Troisième Partie
À la recherche d’un ordre intérieur

Introduction de la troisième partie

L’évolution de l’épopée tardive est révélatrice d’un nouvel intérêt pour l’individu. Les engagements pour de grandes causes collectives, s’ils sont évoqués, ne constituent pas l’essentiel de l’intrigue et ont pour vocation unique de servir de toile de fond aux actions individuelles. Dans Lion de Bourges, le parcours de tous les héros participe de cette conception nouvelle de la destinée humaine qui se joue dans les limites de l’existence individuelle et non plus dans celles de la collectivité politique.

Qu’il s’agisse de Herpin, de Lion ou d’Olivier, on constate qu’il existe peu d’engagements héroïques dans Lion de Bourges qui connaissent une issue positive durable. Cela est le cas des actions entreprises en faveur des autres – la société carolingienne, la chrétienté en terre sarrasine – ou en faveur d’un entourage plus restreint défini par les liens du sang. La reconquête des biens perdus, la revendication du fief et le maintien de l’ordre dans celui-ci font l’objet d’une lutte constante. Perpétuellement, le mal se propage pour atteindre progressivement la cellule familiale, puis l’individu même, allant jusqu’à le fragiliser dans la perception de son identité.

Dans la toile complexe – presque trop riche – du récit, une image finit cependant par s’imposer. On peut retenir, pour la définir, la vision de cercles concentriques, au centre desquels se situe l’individu. Non pas le héros épique « monolithique » des premières chansons de geste715, mais un personnage dont les poètes se plaisent à esquisser le portrait dès le XIIIe siècle716. Certains traits de la tradition épique sont conservés, mais ils montrent un infléchissement ; par exemple, si l’engagement en faveur d’un ensemble de valeurs fondamentales persiste, la démesure du héros célébrée dans les premières épopées ne s’impose plus comme un modèle. Marguerite Rossi a donné à ce sujet une définition très précise : « Si la vaillance n’est pas dépréciée, elle n’est plus un absolu ; elle ne tire pas davantage son sens de sa mise au service d’une mystique profane ou sacrée ; elle s’accompagne chez le héros parfait d’une aptitude à la réflexion liée à une rationalisation progressive de la vie sociale et des institutions »717. Cette évolution est sensible dans Lion de Bourges, comme dans les œuvres contemporaines. Tensions entre pouvoir et aristocratie, conflits entre lignages composent autour du personnage un climat social et politique instable, dans lequel l’engagement répond au souci majeur de rétablir l’ordre sur le plan politique, familial et individuel. Ce triple objectif s’organise selon une forme pyramidale et façonne la destinée terrestre du héros, car la recherche du sens même de cette destinée requiert une constante remise en question.

En dépit des inflexions apportées par les trouvères, l’héritage de la tradition épique demeure et nourrit la trame. À celui-ci, se superposent les apports du genre romanesque, des contes de tradition folklorique et l’intrusion du merveilleux. D’ailleurs, est-il suffisant d’évoquer une notion de superposition, alors que la conception du héros dans la poésie épique tardive laisse penser qu’il s’agit d’un véritable remodelage ? Mis à part le fait que les chansons tardives, comme Lion de Bourges ou Tristan de Nanteuil, présentent la particularité de retracer la vie complète des héros718 (et non une période précise, comme cela est le cas dans les premières chansons), on peut néanmoins constater que le poète a constamment cherché à rendre compte d’une évolution du comportement héroïque sous l’influence d’éléments extérieurs caractéristiques : sans le Blanc Chevalier, Lion serait-il le même héros ? De son départ de Monclin à son rendez-vous avec Clariande, aurait-il toujours la même foi en ses engagements ou, à l’opposé, la même désinvolture ? Ces interrogations ne sont pas particulières à notre poème. Les similitudes constatées entre la chanson de Tristan de Nanteuil et celle de Lion de Bourges invitent à reprendre le raisonnement poursuivi par Alban Georges. Ni épique, ni tout à fait romanesque, le héros de l’épopée tardive « n’est plus identique à lui-même d’un bout à l’autre de la chanson (…). Le nouveau héros épique peut incarner successivement des types différents, il peut être lui-même et son contraire, sous l’influence des événements – ou plutôt sous la tutelle d’une matrice narrative foisonnante »719. Avec cette aptitude à se remettre en question, le personnage acquiert une profondeur psychologique, ce qui constitue un facteur nouveau dans le genre épique dont se réclame la chanson de Lion de Bourges.

Les engagements évoqués précédemment mettent en évidence une permanence de traits caractéristiques : le héros aspire toujours à la perfection et chaque acte est réalisé en ce sens ; il cherche quelle signification donner à ses engagements, mais, à la différence de ce qui se passait dans les premières chansons, ceux-ci ne lui sont pas dictés par un ordre politique ou chrétien établi. L’affaiblissement des relations féodo-vassaliques lui permet – ou lui impose – de faire d’autres choix. Cela est-il pour autant synonyme de liberté ? Les difficultés rencontrées pour trouver l’harmonie au sein des relations lignagères, conçues en termes de solidarité et de réciprocité, tendent à prouver le contraire. Il en est de même en ce qui concerne la quête des origines ; bien souvent, le héros semble prisonnier d’un mal qui resserre son étreinte et fait obstacle à sa volonté. L’œuvre suggère à maintes reprises une impression de désordre, de piétinement. De plus, les échecs subis génèrent le doute sur la finalité de l’engagement et sur l’identité même. On peut se souvenir des doutes exprimés par Olivier (« Ains ne fus filz Lion »720), alors qu’il a déjà été reconnu par son père.

L’expression du doute dans cette occurrence est significative, car elle rouvre à vif une blessure. Or, cette blessure est, dans Lion de Bourges, l’essence même du héros. Perpétuellement en quête de son identité, il ne peut guérir qu’en retrouvant l’image de son père et la certitude de ses attaches par le sang, au sens le plus fort de ce terme. Sur ce long parcours jonché d’obstacles, le Blanc Chevalier va tenir constamment en éveil une lumière. Tantôt voilée aux yeux de Lion, tantôt éclatante, cette lumière – en raison de la nature spécifique du Blanc Chevalier – ne serait-elle pas plutôt un guide vers le domaine du surnaturel ? En définitive, la quête de l’identité, sous l’influence du merveilleux chrétien, ne doit-elle pas être entendue comme une quête spirituelle ?

Notes
715.

Cf. A. Georges, Tristan de Nanteuil, Écriture et imaginaire épiques au XIVe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 437.

716.

On peut retenir notamment l’image de héros tels que Huon de Bordeaux ou Gaydon.

717.

M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’Évolution du Genre épique au XIII e siècle, Paris, Champion, 1975, p. 492. L’auteur voit se profiler, dans Huon de Bordeaux, une nouvelle conception : « Huon, héros d’un nouveau genre, représente un tout autre idéal humain » ayant perdu les caractéristiques de « démesure dans le bien ou le péché » propres au héros épique. (p. 491).

718.

Cf. F. Suard, « L’Épopée française tardive (XIVe – XVe s.) », Études de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offertes à J. Horrent, éd. par J.-M. d’Heur et N. Cherubini,Liège, 1980, p. 449-460, repris dans Chanson de geste et tradition épique en France au Moyen Âge, Caen, Paradigme, 1994, p. 243-254 : « La chanson de geste tardive se propose (…) de présenter l’histoire complète de nombreux personnages, alors que les textes antérieurs limitent leur projet narratif à une action déterminée centrée sur quelques protagonistes. » (p. 244).

719.

A. Georges, op. cit., p. 438.

720.

Olivier accepte de passer l’épreuve du cor pour se faire reconnaître comme héritier de Lion, mais il échoue puisque le cor est falsifié. Cf. v. 30397-405.