a) - Une naissance hors normes

Des circonstances exceptionnelles président à la naissance et aux enfances des héros dans Lion de Bourges : lieux et éléments hostiles, dons des fées, présence et protection d’animaux sauvages, miracle du nourrisson épargné par son bourreau sont autant de signes distinctifs, dans lesquels se reconnaît l’empreinte du merveilleux – le mirabilis – et du surnaturel chrétien – le miraculosus 724. Dès les premiers instants, l’enfant est choisi, par des puissances qui le dépassent, pour connaître une destinée exceptionnelle, qui le différenciera du reste de l’humanité. Il est, en quelque sorte, prédestiné à être un héros.

Le lieu dans lequel la naissance se produit revêt une fonction symbolique, si celui‑ci se situe hors des limites définissant l’espace investi par la civilisation. Ainsi, Lion naît dans la forêt de Lombardie, pendant l’exil de ses parents725. Dans l’imaginaire médiéval, la forêt est un « espace hostile, vide d’hommes (…) lourd de menaces »726. Lieu d’embuscade dans la poésie épique, elle devient, sous l’influence romanesque, celui de l’aventure chevaleresque, et les contes populaires font d’elle le repaire des bêtes sauvages. À la valeur symbolique de la forêt, s’ajoute celui des éléments : lorsque Herpin constate la disparition de sa femme et de l’enfant, un violent orage éclate. Cet entourage confère un caractère exceptionnel à la naissance du héros et préfigure une destinée hors du commun, – comme la mer déformée par la tempête dans Tristan de Nanteuil, car le milieu marin est doté, dans l’imaginaire médiéval, des mêmes valeurs symboliques. Déjà présent dans Parise la Duchesse, le motif de la naissance dans la forêt727 entre en corrélation avec celui de l’enlèvement de la mère ou de l’enfant728, en l’absence du roi.

Cette absence à la naissance de l’enfant est un élément constant, malgré les variations des motifs employés. Dans le cas de Lion, la duchesse Alis est seule dans la forêt, car elle vient d’éloigner le roi en lui demandant d’aller quérir une aide féminine :

‘- « Sire, dit la duchesse, il vous en fault aller ;
Au dehors de ceu boix n’avez loing a errer
Pour savoir se poriez nulle femme trouver.
Allez y, doulz compain, pansez de vous haister !
Au muelx que je porait, volrait mon mal pourter. » (v. 374-378)’

Le fait que le mari ne puisse assister à l’accouchement répond à une conception répandue selon laquelle cet acte demeure « une affaire de femme »729. Lorsque naissent Olivier et Guillaume, Lion a quitté Monlusant pour entreprendre la recherche de ses parents, malgré les supplications de Florantine. À la troisième génération, l’absence d’Olivier, à la naissance de ses enfants, reproduit le schéma du conte T.706, dans lequel le roi, appelé à faire une guerre, laisse son épouse aux mains de la méchante belle-mère. Quelles que soient les raisons de l’éloignement du roi à la naissance du ou des héritiers, son absence a pour effet de fragiliser la cellule familiale qui se trouve ainsi exposée au danger. Cette situation fragile se concrétise rapidement par une surenchère d’enlèvements et d’abandons. Comme dans Tristan de Nanteuil, l’enfant est abandonné après l’enlèvement de sa mère. La duchesse Alis est enlevée par trois voleurs, parce qu’elle représente à leurs yeux une valeur marchande. « Tres chier la vanderons » projettent les voleurs. Ainsi, Lion se trouve abandonné par ceux‑ci, parce qu’il ne présente aucun intérêt pour eux : « C’est mavaise merchandie »730. L’abandon peut également résulter de l’enlèvement de l’enfant : profitant du départ de Lion, Garnier de Calabre organise l’enlèvement des enfants pour détruire le lignage de Bourges731, mais le plan échoue partiellement puisque la fausse pèlerine envoyée par Genoivre ne peut s’emparer que d’un seul des jumeaux. Ainsi, quel que soit le motif initialement utilisé, cela revient à exposer l’enfant à une même situation. Olivier est abandonné sous un arbre – un olivier – par le bourreau chargé de l’exécuter, mais celui‑ci, attendri par le sourire de l’enfant, décide de l’épargner :

‘Or oiez le miraicle, pour Dieu je vous en prie,
Que Dieu fist de l’anffan qui fuit de grant lignie.
Li anffe, qui au grez Dieu qui de Vierge saintie
(…)
Prist a geter ung ris, (…) (v. 15244-249)’

Le thème de l’enfant qui échappe à la mort apparaît ici, comme dans la majorité des textes qui lui font référence, en corrélation avec l’attendrissement du bourreau chargé de l’exécuter. Développé différemment selon les auteurs, ce thème peut associer celui de l’animal, un gibier pourchassé, qui permet la découverte de l’enfant732. Celui-ci est placé sous la protection divine :

‘Desous ung ollivier dont la feulle verdie
U l’on vait desdusant quant li solleil flambie,
La vint mettre l’anffan que point ne s’i descrie.
Et quant il li ot mis, a haulte voix c’escrie :
« Anffe, je te commant au filz sainte Marie,
Jhesu Crist, qu’i te garisse, qui sa chair ot playe
En croix pour raicheter tout humainne lignie. » (v. 15267-273)’

L’exposition de l’enfant dans un lieu hostile, principalement la forêt, se charge d’une valeur symbolique dans la destinée héroïque. Abandonné aux éléments, l’enfant est, dans le substrat mythologique, « comme un défi jeté à la face du destin » selon M. Éliade : « Protégé par les éléments cosmiques, l’enfant abandonné devient le plus souvent héros, roi ou saint »733. La religion chrétienne interprète la survie de l’orphelin comme le signe d’une élection divine, car elle signifie que Dieu a réalisé un miracle. Et, comme le souligne J. Le Goff, « dans le miracle il y a un seul auteur, mais un seul auteur qui est Dieu »734. Dans Tristan de Nanteuil, Garnier de Valvenise avait donné l’ordre d’exposer Doon dans la forêt, où il reste deux jours sans boire ni manger735, avant d’être recueilli par le forestier. Ainsi, ces lieux perçus comme hostiles peuvent aussi devenir ceux du miracle, car les éléments obéissent au Créateur : la mer dépose l’enfant à terre, la forêt devient l’asile où interviennent des créatures merveilleuses, au travers desquelles se manifeste la présence divine ; la sirène qui nourrit Tristan sur la nef à la dérive est envoyée par Dieu :

‘Mais Dieu lui envoya par grace une seraine
Qui moitié femme estoit et ly aultre racine
Estoit sy c’uns poissons, mais la vertu divine
Y ouvra tellement que toute estoit encline
La seraine de mer qui de Dieu estoit digne. (Tristan de Nanteuil, v. 420-425)’

C’est également grâce à une intervention divine que l’un des fils d’Hélène, dans La Belle Hélène de Constantinople, peut être miraculeusement sauvé de la « gueule » du loup qui l’emporte. Le bon ermite Félix – « uns sains hons» – adresse une prière à Dieu et le loup abandonne sa proie : « Dieu (…) l’escouta » 736.

 Dès sa naissance, le héros éponyme porte l’empreinte du merveilleux. Après son abandon dans la forêt par les voleurs qui viennent d’enlever la duchesse Alis, il reçoit la visite de quatre fées, notamment Oriande et Morgue, qui lui prodiguent des soins et formulent des vœux :

‘Dit li une dez fee : « Je vuelz l’annfan donner
Ung don noble et poissant pour lui a recouvrer,
Car je vuelz c’on nou puist n’ossire n’affoller
En nezune baitaille ou cez corpz puist antrer,
Et que nezune beste ne lou puist devorer.
- Damme, dit Oriande, ceu vous doit moult loier !
Et je li donne aussi pour ly faire dobter,
C’on ne puist plux herdis en nulz pays trover ».
Et la thierce dez fee si dit a brief parrler :
« Je vuelz ains que sez corpz puist a honnour monter
Qu’il ait planteit a ffaire et assez a ppourter ; »
Morgue, qui fuit la quarte, se vait forment yrer,
Et dist : « Damme, si dont fait bien a refuzer !
Maix pour ceu que je vuel cel anffans recovrer,
Arait ansois qu’i muere roialme a governer
Et pourterait coronne pour li plux honnorer. » (v. 423‑438) ’

La présence des fées et les vœux formulés agissent dans le même sens que les indices dont l’enfant est déjà porteur ; d’ailleurs, les fées remarquent la croix royale sur l’épaule du nourrisson : « La croix vermeille virent qui relusoit moult cler »737. En privilégiant les qualités chevaleresques, les dons reçus à la naissance participent d’une idéologie héroïque, fondée sur des valeurs traditionnelles telles que la prouesse ou le renom. Cependant, compte tenu des circonstances exceptionnelles entourant la naissance de Lion, son parcours ne pourra pas s’inscrire dans la logique pure de l’ordre féodal, comme cela était fréquent dans les premières épopées. Et c’est précisément dans cet espace vide autour de lui que se révèle la présence du merveilleux, en agissant, dans sa destinée, comme élément protecteur. Cela est voulu dès les premiers instants et se trouve confirmé : le lion ne dévore pas l’enfant, mais le nourrit. À l’inverse de Gombaut, que la prédiction du diable a voué à la mort, Lion bénéficie de la protection énoncée dans le don de la première fée. La trame narrative montre à loisir qu’il n’est pas possible pour le héros de trouver dans son entourage le cadre nécessaire à l’accomplissement de sa destinée terrestre, que cela soit en termes de justification ou d’assistance : en l’absence de ce cadre, ce sont des éléments appartenant au domaine du merveilleux qui vont se substituer à l’entourage.

Cet ensemble de signes marquant l’enfant trouvé se retrouve fréquemment dans les poèmes du XIVe siècle fondés sur la thématique de la famille dispersée. Par exemple, le motif de la créature merveilleuse qui allaite est présent dans Tristan de Nanteuil : une sirène, puis une cerve sont les nourrices de Tristan738. Un schéma sensiblement identique est développé dans La Belle Hélène de Constantinople. Claude Roussel estime que les trouvères se sont inspirés de contes folkloriques et de la Légende de saint Eustache 739, pour entourer les enfances des héros d’éléments symboliques. La présence des fées auprès de l’enfant abandonné dans la forêt se trouve dans certaines chansons de geste antérieures à Lion de Bourges (par exemple Maugis d’Aigremont, où le nourrisson abandonné dans la forêt – comme Lion – est trouvé et baptisé par la fée Oriande740), mais elle apparaît plus fréquemment dans le roman ou dans les remaniements plus tardifs. Au XIVe siècle, dans la version en alexandrins d’Ogier le Danois, Ogier reçoit la visite des fées, qui lui octroient des dons, notamment l’amour de la fée Morgue741. Dans Huon de Bordeaux, c’est Auberon, qui bénéficie des dons de quatre fées à sa naissance, mais le caractère surnaturel de ces dons est étroitement lié au fait que les pouvoirs et les objets magiques dont il dispose sont toujours placés sous l’autorité divine742. Comme il l’explique à Huon, la quatrième fée lui a accordé le don d’apprivoiser tous les animaux, mais surtout celui de pouvoir connaître tous les secrets du paradis : « De parraidis sai ge tout le[z] secrez »743. Les dons des fées envers Auberon sont l’expression de la volonté divine, puisque celui‑ci est appelé à siéger auprès de Dieu744. Il est ainsi « promis dès sa naissance à une sorte de sainteté naturelle »745. Dans Lion de Bourges, le personnage d’Auberon est fidèle à la tradition du folklore germanique qui lui confère une personnalité belliqueuse, mais bienfaisante. Il conserve ses pouvoirs de personnage faé, dont celui de se métamorphoser.

Si le poète de Lion de Bourges a manifestement puisé les modèles de certains personnages féeriques dans Huon de Bordeaux, notamment les noms des fées (avec quelques variantes, peut-être dues à une erreur de copiste), il a modelé le motif de la visite des fées pour l’adapter au caractère épique de son personnage. Là encore, se manifeste une volonté de rester fidèle à un mode d’écriture, tout en enrichissant le texte d’éléments appréciés dès le XIIIe siècle. Les continuations de Huon de Bordeaux montrent à quel point cet enrichissement a joué sur le texte746. Dans la Chanson d’Esclarmonde, ce sont trente fées, envoyées par Auberon, qui assistent à la naissance de Clarisse747. La fée Oriande, citée comme « marraine » de Lion, connaît une popularité certaine dans la littérature épique tardive : présente dans cette première continuation de Huon de Bordeaux et dans Clarisse et Florent, elle assurait l’éducation du héros dans Maugis d’Aigremont. On la retrouve, avec le roi Arthur et la fée Morgue, accueillant Baudouin de Bouillon et ses compagnons au Royaume de Féerie dans la chanson du Bâtard de Bouillon 748. Ainsi marqué, le héros est destiné à ce que son parcours le conduise à se trouver, à plusieurs reprises, en présence des fées, notamment Morgue, dans des épisodes décisifs. Dans la suite du poème, le prénom d’Oriande se trouve modifié en Gloriande, qui a une fonction d’initiatrice dans Tristan de Nanteuil 749 .

La littérature épique tardive est très riche en enfants enlevés ou abandonnés, recueillis et nourris par des animaux sauvages qui deviennent leurs protecteurs, alors que dans les poèmes antérieurs l’enlèvement d’un enfant est surtout le fait des Sarrasins750. Des lions, des loups, des singes peuplent les forêts des poèmes influencés par la légende de saint Eustache. D’une façon générale, le lion se montre nettement plus bienveillant que les autres animaux car, selon une croyance médiévale, il reconnaît et accorde sa protection à l’enfant de sang royal751, étant lui‑même une bête royale. François Suard n’hésite pas à voir dans ce thème un « véritable topos » : « L’introduction de la légende de Placide‑Eustache dans la littérature romanesque dès le XIIe siècle avec Guillaume d’Angleterre, combinée à la tradition du lion reconnaissant, fait de l’intervention d’un animal dans l’enfance des héros un véritable topos »752. Ni le lion qui emporte l’autre fils d’Hélène ni le lion de notre poème ne manifestent une quelconque hostilité à l’égard des enfants. Dans Lion de Bourges, il emporte le nourrisson dans sa tanière et le nourrit pendant quatre jours753, alors que dans La Belle Hélène, le lion n’a pas pour vocation de nourrir (il désigne une chèvre pour remplir cette fonction). Le thème du lion protecteur est longuement développé dans Florent et Octavien 754, où le lion est perçu comme un envoyé de Dieu pour veiller sur l’enfant ; il exerce une certaine fascination sur les marins :

‘Car je croy bien que Dieu qui tout a a jugier
Ordonna le lÿon pour l’enfant aidier.
Detourner ne s’en peuvent pour nulle rien vivant,
Moult grant merveille en hont les petis et les grans.
« Par Dieu, se dit le maistre, je croy mien essïant
Que Dieu le veult sauver, il est bien apparent »755.’

La protection du lion s’étend bien au-delà de la période de l’enfance et, désormais, le héros, Octavien, appelé le « chevalier au lion », sera accompagné en toutes circonstances par l’animal, qui est reconnu comme une aide divine ; c’est d’ailleurs l’avis des Sarrasins épouvantés par la fureur du lion : « c’est leur dieu Jhesu Crist / Qu’en guise de lÿon veult aider ses amys »756. Malgré des similitudes apparentes, l’éditrice du poème, N. Laborderie, ne retient pas la possibilité d’une influence certaine du Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes sur la chanson en raison même de la différence d’inspiration qui préside à l’organisation de celle‑ci : « le roman arthurien où un chevalier, Yvain, cherche “l’aventure” n’a rien de commun dans son inspiration avec le genre de la chanson de geste du XIVe siècle »757, mais ce n’est pas l’opinion de F. Suard qui pense que « cette présentation d’un lion combattant aux côtés du chevalier auquel il s’est attaché a sans doute pour origine le roman du Chevalier au Lion de Chrétien »758. Dans tous les cas, la protection du héros par le lion est une manifestation de l’attention que Dieu prête à la destinée de celui‑ci.

Le poète de Lion de Bourges n’a pas effectué les mêmes choix pour le rôle imparti au lion, – rôle d’ailleurs très limité dans le temps, puisque l’animal meurt de chagrin peu de temps après que l’enfant lui a été retiré. D’autre part, il laisse planer une certaine ambiguïté sur le sexe de l’animal – lion qui protège, lionne qui allaite – qu’il résout rapidement en transformant le lion en lionne759. Image plus discrète, donc qui conserve cependant un rôle déterminant dans la destinée du jeune homme, puisque cette image même inspire un nom qu’il ne voudrait pour rien au monde modifier, ainsi qu’il l’explique à Florantine :

‘« Damme, j’ai nom Lion, si me fist on clamer.
- Et dont vous vient ce nom ? dit la damme az vis cler.
- Damme, s’ai dit Lion, j’ai oyr recorder
Baudowin mon signour, qui me vault alever,
Que per ung boix alloit et chessier et berser,
Se trovait le mien corpz ains qu’il deust passer
Per decoste ung lion que moult fist a doubter ;
Quaitre jour me norit san moy a villonner ;
Adont me fist saisir et avec ly porter.
Li lion me suyt quant me vit eslever ;
Jusques az chaistel Bauduyn commansait a crier
Et en morut de duelz, ceu puet on bien panser.
Adont me fist mes sire baptissier et lever
Et en nom de baitesme me fist « Lion » clamer ;
Oncque pués ne me vault le mien nom remuer ». (v. 6134-148)’

Avant même de pouvoir s’approprier une représentation de l’image paternelle, le jeune chevalier se donne comme première pièce de la construction de son identité l’image du lion. Or, celle-ci préfigure la royauté. Ainsi, le processus de marquage de l’individu, initié par la main divine, se poursuit par le jeu de l’entourage, et chaque élément confirme la prédestination de celui‑ci.

Divers signes caractérisent donc, dès sa naissance, le héros en devenir dans Lion de Bourges selon une alternance entre éléments positifs et négatifs. Parmi ces derniers, l’abandon et l’enlèvement ont pour première conséquence de priver l’enfant d’un nom qui lui avait été attribué – ou qui aurait pu l’être – dans la continuité du lignage. Le poème montre nettement que le choix du nom ne saurait être fortuit et que la perte ou l’ignorance de celui-ci empêche le processus d’identification au père de s’accomplir normalement. Lors de son départ de Monlusant, Lion, ne doutant pas d’avoir engendré un héritier mâle, avait demandé que son fils à naître fût baptisé Herpin en souvenir de son père760. Olivier ne portera jamais ce nom, puisqu’il conserve celui que son père adoptif lui attribue. On ne sera donc pas étonné de voir le même schéma se dessiner à la génération suivante ; avant de quitter Caffaut, Olivier prie Joïeuse de nommer Herpin761 l’enfant à naître et renouvelle cette demande dans la lettre qu’il fait écrire à l’intention de son épouse, lorsqu’il apprend par un messager la naissance d’enfants jumeaux :

‘Ung autre brief fist faire li roy san demouree ;
A sa damme mandoit li roy chiere membree
Qu’elle pansait de lui comme damme et amee
Et que la fille soit Florantine clamee
Pour itant que sa mere fuit ensement nommee ;
Cez filz ait nom Herpin san point de l’arestee. (v. 31181-186)’

À chaque génération se renouvelle le souci permanent de reconstruire un lignage fragilisé par les dispersions familiales, dont Herpin s’impose comme la figure capitale, comme idéal du père à imiter, – d’où la nécessité de retransmettre à l’enfant le nom perdu, afin d’effacer les stigmates de cette rupture momentanée. Ce modèle, implicitement contenu dans la dénomination de l’ancêtre, détermine déjà le statut de l’enfant et son destin. L’enfant mâle est appelé à devenir l’héritier du fief et à assurer la pérennité du lignage. Le nom, au même titre que le sang, véhicule les valeurs d’héroïsme dont se revendiquent les protagonistes du poème. En ce sens, le choix de celui‑ci répond au même désir que l’engagement héroïque en faveur de la famille. Certains textes font apparaître un écho de cette préoccupation qui se retrouve lors du baptême de l’enfant recueilli. Le père adoptif, ou le parrain, lui attribue son propre nom : dans Parise la Duchesse, le roi de Hongrie qui recueille l’enfant volé le fait baptiser Hugues762. Dans Richars li Biaus, l’enfant reçoit le nom du comte763. Huguet et Richars sont destinés à épouser la fille de leur parrain et, dans chacun de ces deux poèmes, le roi de Hongrie et le comte Richard voient dans cet acte la possibilité de transmettre leur royaume764. Il y a donc réellement la recherche d’un point d’ancrage et une volonté de construire des relations de parenté par la filiation spirituelle et par l’affinité. C’est à ce prix que se joue la promesse de continuité765. Se référant aux usages qui prévalaient à l’attribution des noms jusqu’à la fin du Moyen Âge, C. Klapisch-Zuber affirmait que celle-ci traduisait l’existence de « règles sous-jacentes [qui] déterminent certains des rapports entre l’individu et le groupe social auquel il appartient, sa participation aux règles de ce groupe. [Ces règles] révèlent la conception même qu’on se faisait de l’individu et la marge sur laquelle on jouait pour influer sur son destin et pour former sa personnalité »766. Cercle étroit dans lequel devrait s’inscrire la destinée de l’enfant, le stock des prénoms est un élément du patrimoine familial transmissible.

L’attribution du nom par le père adoptif dans Lion de Bourges n’obéit cependant pas systématiquement aux mêmes règles et le choix rappelle alors les éléments entourant l’enfant trouvé. C’est le cas de Lion et d’Olivier, dont les noms sont en relation étroite avec les circonstances entourant leur découverte767. Lorsque Bauduyn fait baptiser le nourrisson, il lui attribue le nom de son premier protecteur :

‘L’anffan fist baptisier tantost per boin destin ;
Per l’acort de cez homme que pas ne sont farin
Mirent l’anffan ung nom pour le lyon maistin
Que l’anffans ot noris de boin cuer san angin :
Lyon aroit a nom sans jamaix avoir fin ;
Ensement l’appellerent la antour li voisin. (v.576-581)’

Le même procédé est dupliqué lorsque le vacher Élie ramène à la ferme l’enfant trouvé :

‘[Elie] dit : « Bien que por tant que l’anffanson trouvais
Per desous l’ollivier es boix per dela,
Que le nom d’Ollivier appeler le ferait. »
Tout ansement le fist comme le devisait.
Ollivier l’appellerent, cis non li demorait ;
Ensi serait appellés tant comme il viverait. (v. 15375-380)’

Lion et Olivierconservent toute leur vie les noms qui leur sont attribués au moment de leur baptême, à la différence des enfants d’Hélène, dans la Belle Hélène de Constantinople. L’ermite, qui les recueille et les nourrit pendant seize années, ne les baptise pas : il leur attribue des noms – Lion et Bras – en relation directe avec les circonstances entourant leur situation768. Ce n’est que lors de leur baptême, par l’archevêque de Tours, qu’ils prendront les prénoms chrétiens de Martin et Brice769.

Déjà, les protagonistes de Lion de Bourges s’inscrivent dans un contexte de différenciation, notamment par le manque que constitue l’absence d’un nom témoin du patrilignage. La continuité de celui-ci, la transmission de ses valeurs morales et héroïques doivent donc se faire par d’autres moyens. À cette problématique, le poète apporte une réponse particulière qui s’inscrit toujours dans la même logique de genèse du héros.

Notes
724.

Cf. J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 22.

725.

Cf. v. 381-387 :

(…) Dieu fist la duchesse d’un bialz filz delivrer,

Que sus la droite espaulle au vray considerer

Ot une croix vermeille. La damme o le vis cler

Ait saisis son anffan ; le prist a escolleir.

Bien vit que c’est ung filz, Dieu a prist a loer,

Pués ait dit : « Hoir de Bourge c’on fist desheriter,

Dieu vous vuelle pourvir et voustre cor garder ! »

726.

C. Roussel, Conter de geste au XIV e siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 202.

727.

Parise la Duchesse, éd. M. Plouzeau, Aix-en-Provence, CUER MA, 1986, 2 tomes, v. 823‑825 et v. 834 : « Or puez tu mout bien dire q’an povre leu fuz nez ! ».

728.

Dans cette chanson, le fils de Parise est enlevé par mégarde dans le manteau qui le protège, pendant le sommeil de la reine (v. 861-964).

729.

C. Roussel, op. cit., p. 31.

730.

Cf. v. 388-411.

731.

Le motif de l’enlèvement par une personne malveillante de l’entourage appartient au conte T. 451. M. Plouzeau précise que « l’enlèvement à une mère de son enfant est un motif des contes de la reconnaissance » (Parise la Duchesse, éd. M. Plouzeau, Aix‑en‑Provence, CUER MA, 1986, p. 127).

732.

Cf. D. Collomp, « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée », Les Relations de parenté dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUER MA, 1989, p. 11-23 : « La façon dont le thème de l’enfant trouvé est traité dans Dieudonné de Hongrie mêle des réminiscences de Parise la Duchesse et de Richars li Biaus. Les points communs entre le fils de Parise et Dieudonné sont nombreux, mais c’est le schéma thématique de Richars li Biaus qui est imité par l’auteur de Dieudonné de Hongrie ». (p. 18). Cf. également la chanson de Boeve de Hantone (éd. Stimming, Halle, 1899) qui comporte un épisode similaire : le jeune Boeve est épargné par son bourreau (v. 213-255).

733.

M. Éliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1970, p. 216.

734.

J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 22.

735.

Tristan de Nanteuil, éd. cit., v. 1022-1056.

736.

La Belle Hélène de Constantinople, éd. cit., v. 3620‑629.

737.

Vers 422.

738.

Tristan de Nanteuil, éd. K.V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971, v. 420‑429 et v. 4380.

739.

C. Roussel, op. cit., p. 322‑325.

740.

Maugis d’Aigremont, éd. P. Vernay, Berne, Francke, 1980, v. 596 sq. Par la suite, Oriande fera de Maugis son amant. Dans les dernières laisses de Vivien de Monbranc, Maugis quitte Vivien et rentre définitivement à Rocheflour avec son amie : « Maugis part de son père, le chevalier membré ; / Jamez ne le verra a jour de son aé » (éd. W. Van Emden, Genève, Droz, 1987, v. 1073‑1074).

741.

Cf. L. Harf‑Lancner, Les Fées au Moyen Âge, (…), Paris, Champion, 1984, p. 279‑288.

742.

Huon de Bordeaux, éd.W. W. Kibler et F. Suard, Paris, Champion, 2003, v. 3226‑247.

743.

Ibid, v. 3557.

744.

Ibid., v. 3560‑562.

745.

J.C. Vallecalle, « Remarques sur le cycle en vers de Huon de Bordeaux », Plaist vos oïr bone cançon vallant ?, Mélanges François Suard, Lille, Université de Lille III, 1999, t. II, p. 927‑935.

746.

Cf. C. Cazanave, D’Esclarmonde à Croissant. Huon de Bordeaux, l’épique médiéval et l’esprit de suite, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 57 (« Un brassage ouvert à bien des influences littéraires »).

747.

La Chanson d’Esclarmonde, édition B.A. Brewka (Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I, Croissant, Yde et Olive II, Huon et les géants, sequels to Huon de Bordeaux as contained in Turin Ms. L.II.14, Vanderbilt University Dissertation, Nashville, Tennessee, 1977, v. 155‑192.

748.

Le Bâtard de Bouillon, éd. R. F. Cook, Genève/Paris, Droz/Minard, 1972, v. 3549‑553.

749.

Gloriande est également citée dans Dieudonné de Hongrie.

750.

Généralement, l’enfant est élevé à la cour du roi sarrasin. Cf. J.‑P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation, (…), Lille, Université de Lille III, Centre d’Études Médiévales et Dialectales, 1992, p. 100 et 348.

751.

Cf. C. Roussel, op. cit., p. 323.

752.

F. Suard, « Octavien, le nouveau Chevalier au lion », L’Épopée tardive. Études réunies et présentées par F. Suard, Paris – Nanterre, Centre des Sciences de la Littérature, Université Paris X – Nanterre, 1998, p. 61‑74 (cf. p. 61).

753.

Cf. v. 442-448, et notamment :

v. 445 : Oncque malz ne li fist, maix moult le deleccait.

v. 448 : Quaitre jour le norit ; de son lait l’alaitait.

754.

La présence du lion aux côtés de la reine et de l’enfant incite le roi Amaury à la bienveillance, cf. éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, v. 1231-1234.

755.

Florent et Octavien, éd. cit., v. 1034-1035 et v. 1083-1086.

756.

Florent et Octavien, éd. cit., v. 6973-974.

757.

N. Laborderie, Florent et Octavien, éd. cit., p. clxxxiii.

758.

F. Suard, « Octavien, le nouveau Chevalier au lion », art. cit., p. 65.

759.

Cf. v. 586-588 :

Signour, ycy lion dont fais devision,

Elle estoit lionnesse, maix lion l’appell’on

Pour ceu que muelx a rime nous vient en chanson.

760.

Cf. v. 14780-781 :

Trestout li premier cret Harpin l’appell’on ;

Lion le commandait a sa despartison.

761.

Cf. v. 30090-098 :

(…) « Doulce amie, vuelliez de vous penser ;

De maitin m’en yrait droit a l’ajorner,

Et sé vous la ensainte, c’est ligier a prouver.

L’oir que Dieu vous envoie, si lou faite lever…

Me mandez, s’i vous plait, s’on me puet awarder ;

Se li vuelliez, ma damme, Herpin nom donner

En l’onnour mon taion qui tant fist a louer ;

Et se c’est une fille, je vous prie sans faulcer

Metés lui [nom] sifait que vous volrez merler ».

762.

Parise la Duchesse, éd. cit., v. 901-902.

763.

Richars li Biaus, éd. A. Holden, Paris, Champion, 1983, v. 677-678 :

Ses filleus fu, son non li donne,

Richart ot non ; (…)

764.

Cf. respectivement Parise la Duchesse, v. 1138-1141 et Richars li Biaus, v. 713-736.

765.

A ce sujet, D. Collomp évoque une occultation complète de « l’interdit sacramentel que constitue la parenté spirituelle contractée au baptême, notamment entre les enfants du parrain et de la marraine et le baptisé ». (cf. D. Collomp, « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée », Les relations de parenté dans le monde médiéval, Aix-en-Provence, CUER MA, 1989, p. 11-23).

766.

C. Klapisch-Zuber, « L’attribution d’un prénom à l’enfant en Toscane à la fin du Moyen Âge », L’Enfant au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUER MA, 1980, p. 73‑85 (p. 75).

767.

Dans Guillaume d’Angleterre, un des jumeaux est baptisé Louvel en souvenir du loup qui l’avait enlevé et l’autre reçoit le nom de Marin, puisqu’on l’avait trouvé au bord de la mer (cf. Guillaume d’Angleterre, éd. critique A. J. Holden, Genève, Droz, 1988, v. 1340-346).

768.

Cf. La Belle Hélène de Constantinople, éd. cit., v. 3763‑770.

769.

Ibid., v. 6414-474.