Les liens noués au sein de la famille restreinte, par la filiation ou par les affinités, confèrent à celle‑ci une forte cohésion. Au sein des diverses cellules familiales composant ce groupe, il n’existe pas de dissension, hormis celles qui sont provoquées par des facteurs spécifiques, tels que le désir incestueux du père ou la jalousie de la belle-mère. Les atteintes portées aux membres du lignage de Bourges proviennent d’éléments extérieurs et se caractérisent généralement par un enchaînement de dégradations.
Ces dégradations peuvent prendre la forme d’atteintes aux possessions ; elles conduisent alors les héros à engager des actions pour lutter contre leurs effets négatifs. Cette lutte peut être soit solitaire parce qu’elle entre en corrélation avec la thématique de la recherche des origines, soit collective parce que la reconquête du territoire perdu devient la préoccupation du lignage entier. La reconquête de Bourges donne un exemple de cette progression dans le sens où le fief héréditaire « demeure le seul pôle d’attraction, le seul point de ralliement de la famille »712.
Cependant, le poème montre que l’emprise du mal ne saurait se contenir aux biens : étendant sans cesse son action, ce mal atteint l’individu dans son statut, dans son identité. Ces atteintes impliquent la mise en œuvre d’un processus de reconstruction, de réappropriation, dans lequel se dessine le parcours initiatique. Or, l’étude des personnages montre que ce parcours ne s’inscrit pas systématiquement dans une courbe ascendante. Ainsi, Herpin ne connaît pas de réelle réhabilitation, car son personnage se définit par le regard collectif, par sa position sociale et politique. Cette reconnaissance ne lui est pas accordée, pas plus que l’état de sainteté auquel il aspire.
La chanson de Lion de Bourges montre combien est encore fragile, dans le second âge médiéval, la perception de l’identité parce qu’elle est liée à la notion de personnalité individuelle. Cette thématique est remarquablement illustrée par les effets de la persécution des personnages féminins. La duchesse Alis et Joïeuse suivent un itinéraire douloureux, incluant l’errance, le recours au déguisement et au mensonge, jusqu’au martyre. Avant de parvenir au terme de celui‑ci, il leur faudra se dépouiller de leur condition féminine pour parvenir à la purification. Malgré les similitudes existant entre ces deux héroïnes, leur progression individuelle montre qu’il peut exister plusieurs chemins. Alis s’y engage en portant en elle toutes les valeurs de l’idéal chevaleresque qu’elle va transformer en idéal d’humilité. Et c’est en atteignant le degré le plus profond de l’humiliation qu’elle sera admise à la gloire de Dieu713. Son personnage propose la vision d’un héroïsme « féminisé ». Ce n’est pas l’image que reflète Joïeuse, car son parcours ne s’inscrit pas dans l’accomplissement d’actes à caractère héroïque ; marquée par la faute de l’inceste et portant dans sa chair les stigmates d’un châtiment imaginaire, elle est destinée au martyre. Les circonstances extraordinaires entourant sa vie font d’elle un personnage non intégré dans le groupe, rejeté par celui‑ci. Mais, sa fragilité n’est qu’apparente, car c’est l’exclusion qui la façonne et lui confère son intériorité, ce qui fait d’elle un caractère d’exception. L’impression de passivité, suggérée par les aventures de cette héroïne, n’était en réalité qu’un voile que le poète lève progressivement. Au terme de son chemin de martyr, le miracle signifie que Dieu l’avait choisie pour cette destinée exemplaire.
J.‑L. Picherit, « L’évolution de quelques thèmes épiques : la dépossession, l’exhérédation et la reconquête du fief », Olifant, vol. 11, n° 2, 1986, p. 115-128 (p. 118).
Cf. H. Legros, « La sainte : héroïsme et perfection au féminin », dans PRIS-MA, t. XVI/2, n° 32, Poitiers, Erlima, 2000, p. 231-248.