b) – Signification et importance des indices personnels

Les premiers indices recherchés sont ceux qui concernent les origines, car le héros a conscience que celles-ci sont appelées à jouer un rôle fondamental dans l’accomplissement de son idéal. Avant même qu’il ne parvienne à la reconnaissance des siens et à sa réhabilitation dans le lignage, il lui faut obtenir la certitude qu’il est issu de sang noble, pour que son engagement puisse trouver une pleine justification. Telles sont les fonctions du manteau de soie et de la croix royale. Le signe de la croix vermeille sur l’épaule est interprété par le héros lui-même, alors que le drap de soie (dans lequel il était enveloppé au moment de son abandon dans la forêt) est un indice remis par une personne proche. Une sensible différence de signification caractérise ces deux indices. Tandis que la croix vermeille évoque une image de la figure paternelle, le manteau donne vie à une image de la mère. Ces deux signes trouvent cependant leur point de convergence dans l'importance accordée au sentiment de la prédestination, qui se trouve ici dotée d'une fonction inconnue des premières épopées.

Le manteau de soie, – une pièce d'étoffe que la mère arrache de ses propres vêtements pour emmailloter le nourrisson né dans la forêt – est attaché à la représentation de la mère. D'emblée, il donne un renseignement précieux sur le rang de celle-ci, car la richesse de l'étoffe indique que la dame était de haute noblesse :

‘« Mantialz, s’ait dit Lion, celle qui me portait
De son proppe corset celle piesse rostait ;
Mal n’estoit point vestue qui tel drap endossait. » (v. 3739-741)’

Avant même que Lion retrouve ses parents, le manteau lui permet de se donner une première représentation de l'image maternelle, et cela se traduit en plusieurs occurrences dans le texte par des apostrophes telles que : « E mere, doulce amie, me laissaite vous la ? Ou ceu fuit malle beste que si vous devorait ? », « Ay, mere, quant vanrait vo corpz plain de bialtez ? »930. Poursuivant sa quête de l'image maternelle, il questionne l'écuyer Ganor, rencontré avant le tournoi de Monlusant, et les réponses de ce dernier (« Cotte soie avoit, inde, vermeille et blanche »931) confirment à Lion qu'il progresse dans la voie qu'il s'est dessinée. Le rôle de cette pièce d'étoffe se poursuit au long de l'intrigue, selon un déroulement prévisible, car c'est elle qui confirmera ultérieurement la reconnaissance entre la mère et le fils, lorsque ceux-ci se retrouveront à Tolède932. On reconnaît ici la pleine vocation de ce motif, présent dans les poèmes basés sur la thématique des enfants perdus ou volés933, typique du « roman grec », selon D. Boutet, qui relève une probable influence de Maugis d’Aigremont : « l’auteur de Lion de Bourges, au XIVe siècle, se souviendra de l’histoire de Maugis et du cortège thématique qui la caractérise »934. Dans Tristan de Nanteuil, ce même motif est utilisé avec quelques variations. Doon va même jusqu'à faire pendre son manteau de soie comme bannière lors du tournoi de Valvenise, à l'arborer lors du tournoi et c'est ce qui permettra à Honorée de reconnaître son enfant935.

Ce vêtement de soie, qui avoue son appartenance au monde des preuves tangibles, constitue donc un élément important dans la recherche des origines, car il établit un lien tout à fait réel avec la mère, – ce qui, paradoxalement lui confère une certaine fragilité. S’il était perdu, il ne resterait plus aucune preuve et l'on voit à nouveau Bauduyn de Monclin devenir le gardien : quand Lion quitte le château de Monclin, c'est à son père adoptif qu'il confie ce bien précieux936, et, par la suite, lorsqu'il partira de Monlusant pour entreprendre la recherche de ses parents, il demandera à Bauduyn de le lui remettre937. Mais, au-delà de l'aspect concret de cet indice, on peut discerner le même désir de prouver son appartenance à un sang noble. C'est ce que Lion va rechercher dans la signification de la croix royale.

La croix vermeille représente, pour lui, la marque d’une ascendance illustre et celle d’un destin royal. Avant même d’apprendre qu’il n’est pas le fils de Bauduyn, Lion a le sentiment d’une certaine prédestination dont il voit le signe dans ce symbole qu’il porte à son épaule :

‘« Car il m'est bien avis a ceu commancement
Que j'arait la pucelle a mon devisement
Et que je serait roy de Sezille ensement.
Car cest croix vermelle qui a m'espaulle c'estant
Ne fuit ains ordonnee dou vray Roy qui ne ment
Que je ne doie avoir aulcun corronnement,
Ceu est moult bien li signe, sou me dist on souvant. » (v.1193-199)’

Le symbole de la croix vermeille se prête à une double interprétation : non seulement il préfigure une destinée royale, mais cela est voulu par Dieu, et c'est toujours en ce sens que Lion continuera à l'interpréter : comme l'approbation tacite d'une volonté divine qui s'exerce et le guide. En ce sens, la destinée terrestre du héros est déjà dans la main de Dieu, avant même que ne deviennent évidents tous les signes qui progressivement inviteront Lion à dépasser cette première dimension et chercher une autre finalité. Cette croix s’étoffera d’une signification encore plus révélatrice lorsqu’il apprendra qu’il est un enfant trouvé, car cela peut être le signe d’une illustre ascendance :

‘« Car la croix sur l’espaulle que Dieu me figura
Me donne connoissance vaillant homme m’angenra ». (v. 3767-768)
« Bien saip de boin lieu vien et de noble mollier,
Car j'ai la croix vermeille qui me fait ansignier
Qu'ancor arait honnour et terre a justissier ; » (v. 3822-824)
« Mais cest croix vermeille qui sur mon corpz c’estant
Me fait signiffieir et panser bien souvant
Que de roiaul lignie sus estrais haultement ». (v. 4661-663)’

Les monologues de Lion, dont sont extraites ces allusions à la croix vermeille, illustrent parfaitement ce pressentiment, qui sert de contrepoint à la crainte engendrée par la révélation de Bauduyn. « Je suis certainement fils de duc ou de comte » pense Lion, « je tiendrai un royaume », « je suis d’une lignée royale »938. L’image de la croix royale renvoie donc au patrilignage, réunissant la terre et le pouvoir, ce qui, dans les poèmes contemporains de Lion de Bourges s'appuyant sur le thème de la recherche des origines, occupe une place fondamentale. Là, ne s'arrête pas le rôle de la croix vermeille. Celle-ci exerce sur l'enfant abandonné un effet protecteur : Béatris accepte de recueillir Olivier lorsqu’elle découvre la croix royale sur l’épaule de celui‑ci, car elle devine sa destinée et pressent les avantages dont elle pourrait ultérieurement bénéficier :

‘Quant elle le tint neut et la croix avisait,
Lors ait dit au vaichier : « Savez comment il vait ?
Vecy ung anffan qui grant maistre serait,
Car je sai bien qu'ancor ung roialme tanrait.
Roy serait corronnéz, car la croix vermelle ait.
Oncque enffe vivans teille croix n'apportait
Qui ne fuit en fin roy, (...) » (v. 15353-259)’

Le motif de la croix royale apparaît fréquemment dans les œuvres contemporaines traitant de la dispersion familiale et de la reconnaissance. Ainsi, dans Parise la Duchesse, le jeune Hugues porte la croix vermeille sur l'épaule939. Dans Florent et Octavien, Florent, qui ne peut se résoudre à suivre la voie du négoce tracée par son père adoptif Climent, fait valoir à ce dernier que la croix royale figurant sur son épaule est le signe d'une autre destinée, en s'appuyant sur les dires d'un clerc pour renforcer son affirmation940. La même thématique se retrouve dans Tristan de Nanteuil : le forestier qui retrouve le petit Doon abandonné sous un olivier remarque la croix et recommande à sa femme de veiller sur lui, car « il est filz de princier »941.Selon Régine Colliot, ce signe est généralement reconnu comme « la marque d’un destin royal » et « contribue à la sauvegarde de l’enfant »942. D'ailleurs, dans le cas de Lion, les deux motifs – manteau de soie et croix royale – sont couplés au moment où Bauduyn de Monclin trouve le nourrisson abandonné dans la forêt ; la présence de ces deux indices exerce une influence sur la décision du père adoptif, qui pressent un sang noble chez l'enfant. Cela explique l'anticipation de Bauduyn : « Se je pués esploitier, pais n'irait a declin »943.

La croix royale agit également comme moyen de reconnaissance aussi bien vis-à-vis de personnes extérieures à la cellule familiale qu'à l'intérieur de celle-ci. Lorsque Lion rencontre en forêt l'écuyer Ganor, il finira par lui dévoiler ce symbole, qui achèvera d'effacer les doutes de ce dernier :

‘« Car je sai bien que sus de tres haulte vallour :
La croix ait sur l’apaulle a loy d’amperreour. »
Dont li moustrait la croix de vermeille collour ;
Dont dit li escuier : « Franc hons de noble atour,
Vous fuitte filz Herpin (...) (v. 4709-713)’

Lorsque le vacher Élie évoque la croix royale sur l’épaule de l’enfant qu’il avait recueilli, Lion ne doute pas qu’il s’agit de son fils et ordonne de partir à sa recherche944. Ce signe peut être ainsi amené à assurer une pluralité de fonctions dans le processus de la reconnaissance, tout en étant rassurant et protecteur, car il constitue, comme le manteau de soie, une sorte de garantie du sang noble qui coule dans les veines de l'enfant trouvé945. En outre, cette croix véhicule un message concernant directement la destinée royale du héros, – une destinée voulue par Dieu.

Notes
930.

Cf. v. 3742-743, 4122.

931.

Cf. v. 4757-775. Lion s'exclame alors : « or voy bien l'aparrance / Que la damme est ma mere que tant ot d'onnorance ».

932.

Cf. v. 20401-413.

933.

Par exemple : Parise la Duchesse, chanson de geste du XIII e siècle, éd. May Plouzeau, Aix‑en‑Provence, 1986.

934.

D. Boutet, La Chanson de Geste, Paris, P.U.F., 1993, p. 213.

935.

Tristan de Nanteuil, éd. K.V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971, v. 1018-1080, 5270-277, 5594-597 et 5706-761.

936.

Cf. v. 3788-795. Cf. également v. 4775.

937.

Cf. v. 14688-697.

938.

Cf. v. 4112 sq., notamment :

« Ains sus estrait de duc ou de conte caisséz,

Car j'ai dessus l'espaulle assis et ordonnés

Une croix plux vermelle (…) » (v. 4117-119)

939.

Parise la Duchesse, chanson de geste du XIII e siècle, éd. cit., v. 823-825, v. 1168-1173.

940.

Florent et Octavien, chanson de geste du XIV e siècle, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, v. 1475-488.

941.

Tristan de Nanteuil, éd. cit., v. 1060-1070.

942.

R. Colliot, « Hugues de Vauvenice ou la reconquête des origines », PRIS-MA, t. IX, n° 2, Poitiers, Erlima, 1993, p. 161-175.

943.

Cf. v. 546-564, notamment vers 564.

944.

Cf. v. 25927-974. Élie ne manque pas de mentionner également le comportement d'Olivier et son aptitude innée pour les joutes. C'est un ensemble de facteurs qui permettent une présomption de reconnaissance.

945.

C'est également la signification à entendre dans la réaction du roi de Hongrie, lorsque les voleurs lui remettent l'enfant pour le faire baptiser ; à la vue de la croix royale, le roi s'exclame que jamais celui-ci n'apprendra à voler ! Cf. Parise la Duchesse, éd. cit., v. 882‑900.