Se faisant volontiers l'interprète d'une conception nouvelle du personnage épique, le poète rassemble sur Lion et Olivier les questions fondamentales liées à la construction de l'identité. Cela est perceptible dès la fin des enfances dans les actes accomplis ou, de façon plus nouvelle dans le genre épique tardif, par des monologues qui révèlent l'existence d'un sentiment très fort de prédestination.
La base fondamentale de l'édifice repose sur une volonté inscrite dans le sang. Personnalités presque jumelles dans le poème, Lion et Olivier ont tous les deux l’intuition d’être appelés à connaître une destinée exceptionnelle, parce que cela est inscrit dans leur sang. C'est ainsi que Lion s'exprime, alors même qu'il ignore être un enfant trouvé :
‘« Avanturer m'y vuelz et faire esprouvement,D'une longueur variable, les monologues du héros éponyme convergent vers l'expression d'une aspiration constante : éprouver sa valeur, faire reconnaître celle-ci et, dans une même logique, conquérir la main de la princesse et la couronne royale. Avant que Lion n’apprenne sa condition d’enfant trouvé, ses propos comprennent principalement des plaintes sur son état de pauvreté, qui ne lui permet pas d'envisager de participer au tournoi de Monlusant919, mais après la révélation de la vérité par Bauduyn, ses doléances se trouvent amplifiées par cette découverte. Deux lamentations font immédiatement suite aux aveux de Bauduyn920, tandis qu'une troisième, d'une soixantaine de vers, est insérée dans le récit au moment où Lion quitte Monclin : les regrets d'un passé heureux et tranquille, les craintes de l'enfant pauvre et trouvé alternent avec les rêves les plus exaltés d'un avenir brillant ; Lion se proclame « Chevalier d'avanture »921. La particularité de ces déclarations est de projeter un éclairage nouveau sur sa personnalité en construction et de refléter avec un réel souci d'analyse psychologique l'état de chaos régnant en lui. Malgré l'importance des doutes et des handicaps, c'est la quasi certitude d'être appelé à une haute destinée qui s'impose rapidement, – ce qui a priori pourrait entrer en contradiction avec l’ignorance de ses origines. Pourtant, c’est à cette connaissance innée qu’il se fie lorsqu’il décide de quitter son père adoptif. Il est alors habité par un double sentiment : celui de sa destinée et le pressentiment d'appartenir à un lignage prestigieux. L’antagonisme profond existant entre une situation initiale négative et un idéal d’accomplissement héroïque exerce alors une influence prédominante sur son comportement, dans lequel le sentiment de la prédestination occupe une place essentielle.
Dans le cas de Lion, les monologues qui se succèdent les uns aux autres aussitôt après les aveux de Bauduyn, agissent comme les témoins marqueurs de l'évolution du personnage. Alors que dans la conscience collective antérieure au XIIIe siècle le héros est inclus dans un système de valeurs codées, qui laissent peu de place à l’expression de sa personnalité, la chanson de Lion de Bourges, comme les autres poèmes épiques tardifs, rend compte d’une perception nouvelle de l’individualité. L’affaiblissement des valeurs justifiant un engagement collectif tend désormais à isoler le héros, et son statut n’est pas systématiquement déterminé par un ensemble de facteurs incluant l’ordre social et l’ordre familial. Il lui appartient donc de le « créer », ce qui justifie que l'on puisse passer en l'espace de cinq vers d'un état de doute – être un « chevalier trouvés » – à un état de confiance – vouloir être appelé « chevalier d'avanture ». Le poème témoigne en ces occurrences de l'évolution du genre épique tardif sous l'influence romanesque. Abandonnant l'image du héros « pré-défini » tel que les premières épopées la donnaient, la poésie épique tardive s'attache dès le XIIIe siècle à retracer l'itinéraire complet du personnage au travers de mises en cycles très longues. Dans le cas de Lion de Bourges, le travail du poète appartient au genre épique par la mise en œuvre de certaines thématiques propres au genre, mais l'instance du regard porté sur le personnage en tant qu'individu le situe au confluent de ces deux influences.
Avant même que le désir d'accomplissement ne revête une forme significative, les héros dans Lion de Bourges témoignent de leur nature par des comportements significatifs. Reprenant un thème déjà exploité dans la littérature épique, le poète a doté ceux-ci de témoins marqueurs de leur sang noble922, ajoutant pour Olivier, le motif de l'éducation contraire aux aspirations. Par exemple, alors qu'il est censé garder le troupeau d'Élie, on le voit jouter contre les arbres :
‘Maix sa proppe nature li revenoit devant,Il organise des petits tournois924, se préoccupe de son apparence ; il ne porte pas les braies du vilain, mais achète une cotte et des souliers925. Il récompense toujours le vainqueur des petits tournois en lui offrant un cadeau, même si la provenance de l’argent ne relève pas de la même moralité926… Déjà une transformation de son personnage s’opère, alors qu’il ignore ne pas être le fils d’un vacher. Or, ce n’est pas l’éducation reçue qui suscite chez Olivier l’attrait quasi instinctif pour les joutes. Il apparaît qu'il existe un contraste très net entre les conditions d’une enfance vouée à la garde des troupeaux et les dispositions manifestées pour un autre mode de vie, jusqu’à aboutir à un point de rupture, dont le catalyseur est le passage de chevaliers se rendant à un tournoi. C’est à ce moment précis que le personnage d’Olivier franchit la limite le séparant du monde des vilains. En choisissant de vendre le troupeau de son père adoptif et de s’engager dans le tournoi, il scelle son destin, malgré l’interdit qui pèse sur lui :
‘« Hélais, je ne sus mie de chevalier venus,Le motif du futur héros marqué par une opposition entre « nature » et « norreture » ne constitue pas une particularité ; il est déjà largement présent dans des poèmes tardifs, tels que Hervis de Mes ou Les Enfances Vivien 927. L'enfant forcé par son père à faire l'apprentissage du commerce n'accorde aucune valeur à l'argent et n'écoute que sa propre nature. On peut d'ailleurs remarquer, chez l'un comme chez l'autre, que la première impulsion concerne une occupation tout à fait aristocratique : Vivien souhaiterait avoir un cheval, des chiens et un épervier pour aller à la chasse. Ensuite, il demandera armement et adoubement pour aller combattre : « ainçois serai chevaliers adoubez, / si conquerrai et chasteaus et citez, / mort sont paien se jes puis encontrer. »928. Cette mise en situation est particulière à la poésie tardive exploitant le thème de l’enfant ignorant de ses origines, où l'accent se déplace sur l’individualité au détriment du groupe. Contrairement à la littérature épique de la première génération où la prise d'armes du jeune s'effectue dans un contexte défini par un entourage adulte à la fois protecteur et initiateur929, le héros dans Lion de Bourges agit seul et, dans certains cas, en opposition à la volonté de cet entourage. C'est l'exemple typique d'Olivier, c'est aussi celui de Girart qui présente la particularité de répondre à une demande de prise d'armes, exprimée par sa mère Clarisse, mais qui fait un choix opposé à la volonté de cette dernière, en décidant de rejoindre les troupes de Lion.
Pour cerner le héros dans sa période de genèse, on pourra donc retenir la coexistence de valeurs entrecroisées, qui vont lui permettre de s'accomplir. Cependant, quelles que soient sa détermination et sa volonté initiale, le sentiment inné d'appartenir à un sang noble et d'être appelé à une haute destinée ne saurait lui suffire. Il lui faut rassembler des indices qui puissent le guider.
Cf. v. 1136-1201 et 3619-3666.
Cf. v. 3812-3855 et 3933-3951.
V. 4106-4162.
Se revendiquer de sang noble, c'est implicitement reconnaître sa vocation guerrière et reproduire les faits et gestes de ses ancêtres. Lion et Olivier pourraient affirmer comme Octavien : « Oncques les myens ancestres n'eurent autre mestier » (Florent et Octavien, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1191, v. 6557).
Quand Élie se présente à Lion pour lui expliquer qu’il a nourri un enfant trouvé sous un olivier, il ne manque pas de souligner ce comportement :
« Car sitost qu’il fuit grant il volloit behourder
Et sus une jument alloit toutdis monter,
Et prenoit une lance de tilluel ou tinel,
Et pués contre chez chelne il alloit jouster ». (v. 25944-947)
Cf. v. 24171 : Souvant establit jouste et tornoy sur ces prés.
Cf. v. 24160-164 et 24176-177.
Cf. v. 24172-173 :
Et donne au muelx faisant li damoisialz senez
Ung jouuel qu’il achette d’ergens qu’estoit ambléz.
Hervis de Mes, éd. J.-C. Herbin, Genève, Droz, 1992. Les Enfances Vivien, éd. M. Rouquier, Genève, Droz, 1997, v. 854 sq.
Les Enfances Vivien, éd. cit., v. 874-877. On peut également se reporter à l'article de M. de Combarieu : « Le héros épique peut-il être un héros burlesque ou dérisoire ? », Burlesque et dérision dans les épopées de l'occident médiéval, Paris, Les Belles Lettres, 1995, Annales littéraires de l'Université de Besançon n° 558, p. 25-48 (p. 26-27).
Exception faite de la légendaire « prise d'armes » de Rollandin et de ses compagnons dans la Chanson d'Aspremont ; mais leurs premières armes sont des bâtons, et ce n'est qu'après la reconnaissance de leur action qu'ils recevront l'adoubement.