b) - La révélation, une étape essentielle

La situation initiale de Lion et d’Olivier est caractérisée par l’incertitude engendrée par l’ignorance des origines – ce qui ne devient effectif qu’à partir du moment où ils apprennent qu’ils ont été adoptés – tandis que celle de Girart se démarque par la découverte de nouveaux liens du sang. Dans les trois cas, la révélation de la vérité, par Bauduyn de Monclin, Élie ou Clarisse, a pour effet immédiat de briser un ordre établi. Elle a pour second effet, celui de placer le jeune chevalier sur le chemin de sa destinée réelle et constitue un moment charnière dans le sens où elle signe réellement le début de sa genèse. En effet, pendant la période antérieure à cette révélation, Lion est « le fils » légitime d’un membre de l’aristocratie et se comporte comme tel ; Olivier est « le fils d’un vacher »770 , – bien qu’il ne puisse se résoudre à accepter cet état ; Girart ignore qu’il est le fils de Lion de Bourges, et qu’il devra choisir entre deux lignages en guerre. Trois héros en devenir – trois révélations qui se classent d’elles-mêmes selon une gradation particulière : l’impact produit par la connaissance de la vérité n’a pas le même retentissement chez Lion, Olivier ou Girart.

Pour le premier de ces personnages, l’aveu du père adoptif est synonyme de chute et exerce une influence déterminante sur son comportement, car la révélation de la vérité revient à déposséder celui-ci de son identité et d’un statut qu’il croyait avoir de naissance. Dès lors qu’il n’est plus le fils de Bauduyn de Monclin, il pourrait être le fils d’un paysan et aurait commis une faute en demandant à son père adoptif de l’adouber avant de quitter le château de Monclin :

‘« C’il fuit hons labourans or ai ge malz ouvrés
Quant j’ai ens en mon piez mis l’esperron dorés. » (v. 4114-115)’

C’est un phénomène inverse qui se produit chez Olivier. La révélation faite par Élie ouvre une nouvelle perspective à ses yeux ; elle devient promesse d’ascension sociale. En coupant les liens du sang qui l’unissaient – en toute logique – à un vilain, elle lui apporte en quelque sorte la promesse de pouvoir donner une suite à ce qu’il a déjà entrepris en se rendant au premier tournoi. C’est une rupture qui place Olivier dans un autre monde. Immédiatement, se justifie la différence d’appréciation entre la valeur que le jeune homme accorde à la récompense de la prouesse et celle de son père adoptif : « Et que scevent villain que vallent esperon ? ». Ces divergences renforcent la détermination d’Olivier. Les aveux du père adoptif (« Ains ne fuite mez filz, ne ja ne lou serés »771) apportent en fait une sorte de soulagement à celui qui se projette déjà dans le comportement d’un héros.

Dans le cas de Girart, la révélation de la vérité revêt un double aspect, – négatif car il découvre la bâtardise, – positif en raison même de la renommée de Lion dont les paroles de Clarisse se font l’écho :

‘« Ensois avés a perre le millour poingneour
Qui oncque portaist arme ne maintenist estour,
Et si n’ait plus bel prince jusqu’an Ynde la maiour ;
E[s]t le plux biaulz dou monde et l’appelle on millour
En tornoy et en joste qui soit en nulz contour ! » (v. 23881-885)’

Si la bâtardise est un handicap lourd à porter, que penser du poids de l'image paternelle ? Dans des conditions relativement semblables, lorsque Galien apprend qu'il est le fils d'Olivier, il entend les louanges de l'empereur Hugues, rappelant la vaillance d'Olivier et celle de Roland : « Car meilleur chevalier n’a jusque en oriant, / Qu'est Olivier son pere, si non le duc Roulant »772.

Malgré les différences qui les caractérisent, ces trois situations ont cependant un point commun : la révélation intervient après un conflit opposant le père adoptif à son fils ou, dans le cas de Clarisse et de Girart, après une discussion assez vive. Ces aveux peuvent même revêtir une forme assez brutale. Ainsi, un hémistiche suffira pour annoncer la vérité : « De rien ne m’atenés » avoue Bauduyn à Lion773. Le même procédé est dupliqué lorsque, sous l’effet de la colère, Élie repousse Olivier : « Ains ne fuite mes filz »774. La nature de ce conflit met en lumière un écart qui se creuse entre les aspirations de l’enfant et les limites de la tolérance du père adoptif. Au château de Monclin, Lion, désireux de se rendre au tournoi de Sicile, demande à Bauduyn de lui fournir un cheval, sans apparemment se souvenir que les dépenses excessives engagées dans les précédents tournois ont causé la ruine du châtelain. Cet aveu marque la fin de la relation de pseudo-paternité, comme si le père adoptif comprenait qu’il ne peut assumer plus longtemps une paternité dans laquelle il ne se reconnaît plus. Les aspirations de l’enfant font de ce dernier un être nouveau qui ne lui appartient plus. Il y a, notamment dans les dernières paroles de Bauduyn à Lion, une sorte de renonciation :

‘« Et pour ceu le vous dit, Lion, que je voroie
C’uns perre trovissiez que plux eust monnoie ». (v. 3707-708)’

A la ferme d’Élie, c’est le comportement d’Olivier – incompréhensible aux yeux du vacher – qui pousse ce dernier à dire la vérité, et la renonciation implicite à la pseudo‑paternité va s’exprimer violemment dans le second hémistiche du vers : « ne ja ne lou serés »775. Olivier a vendu le troupeau de vaches (c’est donc un voleur, un « faulz garson qui est lere prouvés ») et revient muni d’un cheval et d’une couronne qui n’ont aucun prix pour son père adoptif :

‘- « E, glous, s’ai dit Elie, malz jour te soit donnés !
Tout ceu ne vault mie trois livrez d’assés :
Li cheval est petit, maigre et descharnéz ;
Les arme sont moult noir, le haubert est trouéz,
La coronne est de plonc que vous me presentez ! » (v. 24713-717)’

Plus délicate encore est la situation créée par la révélation de Clarisse à son fils Girart, car cet événement est inséré dans une guerre entre deux lignages dont le jeune héros peut se réclamer. L’arrivée imminente des troupes de Lion de Bourges envahissant la Calabre ne laisse pas d’autre issue à Clarisse que celle de lever le voile sur une double vérité soigneusement cachée. Gautier de Monrochier, qui a sauvé la vie de Clarisse et épousé celle-ci après sa fuite du château de Reggio, ignore qu’elle est la sœur du duc Garnier de Calabre, tout comme il ignore que Lion est le père de Girart776. Ce dernier, maintenu dans l’ignorance complète, découvre donc en un seul instant qu’il n’est pas le fils de Gautier de Monrochier, que son oncle maternel est Garnier de Calabre, ennemi mortel de son père, et – point le plus sensible – qu’il est bâtard :

‘« Sus je doncque baistard ? Si ait je poc d’onnour
Pués que je fus gaingniér ensement per amour !
Ne lou cudoie mie per le mien Sauveour ! » (v.23889-891)’

Les aveux de Clarisse se colorent d’un retentissement particulier sur le statut du jeune homme : en effet, si l’appartenance au sang est établie d’entrée de jeu, il lui appartiendra désormais de prouver qu’il est digne de celui-ci, de façon à transformer son nouveau statut de bâtard en celui de membre du lignage de Lion de Bourges.

L’étape de la révélation introduit donc une rupture dans un ordre établi –quoique provisoire : en un instant, Lion et Girart ne sont plus les fils des châtelains de Monclin ou Monrochier ; Olivier n’est plus le fils d’un vacher. Elle fait du héros un personnage « vierge », qui va devoir entreprendre un réel processus de construction en rapport étroit avec la figure paternelle : absente, comme cela est le cas pour Lion et Olivier, quasi inaccessible pour Girart, représentative d’un idéal à atteindre pour tous les trois. Et, pour parvenir à réaliser cet idéal, il faut partir, quitter la première cellule familiale. On constate alors que le lien affectif créé par l’adoption va se transformer de part et d’autre. En effet, malgré le climat orageux qui préside aux scènes d’aveux, une constante demeure – et cela quelles que soient les circonstances qui ont provoqué ces révélations : en aucun cas, l’éclatement de ces cellules familiales construites à partir d’une adoption n’entraîne la disparition de ce lien, mais il fait évoluer celui-ci vers une autre sorte de relation proche d’un pacte de solidarité777, dont les échos vont se retrouver tout au long du poème : Bauduyn de Monclin et Élie conserveront leur rôle initial de protecteur, de gardien, même si l’objet de leurs soins se transforme ; lors de son départ de Monlusant, Lion place Florantine sous la protection de Bauduyn778 ; Olivier procède de la même façon, en confiant à Élie la garde du château de Caffaut où demeure son épouse Joïeuse. L’irréversibilité de l’aveu est perceptible dès les premiers instants qui succèdent à l’annonce du départ du jeune homme et se traduit, dans un premier temps, par les tentatives – de Bauduyn, d’Élie ou de son épouse Béatris – d’effacer ce qui a été dit, de revenir sur les paroles définitives :

‘Pués li ait dit : « Lion, ne vous corrouciez ja ;
Saichiez que per ranpronne ne vous dit l’a ;
Vous estes le mien filz, mez corpz vous engenrait
En ma noble moullier qui est morte piessa ». (v.3750-3753)’

Mais, ni les regrets de Bauduyn de Monclin, ni ceux d’Élie779 ne modifieront la volonté du héros, pas plus, d’ailleurs, que les promesses contenues dans les derniers propos échangés, traduisant un réel désir de prolonger la relation de paternité en liant celle-ci à la transmission de la terre. Ce détail n’est pas anodin, car le fait d’instituer l’enfant adopté en qualité d’héritier du patrimoine780 participe d’une volonté de réintégrer celui‑ci dans un statut qu’il a perdu et apporte la preuve évidente de la qualité de cette relation. Chez Gautier de Monrochier, ce désir est très explicitement annoncé :

‘« Geraird, per saint Symont, dit il incontinent,
Je vous ait, voir, amér de cuer et loialment ;
Ossi bien se fuissiez le mien filz propprement.
Maix pués que vous savés comme il vait et comment,
Celler ne lou vous vuelz ne ne doie ensement.
Ne contrestant, biaulz sire, je vous jure vraiement
Se demourer voullez a vous commandement,
Vous abandonne ma terre tout incontinent
Et la met en vous main pour faire vous tallant. » (v. 24032-040)’

Le Galien de Cheltenham donne un exemple similaire. Au moment du départ de Galien, l'empereur Hugues de Constantinople offre à ce dernier de partager ses terres entre lui et ses fils781. Dans chaque situation, il est clair que le fait d'annoncer l'accès de l'enfant adopté à la dévolution des biens montre qu'il est considéré comme fils légitime. Cela participe également d'une vision globale du désir de pérennité, très présent dans le poème.

La détermination des héros en ces instants montre que la recherche des origines exerce une force d’attraction supérieure. Dès lors, toutes les actions entreprises vont aller en ce sens. Là, réside la clé de voûte de la construction de la personnalité héroïque. En apprenant qu’il n’est pas le fils de celui qui l’a nourri et élevé, l’enfant perd l’image de la figure paternelle qui l’avait guidé jusqu’alors et comprend qu’il doit désormais substituer à cette dernière une nouvelle image. Pourtant inconnue, celle-ci s’impose rapidement comme le modèle à imiter. Cette ignorance a la particularité de comporter en elle deux pôles inverses : force, dans le sens où elle va constamment attirer le héros vers un désir de perfection, fragilité dans la mesure où, reculant perpétuellement les limites de la perfection, le fils doutera d’atteindre cette image idéalisée et remettra même en cause les liens du sang, comme le fait Olivier lorsqu’il échoue à l’épreuve du cor à Bourges (alors que dans la prière qui précède cet instant, il supplie Dieu de pouvoir faire sonner le cor s’il est bien « filz Lion ») :

‘(…) « On peut bien esperrer
Que ma mere fuit pute et mal se volt pourter,
Ou changiez fus ou boix ou on me vot pourter.
Ains ne fus filz Lion li gentis chevalier ; » (v. 30397-400)782

De nombreux doutes assaillent donc le héros dans Lion de Bourges. Son premier apprentissage va précisément être de lutter contre ces doutes, de gommer les handicaps qui le grèvent. En ce sens, si la révélation marque une rupture, elle est aussi promesse d’avenir, car elle le place dans une situation tout à fait particulière. C’est ainsi que commence réellement la genèse du héros, dont on peut décrire un processus qui s’exécute selon une progression ordonnée en trois étapes majeures. Dans un premier temps, il se produit une prise de conscience des handicaps dont il est porteur. D’abord instinctive, cette prise de conscience prend toute sa dimension sous le regard de l’entourage, – ce qui entraîne une seconde réaction : celle du refus de l’infériorité. Et, pour s’identifier par rapport aux autres, il faudra gommer les valeurs négatives, substituer à ces dernières des valeurs représentatives de la perfection héroïque.

Notes
770.

Cf. v. 24142-143 :

Bien cudoit li donsialz a son droit ensiant

Que Elie fuit cez perre, qui corpz ot nonsaichant.

771.

Cf. v. 24680.

772.

Le Galien de Cheltenham, éd. D.M. Dougherty et E.B. Barnes, Amsterdam, Benjamins, 1981, v. 504-505.

773.

Vers 3685. Cf., pour l’ensemble des aveux de Bauduyn, v. 3681-3686.

774.

Vers 24681.

775.

Vers 24681.

776.

Cf. v. 23896-949 et plus particulièrement :

« Maix il [Gautier] ne cude mie, jai ne li dirés,

Que je soie seur au duc pour li cellér. » (v. 23936-937)

Cf. également le rappel inséré en début de la laisse ccccxxv. Clarisse avait fait croire à Gautier que les voleurs avaient tué son mari dont elle était enceinte.

777.

Cette promesse est implicitement contenue dans les paroles qu’Élie adresse à Olivier au moment du départ de celui-ci :

« (…) je vous vuelz rover

Se jamaix poués vous perre retrouver

Que vous me faiciez, c’il vous plait, mander ». (v. 24974-796)

778.

Cf. v. 14655-667 :

Lion en appellait san nulle arestison

Bauduyn de Monclin qu’il amait de cuer bon :

« Perre, dit li donsialz qui tant ot de renom,

Vous estez mes amis, bien amer vous dobvons.

Il n’ait homme en ceu monde entour ne environ

Que je doie muelx amer per droit et per raison.

Florantine ma damme a la clere faisson

Vous larait a warder en ceste mension,

Et tout le pays met en voustre abandon,

Mon tresor et ma terre en voustre subgeccion. (…)

779.

En réalité, ce rôle revient à Béatris, qui tente de retenir Olivier :

A Ollivier ait dit : « Vous soiez bien trouvér !

Or estes vous mes filz et mez amis charnéz. (…) »

Puis, elle n’hésite pas à démentir les paroles d’Élie :

« Ay, biaulz filz, dit la damme, pour Dieu ne lou creés !

Il dit sifaite chose pour ceu qu’il est yrés ».

(Cf., pour l’ensemble, v. 24689-701).

780.

Cela était le souhait de Bauduyn de Monclin ; cf. v. 3705 : « Per quoy tanriez mon lieu quant du ciecle fauroie ».

781.

Cf. Le Galien de Cheltenham, éd. cit.., 1981, v. 518 sq.

782.

Olivier ignore alors que le cor magique avait été remplacé par les fils d’Hermer. Cette épreuve est chargée d’une haute valeur symbolique, car la libération de son frère Guillaume et la reconquête du fief en dépendent.