etc. Le vocable « hoir » s’applique au descendant direct de premier degré ; son emploi indique que l’héritage va normalement à cette catégorie de parents. Cf. Dictionnaire Historique de la Langue Française – Le Robert, dir. A. Rey, Paris, 1995, 1999 ; Cf. également D. Ion, La parenté dans Garin le Loheren et Gerbert de Mez. Étude littéraire, linguistique et anthropologique, Thèse de doctorat (dactylographiée), Université de Nancy II, 1989, p. 188-191.

535.

Marc Bloch, La Société Féodale, Paris, A. Michel, 1939, réimpr. 1994, p. 278-279. Cf. également E. Bournazel et J.‑P. Poly, La Mutation féodale, Paris, 1980.

536.

H. Bloch, op. cit., p. 103.

537.

Id. ibid ., p. 127.

538.

G. Duby, La Société au XI e et XII e siècles dans la région mâconnaise, École pratique des hautes études, 1971, et Hommes et structures du Moyen Âge I : La Société chevaleresque, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1979, repris dans Qu’est-ce que la société féodale ?, Paris, Flammarion, 2002, p. 7‑597 et 1051‑1205.

539.

E. Gaucher voit cette préoccupation prendre forme dès le IXe siècle : « Le sentiment lignager apparaît au moment où l’ « honneur », au sens carolingien du terme, cesse d’être une concession viagère et révocable, dépendant de la faveur temporaire du souverain, et devient un bien héréditaire, librement transmissible de père en fils, au sein d’une parenté solidement organisée. », La Biographie chevaleresque, Paris, Champion, 1994, p. 69.

540.

Au tournoi de Monlusant, les autres chevaliers le désignent ainsi :

« Il est de Lombardie, Bauduyn l’angenrait,

Li sire de Monclin ou riche caistel ait ; »  (v. 5243-244)

(…) « On l’appelle Lion.

C’est li filz Bauduyn de Monclin le baron

Qui ciet delez Florance, la citeit de renom. » (v. 7023-025)

541.

Cf. notamment les vers 8835, 9136, 9138, 9814, etc.

542.

Cf. également v. 20964-966 :

Dit li Blanc Chevalier : « Damoisialz de renom,

On vous tient si androit en guise d’un mouton !

Que n’allez vous a Bourge pour Dieu et pour son nom ? »

543.

Cf. v. 20938 sq. : non seulement Lion a oublié Charlemagne et Bourges, mais il ne se souvient plus ni de Florantine, ni d’Olivier et du royaume de Sicile ravagé par Garnier. Le pouvoir du monde féerique revêt ici une dimension significative.

544.

Après la conquête de Palerme, il couronne Guillaume roi de cette ville ;

Et pués en volt Guillaume son filz corronner.

La citeit de Pallerne li donnait a garder

Et le riche roialme dou tout a gouverner. (v. 26780-782)

545.

Cf. v. 26966-972 :

Ollivier et Guillaume li preux et li membrus

Ont partie lour terre, lez chaistialz et lez murs.

Li doulx anffan Lion ont lour terre partie.

Guillaume de Pallerne qui en tint la maistrie

Print Bourge en Berry en la soie baillie.

A Ollivier remest la haulte signorie

De Sezille la grant, celle terre garnie.

546.

Cf. v. 34044-061 et principalement le vers 34057 (Lion s’adresse à Guillaume et Olivier) :

« Que vous soiez ensamble amis et compaignon ».