Conclusion de la deuxième partie

Les réseaux de parentèles à l’œuvre dans Lion de Bourges se déterminent en groupes appelés à interférer dans le parcours héroïque à des degrés différents. La place accordée aux relations de parenté avec certains barons de l’entourage carolingien définit d’elle‑même les limites de leur action et donne la représentation figée d’une parentèle condamnée à l’inaction. Censée apporter la protection, celle‑ci ne répond pas en termes de solidarité aux attentes des héros, malgré la présence de liens du sang assez forts, comme ceux établis par la relation avunculaire. La force n’émane pas de ce groupe : le conflit générateur de l’intrigue est résolu grâce à l’intervention divine. En signe prémonitoire de la voie dans laquelle devra s’inscrire la destinée héroïque, Dieu choisit d’accorder son aide à Lion pour la reconquête du fief héréditaire, point d’ancrage de la famille.

C’est donc en direction d’un groupe aux dimensions plus restreintes que le héros va chercher à inscrire son action. Cette entité est celle du lignage de Bourges, compris dans sa verticalité, organisé à partir de la cellule nucléaire initiale. L’écriture de la geste s’inscrit dans la généalogie, chaque génération reproduisant l’action de la précédente. « Le lignage fonctionne comme un principe d’organisation interne »714 de la chanson. En outre, cette entité a la particularité, dans Lion de Bourges, d’admettre, parallèlement aux relations de filiation ou établies par les alliances, des relations de paternité de substitution représentées par l’adoption et la parenté spirituelle. Cela revient à proposer trois représentations d’un même visage, et traduit l’importance que prend dans le poème la quête du Père. Ces trois « pères » impriment de leur marque le parcours initiatique du héros, dans le sens où celui‑ci va projeter son regard sur chacun d’eux à une période déterminée. La famille a donc pour vocation de fonctionner elle aussi comme le « principe d’organisation » évoqué par Howard Bloch, dans les trois âges de la destinée individuelle.

Facteur d’unité, la famille requiert un engagement intensif, car elle concentre sur elle toutes les formes d’atteintes aux biens et aux individus, jusqu’à la rupture de l’équilibre de certains personnages. Cet engagement perpétuel est un élément dynamique de l’intrigue, notamment en raison des incessantes agressions portées par un ennemi surgi de toutes parts : empereur assotté, rival jaloux, roi sarrasin ou traître berruyer, – autant d'adversaires qui disputent aux protagonistes de la chanson la possession des biens, selon un enchaînement en cascade. La cohésion du lignage de Bourges fait que chaque reconquête devient la préoccupation de tous les membres, qui s’emploient à rétablir l’ordre, repoussant sans arrêt les limites de leur investissement. Cependant, certaines de ces atteintes dépassent en dimension le niveau de leurs forces, soit parce que le désordre s’installe à nouveau, soit parce que, malgré leur cohésion, les membres de la famille ne peuvent rétablir l’ordre. Ces échecs fonctionnent comme un signal d’alerte ; ils signifient que l’action des héros n’est pas suffisante, et le constat de l’échec remet en question l’idéal d’engagement. Pourtant, il n’appartient pas réellement à l’homme de juger son action, car un Pouvoir supérieur intervient dans sa destinée.

Cela devient très manifeste lorsque ces troubles s’étendent à l’individu et qu’ils ont pour conséquence de lui faire perdre son statut, si ce n’est son identité. La perte du statut social, chez un personnage comme le duc Herpin de Bourges, s’accompagne d’un mouvement vers l’intériorité, parce que la réintégration dans l’ordre féodo-vassalique lui est refusée. Le repli sur soi, le désir de se soustraire à l’action de l’extérieur sont les témoins d’une aspiration à un état de quasi-sainteté. Il tente ainsi de s’approcher du surnaturel, dont les interventions dans certains de ses engagements lui ont déjà fait pressentir la présence. Pourtant, en ce domaine aussi, la reconnaissance lui est refusée. La destinée de Herpin ne s’inscrit donc pas dans une ascension vers la glorification ; l’auteur le confine dans une sorte d’impasse, signifiant ainsi que l’intégrité du statut, pour ce type de héros, est indissociable de sa position dans le groupe social et politique. Il n’y a donc ni accomplissement d’un idéal chevaleresque, ni dépassement épique.

Certains personnages de l’œuvre vont au-delà de cette forme de dépouillement jusqu’à en atteindre les limites : la persécution exercée sur les héroïnes féminines met en œuvre un processus de dégradation, allant de l’errance au martyre, dont elles sortiront glorifiées par la reconnaissance de Dieu, malgré un itinéraire différent. Par son engagement absolu et son appui fondamental sur les valeurs chrétiennes, Alis incarne une version féminine de l’idéal chevaleresque. Chaque épreuve imposée par Dieu hisse la duchesse vers la perfection, car elle est prédestinée à la sainteté. Être d’exception, elle reçoit directement les messages de Dieu par des voix célestes pendant son sommeil. Cette présence ne revêt pas la même forme dans la destinée de Joïeuse, car elle ne se définit pas par des engagements, mais par l’acceptation pure et simple du martyre. Joïeuse est caractérisée par la pureté, la transparence de l’âme. La duchesse Alis renvoie ainsi l’image d’un personnage qui marcherait aux côtés de Dieu, tandis que Joïeuse serait portée.

L’absence de grandes causes a montré que le salut de l’âme ne réside plus dans un engagement au service de la collectivité politique. Orientant son action en faveur de sa famille, le héros est confronté à des épreuves et même à des situations d’impasse. Omniprésent, le Tout-Puissant veille, mais ne délivre pas des réponses identiques. La justification accordée à Alis par la sainteté et à Joïeuse par le miracle montre que leur destinée est appelée à se jouer en faveur de la famille et les situe de plein droit au cœur du lignage de Bourges. Elles reçoivent la marque suprême de leur élection lorsqu’elles sont parvenues à la réunification. Cette distinction témoigne d’un intérêt croissant de Dieu pour l’Homme, ce qui implique que celui‑ci sache prendre la dimension de son individualité, qu’il l’accepte. Et pour cela, il lui faut se construire en s’identifiant à un modèle, son Père.

Notes
714.

H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 130.