Chapitre premier
La genèse du heros

Le thème de la recherche des origines apparaît dès le XIIIe siècle dans la poésie épique, notamment dans Parise la Duchesse, et constitue la trame narrative de nombreuses œuvres contemporaines de Lion de Bourges, telles que Tristan de Nanteuil ou Florent et Octavien. Son utilisation n’est pas un fait isolé et traduit un déplacement du centre d’intérêt en direction de la destinée individuelle.

Pourtant, malgré toutes les similitudes qu’elle présente avec des œuvres contemporaines ou légèrement antérieures – dans le genre épique comme dans le roman – la chanson de Lion de Bourges garde ses spécificités. En effet, bien que le regard se porte en priorité sur le parcours initiatique du héros éponyme, plusieurs personnages, en réalité, se partagent la vocation d’en donner une représentation complète : cela justifie la récurrence de certains motifs, tels que l’enlèvement ou l’abandon d’un enfant. Par exemple, Lion et Olivier sont tous les deux des enfants perdus, mais la disparité du cadre entourant leurs enfances a un retentissement sur les premières étapes de leur parcours ; ce sont deux trajets qui tantôt se rejoignent, tantôt s’éloignent. Nous avions déjà évoqué l’organisation en geste du lignage de Bourges, en mentionnant que quatre générations étaient impliquées. Fidèle au projet annoncé dans le prologue, le trouvère réduit sensiblement les limites de son récit à la vie de Lion, avec une brève conclusion sur les fils de celui-ci en fin de poème. La structure narrative s’appuie sur l’itinéraire de Lion et, à l’intérieur de chaque cellule nucléaire, sur le parcours presque complet des autres personnages de l’œuvre : de la naissance à la mort pour Olivier, Guillaume et Girart, du bannissement à la mort pour Herpin721. Les épreuves rencontrées par chacun d’entre eux s’ordonnent ainsi pour donner un sens à la lecture de l’œuvre et conférer une évolution au personnage héroïque.

La conjugaison du thème de la dispersion familiale (par enlèvements ou abandons d’enfants) avec ceux du bannissement et de la confiscation du fief modifie considérablement le cadre entourant le héros, par rapport à celui que les poètes mettaient en place dans les premières chansons. On ne retrouve pas, dans les enfances du protagoniste de Lion de Bourges, la trace d’un entourage social et familial qui lui permette de connaître son statut, qui lui désigne la voie à suivre722. Cela aboutit à lui conférer une situation particulière, principalement caractérisée par l’isolement et l’ignorance des origines. Cette dernière provoque la prise de conscience d’un manque, qui se trouve néanmoins contredit par le sentiment d’une certaine prédestination. Une alternance de doutes et de certitudes caractérise ainsi la personnalité du héros dans Lion de Bourges et lui donne toute son ambiguïté. Alors que celui-ci ne possède aucune des valeurs qui lui permettraient d’accomplir sa destinée héroïque selon un axe défini par des éléments extérieurs, tels que l’entourage social et familial, il va devoir entreprendre une véritable construction de son identité et de sa personnalité, accomplir un véritable travail de genèse.

Pour parvenir à ce but et à la réalisation d’un idéal, qui pour l’heure est terrestre, il doit mettre en œuvre une série d’actions : les unes pour pallier ses handicaps particuliers, les autres pour se faire reconnaître comme héros. Dans cette étape, toutes ses initiatives ont pour but de gommer ce qui le différencie du modèle chevaleresque qu’il s’est fixé. La recherche de la reconnaissance sociale ouvre le parcours initiatique, car c’est sous le regard des autres qu’il commence à se construire et à s’identifier à ce modèle.

Mais cela est-il suffisant ? Ce palier franchi se révélerait alors n’être qu’une phase de préparation destinée à hisser le héros vers un accomplissement supérieur. Ce n’est plus le regard des autres qui importe, mais celui qu’il porte sur lui – son regard intérieur qui le conduira à la découverte de lui‑même. La quête des origines préside à cette recherche, pendant laquelle chaque indice recueilli contribue à esquisser l’image du père. D’où, ce désir de ressemblance et d’identification, qui exerce une force d’attraction constante.

Notes
721.

On retrouve ce canevas typique des épopées tardives – les « épopées familiales » – dans Tristan de Nanteuil, La Belle Hélène de Constantinople, Florent et Octavien, etc.

722.

Cf. A. Labbé, « L’enfant, le lignage et la guerre dans Girart de Roussillon », Les relations de parenté dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUER MA, 1989, p. 47-68.