e) – Reconnaissance et réintégration dans le lignage

Il est une épreuve essentielle dans la genèse des protagonistes, que chacun d’entre eux vivra de façon différente, étant donné qu’elle ne se produit pas au même moment de leur parcours : il s'agit de la reconnaissance de leur valeur chevaleresque par le père, que le poète a illustrée d'une façon toute particulière avec l'exemple extrême de Girart, pour qui cela représente une réelle clé de voûte dans l’accomplissement de sa destinée. En effet, le troisième fils de Lion décide de réaliser un exploit qui soit digne de ses origines avant de se faire reconnaître. On se souvient que les révélations de Clarisse avaient fortement contribué à forger, chez Girart, une image paternelle très forte, – un défi en quelque sorte, qu'il se doit de relever. Le siège de Reggio lui en fournit l'occasion :

‘En celle compaingnie fuit li bastars puissant,
Encour ne lou cognoit nulz hons qui soit vivans.
Touz les jour voit son perre qui tant est souffisant,
Maix il ot jurér Dieu en qui il fuit creant
Que a li ne seroit nullement amoustrant
En nesune maniere qu'i lou soit cognissant
Devant qu'il arait fait fais qui soit vaillant,
C'on soit de son parraige baus, liez et joians. (v. 25443‑450)’

Girart connaît donc fort bien la renommée de son père et il lui faut se hisser à la hauteur de son modèle. C'est le prince de Tarante – plus « redoubtéz que ung ennemis »902 – que Girart choisit comme cible. Choix qui n'est pas anodin puisque, non seulement le prince a une redoutable renommée, mais il est le cousin de Girart, ce qui laisse déjà présager que l'attraction de la figure paternelle sera plus forte que tout autre lien lignager903. La reconnaissance entre le père et le fils sera précédée d'un affrontement (dans un premier temps, Girart refuse de livrer son prisonnier), au cours duquel le bâtard va continuer à hausser la barre, pour produire le résultat attendu. La question de Lion est à la hauteur de ses espoirs :

‘« Estez vous dont estrait de si noble estraccion
C'on ne vous oseroit forfaire la monte d'un bouton ? » (v. 25651‑652)’

C'est ouvrir une porte au désir d'identification qui avait pris naissance lors des révélations faites par Clarisse. À ce moment, par projection dans le futur, Girart s'imaginait les propos que son père Lion pourrait tenir en le retrouvant :

‘« Signour, vecy mon filz, je l'ayme parfaitement.
Il m'est venus aidier quant li besoing m'en prant ;
Et pués qu'il m'est venus aidier soingnousement,
Je li donrait frant terre et riche chaissement. »
Ensi dirait mon perre, saichiez certennement.
Baistard se doit combaitre bien et herdiement
Si comme on le tiengne a filz, et a frere, et a parrant
Pour son grant vaisselaige et pour son herdement. » (v. 24001-008)’

Ce type de déclaration est significatif, car il traduit l'engagement du bâtard aux côtés de son père. Outre le désir de réaliser une action héroïque dans le but d'obtenir sa réintégration dans le lignage, une autre motivation anime Girart, celle de venger son père des dommages causés par Garnier de Calabre, qu'il qualifie de traître904. Cela n'est pas propre à l'intrigue de Lion de Bourges. On trouve le même élan, le même désir de fusion chez Galien, alors même qu'il ne connaît pas l'identité de son père905. Par la suite, cela évoluera. Dès qu'il apprend qu'il est le fils d'Olivier, il entreprend la recherche de celui‑ci avec, pour premier objectif, celui de réunir ses parents ; puis, lorsqu'il retrouve Charlemagne en Espagne, son désir se transformera en soif de vengeance906.

Le fait que la reconnaissance soit précédée d'un affrontement entre père et fils range le poème dans un courant littéraire familier du genre épique. On en retrouve d'ailleurs plusieurs occurrences, sous différentes formes, dans Lion de Bourges : au tournoi de Tolède, Lion affronte son père, Herpin. Sous les murs de Palerme, ce sont les deux frères jumeaux, Guillaume et Olivier, qui vont se heurter, parce que ce dernier, qui ne sait pas que la chrétienne captive est sa mère, lui porte outrage907. C’est d’ailleurs la seule occurrence d’un affrontement entre les deux frères jumeaux dans le poème. Dès leur reconnaissance et pour tout le reste de leur existence, ils feront preuve d’une parfaite cohésion, se prêtant mutuellement assistance. La gémellité réelle reprend ici toutes les valeurs de la gémellité fictive des couples d’amis célèbres, tels qu’Ami et Amile908. Mais, ce qu'il est intéressant de retenir dans l’exemple de Girart, c'est le fait que cela soit lié à la réintégration dans le lignage. En d'autres termes, n'est digne de reconnaissance que celui qui prouve être à la hauteur du sang :

‘[Lion] dit : « Filz, bien veigniez, per sainte Marie !
Je vous retient a filz, vous mere fuit m'amie. » (v. 25703-704)’

Un tel choix n'est pas surprenant dans la chanson de Lion de Bourges, dont l'intrigue repose pour une bonne part sur les tensions exercées par le poids des affrontements entre lignages sur la destinée héroïque. Parallèlement, on peut remarquer dans certains poèmes que le thème de la réintégration des bâtards est abordé d'une façon radicalement différente, sans la moindre trace de heurts. Par exemple, dans Hugues Capet, chanson contemporaine de Lion de Bourges, on voit les dix bâtards de Hugues lui prêter main forte909, après leur reconnaissance, précédée elle‑même de quelques exploits où ils s'illustrent. Légèreté de la scène aux marches du palais de Paris, rire et moquerie de la reine découvrant dix enfants avouant avoir le même père mais tous une mère différente...910 : rien de semblable dans Lion de Bourges où une réelle tension se crée dès l'instant que Girart découvre sa condition de bâtard.

Pour Girart, la prouesse accomplie apporte une modification particulière de son statut social et familial ; de bâtard, il devient membre d'une lignée prestigieuse. En outre, cela détermine un choix entre le lignage maternel (Calabre – le « clan » des traîtres, dont cependant Clarisse est exclue) et la figure paternelle, comme il l'explique à Lion dès leur reconnaissance911. C'est aussi balayer d'un trait le topos des rapports entre oncles et neveux, ce qui pourrait s'expliquer par la volonté du poète de se démarquer de la poésie épique traditionnelle, dans laquelle ce type de relations existe d'ailleurs plus fréquemment chez les traîtres. Prenant pour exemple les liens existant entre Gui d'Hautefeuille et Hardré, dans la chanson de Gaydon, Jean Subrenat en a souligné l'importance : « on voit une fois de plus l'importance des rapports oncles-neveux : ce type de parenté est même systématique chez les traîtres où il semble remplacer entièrement les rapports de filiation »912. Dans Lion de Bourges, il s’agit d’une réelle hostilité : Garnier de Calabre, oncle maternel de Girart, est livré à Lion, puis décapité rapidement913, tout comme le prince de Tarante914, malgré leurs supplications et leurs tentatives de rachat. C'est donc un marquage décisif qui signe le fondement de l'idéal que se fixe Girart.

Le désir d’identification imprègne le parcours du héros en quête de son père. L’importance accordée à la ressemblance est également vérifiable chez les autres personnages, comme en témoignent les scènes de reconnaissance entre les membres du lignage. Après le tournoi de Tolède, Alis n’hésite pas à reconnaître Lion :

‘« Per foid, cil damoisialz me met en cuderie,
Car il vait ressemblant muelz que nulz hons en vie
Herpin le mien signour, de veue et d’oye. » (v. 20296-298)915

Il en est de même lorsque Florantine note la ressemblance entre Olivier et Guillaume916, lors des retrouvailles de la famille à Palerme. La reconnaissance se fait également par l’appréciation mutuelle de la valeur chevaleresque, comme l’atteste le duel entre Herpin et Lion à Tolède, ou par des affrontements tels que celui qui se produit entre Lion et Girart. Et, d’une génération à l’autre, on usera du même procédé pour se faire reconnaître : la déclinaison du lignage. D’ailleurs, il est intéressant de noter que la reconnaissance par les traits du visage appartient aux femmes917, tandis que ce sont d’autres critères, portant notamment sur la valeur chevaleresque, qui sont mis en évidence par les pères.

Dans une vision plus générale, cela traduit la prééminence de la figure du père, qui va désormais s'imposer comme fil conducteur. On peut observer que le poète a subtilement aménagé une progression entre chacun de ses trois héros principaux. Au premier niveau, se situe Girart marqué par le handicap spécifique de la bâtardise et pour lequel la reconnaissance des liens du sang apporte une réponse à son désir d’engagement ; la suite du poème le représentera guerroyant sans cesse pour défendre les intérêts de son lignage paternel. Au deuxième niveau : Olivier, mû par un profond désir de ressemblance et déjà marqué par l’empreinte du merveilleux chrétien, même si sa destinée ne le conduira pas à une quête du Père spirituel. La troisième place est occupée par Lion, chez qui le poète opère une conjonction de ces diverses thématiques, lui accordant ainsi une destinée exceptionnelle sous l’influence et l’attraction d’une image du Père participant d’une conception divine.

Pour autant, est-ce le signe que la genèse du héros est maintenant achevée ? Partant d'une situation négative et alourdie par tous les handicaps que nous avons énumérés, les personnages étudiés ont acquis la certitude qu'ils pouvaient poursuivre dans la voie pour laquelle ils se sentaient prédestinés. Le deuxième enseignement à retenir est celui d'une conception typique du héros des épopées tardives. On peut ainsi retrouver la persistance de certains éléments traditionnels de l’épopée (prouesses guerrières, etc.), mais on perçoit immédiatement une modification de la finalité des engagements illustrés par le poète. Par exemple, le fait de vouloir prouver sa valeur et se montrer digne du lignage existe de façon permanente dans les poèmes plus anciens, dans lesquels le dépassement apportait la gloire, confirmait le héros dans son statut, mais ne le modifiait pas. Dans Lion de Bourges, ce type d'actions existe (apparaissant fréquemment sous la forme d'une prouesse isolée), mais ce n'est qu'une étape avant de poursuivre la recherche de ses origines et de connaître son identité réelle. C'est pour cette raison que les hauts faits qu’il accomplit dans certaines périodes charnières de sa vie le sont de façon individuelle. Par exemple, ce que fait Girart à Reggio ne saurait être l'œuvre d'un groupe, puisqu'il met ce geste au service de son accomplissement personnel. Cependant, l'idée de l'exploit individuel, tel que le héros arthurien le réalise dans son errance, ne se justifie pas dans Lion de Bourges. Déjà, l'aventure n'est pas recherchée pour elle‑même ; elle est liée à deux facteurs : la nécessité d'obtenir la reconnaissance de sa valeur dans un groupe déterminé et la quête des origines. En outre, à la différence du chevalier errant des romans arthuriens, «  pour qui la solitude est un impératif absolu »918, il ne recherche pas l'isolement. On constate, d'une façon assez permanente dans le poème, une répartition entre les actions accomplies en terre étrangère et celles réalisées dans le cadre des reconquêtes des possessions. Les premières sont le fait de réactions du personnage face à des situations spécifiques (telles que la rencontre de nains ou de monstres marins), alors que les luttes menées pour la reconquête du fief sont l'entreprise du lignage entier. Il en est de même lors de la guerre contre Garnier de Calabre : à la coalition des traîtres s'opposent les forces unies de Lion et du roi Henry de Sicile.

La reconnaissance de la prouesse guerrière apporte au protagoniste un statut qu’il ne possédait pas à l’origine. Il a donc réussi à obtenir la modification de celui-ci, à se construire une identité dans un entourage précis (celui de la classe chevaleresque, celui du lignage de son père), qui le reconnaît comme tel. Dans cette période de sa genèse, il cherche à obtenir une reconnaissance sociale. D'où, l'importance de ne pas être exclu, car l'individu cherche à obtenir son intégration dans un groupe caractérisé par certaines pratiques. Ces divers éléments montrent qu’il existe une étroite corrélation entre valeur guerrière et appartenance à une classe aux contours définis et permettent au héros de se situer dans un entourage, mais cela ne saurait suffire pour le conduire à l’idéal qu’il s’est fixé. Pour cela, il doit parvenir à se constituer une identité. C'est désormais le regard que Lion porte sur lui‑même qui va l’aider à continuer à se construire. Au delà des acquisitions et des apprentissages, il doit acquérir la certitude qu’il possède une nature, un sang en adéquation avec son idéal chevaleresque. Cette recherche, qui n’implique pas nécessairement la mise en œuvre d’exploits, s’accomplit de façon individuelle, progressivement, chaque palier franchi le conduisant à une meilleure connaissance de lui-même. Dès lors, il s’agira d’appréhender ses propres limites et de comprendre si celles‑ci sont de nature à constituer un obstacle dans sa recherche de la perfection. Démarche purement individuelle, donc, que traduit bien l’orientation générale du poème dans le sens d’un intérêt accru pour l’individu.

Notes
902.

Cf. v. 25471‑478 :

Le prince de Tarante ne s'an est mie fuys,

Ainsoy fiert a nous gens come le loupz az berbis.

Il n'ataint homme nulz ne soit mort ou perril ;

Plux estoit redoutéz que ung ennemis,

Car nulz ne l'ose approchier car trop est malleys.

Atant est li bastart qui moult estoit herdis ;

Quant il persoit le prince qu'ansi estoit aaitis,

Celle parrt est venus li damoisialz gentilz.

903.

Et cela met également en valeur la prédominance, dans la seconde partie du Moyen Âge, du lignage conçu dans la verticalité, plutôt que dans une organisation synchronique – avec l'importance accordée à chaque membre – comme l'illustraient les premiers poèmes épiques.

904.

Cf. v. 23956‑970, dans lesquels figure une triple occurrence du terme « traytour » pour désigner Garnier de Calabre. Dans cette déclaration, le refus de compter un traître parmi ses parents est très clairement exprimé.

905.

Cf. Le Galien de Cheltenham , éd. D.M. Dougherty et E.B. Barnes, Amsterdam, Benjamins, 1981, v. 471‑478 :

« Onques ne vy mon pere en jour de mon vivant.

Mais se je le sçavoye en nul païs manant,

Feust a mort ou a vie, je [l'iroye] querant ;

Et s'il estoit en guerre ou en estour pesant,

Mais que on me prestat une espee trenchant,

Tant ferir y voulroye et arriere et avantageusement

Envers ses ennemis je lui seroye aidant. »

906.

Ibid., v. 2087‑2106.

907.

Cf. v. 26584-625.

908.

Cf. les remarques de D. Régnier‑Bohler dans Histoire de la vie privée. 2. De l’Europe féodale à la Renaissance, dir. P. Ariès et G. Duby, Paris, Seuil, 1985, réimpr. 1999, p. 336.

909.

Hugues Capet, chanson de geste du XIVe siècle, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1997, v. 3846 sq., notamment v. 3981-983 :

Et Hüez chevauchoit, a son col le blason

D'asur a fleur de lis, armez sur l'aragon,

Si bastart devant lui qui sont fier que lïon.

Selon N. Laborderie, « les bâtards sont toujours aux côtés de leur père et cela, la présence et le rôle des bâtards, c'est aussi une nouveauté que Hugues Capet partage avec Baudouin de Sebourc dont le héros n'a pas moins de trente bâtards ». (éd. cit., p. 62)

910.

Hugues Capet, éd .cit., v. 3189‑228.

911.

Cf. v. 25711‑719.

912.

Jean Subrenat, Étude sur Gaydon, chanson de geste du XIII e siècle, Aix‑en‑Provence, Université de Provence, 1974, p. 286.

913.

La capture de Garnier de Calabre intervient très rapidement après la réintégration de Girart ; cf. v. 25791-793 (Girart s'adresse à son père) :

« Biaulz perre, je vous rant le fellon soldoiant,

Garnier le traytour, le mien appartenant.

Si en faite justice tout a voustre comant ! »

et vers 25795 : La teste li ait fait coper tout maintenant.

914.

Cf. v. 25724 : (…) la teste ot tranchie li prince san delay.

915.

Cf. également v. 20324-329, mais Herpin ne le reconnaît pas et lui tend un piège en lui faisant croire qu’il est du lignage de Ganelon ; la réaction de Lion le rassure quelque peu (v. 20344-360). Alis persiste : « Si trez bien te resamble de bouche et de menton, De viaire et de corpz et de droite faisson » dit-elle à Herpin encore réticent. Ce sont les dernières affirmations de Lion qui achèveront de le convaincre : « Enfe, tu es mez filz » (v. 20399).

916.

Cf. v. 26659 : « C’est tout ung de Guillaume et de sa face polie ! ».

917.

Le Galien de Cheltenham (éd.  cit.) comporte une scène identique : dès que la sœur d’Olivier, Aude, voit Galien, elle croit voir son frère (v. 818-822), mais ensuite c’est Charlemagne qui reconnaît les traits d’Olivier : « Mieulx resemble Olivier que rien qui soit vivans ! » (v. 1525).

918.

M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’Évolution du genre épique au XIII e siècle, Paris, Champion, 1975, p. 393.