Après son départ de Monclin et pendant la quête de son père, Lion va faire trois rencontres essentielles, qui vont progressivement l'amener à construire l'image de ce père : l'écuyer Ganor, un ermite, puis le pape. Loin d'être anecdotiques, ces rencontres fournissent les clés d'une interprétation de l'engagement héroïque. En effet, chacune de ces personnes, qui se succèdent selon un ordre révélateur, va dévoiler une face de la personnalité d'Herpin et exercer ainsi une influence sur la construction de l'identité et sur le désir d’engagement.
L'écuyer Ganor reflète la vision du monde féodal. Personnage intimement impliqué dans l'exil des seigneurs de Bourges, il intervient dans la quête de Lion pour lui enseigner les leçons de la revendication du fief. Il est le premier à allumer cette lumière qui va désormais guider le héros :
‘« – Sire, dit l'escuier, si lou sarés briefment :Ganor délivre aussi une autre leçon, celle de la fidélité. Quinze années de quête le conduisant de Bourges, à Rome, en Galilée, en terre sarrasine, en terre chrétienne, à la recherche du duc Herpin de Bourges et de son épouse Alis : lié par sa promesse aux habitants de Bourges, il ne peut retourner à Bourges sans les avoir retrouvés946. On peut noter également que Ganor reporte immédiatement sur Lion cet engagement de fidélité : « a voustre grez m'acour ! »947, – engagement que seule sa mort dans les geôles de Palerme tombée aux mains de Sinagon948 rompra. Pendant toutes les reconquêtes entreprises par Lion, Ganor restera à ses côtés. La seconde révélation que l'écuyer Ganor va faire au jeune homme concerne l'importante question des relations lignagères. En révélant à Lion que la duchesse Alis et le duc Herpin appartiennent à un lignage prestigieux949, il offre à celui-ci une image à laquelle s'identifier, ainsi que la certitude de pouvoir mettre un nom sur le sang qui coule dans ses veines et donner une raison à son engagement :
‘« Li duc Herpin mon perre vorait si bien vangierCela revient à poser la question initiale dans le processus de genèse du héros : comment prouver la valeur du sang, comment réunir le sang et la terra paterna ? À ce stade de son évolution, il commence à se réapproprier son « passé généalogique », et il lui faut désormais réaffirmer l'ancrage de celui-ci dans le fief de ses ancêtres950. La première question a déjà sa réponse dans l'épreuve du tournoi de Monlusant, mais la seconde ne trouve de réponse que dans une dernière révélation de l'écuyer Ganor : ce dernier, détenteur du secret du cor magique, va à nouveau prodiguer une leçon à celui qui se proclame déjà héritier du fief. L'objet magique – le cor vient de faierie – que seul l'héritier légitime de Bourges peut faire sonner951 ne saura cependant éviter aucune des reconquêtes guerrières des membres du lignage de Bourges.
Les enseignements délivrés par Ganor sont donc très riches et apportent une aide précieuse à Lion. Ils soulignent d'une façon très nette l'emprise du monde féodal sur ce dernier, en l'amenant à découvrir en un seul moment les relations entrecroisées entre le sang et le fief, entre l'absence du père et sa quête. Ils lui confirment également que la valeur du sang coulant dans ses veines lui interdit toute médiocrité, car, selon un mode de raisonnement fortement ancré dans la conscience médiévale, les qualités des ancêtres sont héréditaires. Par exemple, Hugon, dans Gormont et Isembart, affirmait déjà cette valeur fondamentale952. Et cela n'interfère pas uniquement dans la prouesse guerrière ; le poème donne volontiers la représentation de quelques personnages issus du troisième ordre et élevés à une autre fonction se révélant incapables de s'y maintenir. L'exemple le plus frappant est celui du messager Henry, qui tue Olivier, et à propos duquel le poète conclut par un proverbe : « Pour ceu dit ung proverbe, que on norist tel garson / Que sault puissedit au maistre guerguechon »953.
Promesse de rivalités, de guerres et d'assauts, donc, dans ce premier indice. C'est grâce à la rencontre d'un deuxième personnage, un ermite, que l'image du père va prendre une autre dimension – spirituelle cette fois :
‘« Enfe, dit li hermitte, se vous volliez allerOutre le fait que cette déclaration reprend l'essentiel de ce que le héros savait déjà à propos de son père (dimension politique et relations lignagères), elle contribue à enrichir la figure paternelle d'une autre profondeur et commence imperceptiblement à dessiner un autre exemple pour le héros, dont on sait qu'il cherchera plus tard à reproduire le modèle, en se retirant lui aussi dans un ermitage après la mort de Florantine954. Cet ermitage, comme le précise le poète, est celui où son père Herpin s'est retiré pour se consacrer à la prière955.
De ces deux rencontres, on doit retenir qu'elles préfigurent la destinée de Lion : d'abord tenté par un engagement en faveur de la société féodale, il prend conscience de la nécessité de mettre sa valeur au profit des liens du sang, et son évolution progressive le conduira à dépasser ces deux types d'engagement pour tenter de donner une dimension spirituelle à la quête entreprise. Cette orientation se laisse deviner par la signification dont est chargé le message délivré. Prenant modèle sur ses prédécesseurs, le poète confie à un ermite « personnage caractéristique de la littérature médiévale »956, selon le mot de Claude Roussel, le rôle de guide en faveur d’une élévation spirituelle.
La troisième rencontre – celle du pape – est prévisible, puisque Lion promet, au moment où il quitte l'ermite, de se rendre à Rome pour rechercher Herpin, après le tournoi de Monlusant. Détourné de son but par la lutte qui l'oppose à la coalition formée par le duc Garnier de Calabre, Lion ne peut aller à Rome que plusieurs mois après l'épisode du tournoi de Monlusant. Et c'est encore en plein cœur de ce conflit qu'il se trouve amené à rencontrer le pape957. On retrouve, dans cet épisode, sensiblement le même schéma que dans les précédents : confession de Lion qui raconte son histoire, réflexion muette de l'interlocuteur qui reconnaît dans les traits du jeune homme le visage du duc Herpin, puis explications :
‘« Biaulz filz, s'ai dit li pappe, or antant ma raison ;Mais le pape va donner une orientation totalement différente à l'engagement du héros en lui annonçant d'une part les hauts faits de son père à Rome958 et d'autre part le décès de celui-ci. Or le personnage-clé de cette séquence est précisément Gaudiffer de Savoie, cousin de Garnier de Calabre, ennemi mortel de Lion. En d'autres termes, c'est revenir au sein même du conflit entre lignages. Cela est d'autant plus réel que toutes les informations données sont fausses (à l'insu du pape) : Herpin n'est pas mort, mais le traître l'a vendu à un marchand ; il n'y a donc pas de sépulture à Saint Nicolas du Baron. Et il n'est pas anodin non plus que cette prétendue mort n'ait pour unique témoin que Gaudiffer de Savoie et qu'elle se soit produite pendant un pélerinage, c'est‑à‑dire un moment de paix, effectué sur l'invitation de ce traître : « nobles est li voiaige et biaulz pardon y ait »959.
Cela laisse aussi entrevoir comment va se dessiner la vie du héros éponyme, partagé comme son père entre une attraction vers un état de renoncement aux armes, de dépassement spirituel, et le constant retour à la nécessité de reprendre les armes pour porter secours à la famille, pour prendre une vengeance, car, par la suite, la découverte de la trahison de Gaudiffer ne fera que rallumer un feu sans cesse couvant. Cela est déjà implicitement annoncé dans la promesse prononcée par Lion devant le pape :
‘Et quant Lion l'oyt, haultement en juraitTelle est la signature d'un héros qui avait déjà fait le serment de ne reculer devant aucune armée – fût-elle conduite pas Charlemagne – pour venger son père.
Le rôle de cette troisième rencontre (qui intervient alors que Lion a déjà obtenu la reconnaissance de sa prouesse guerrière) s'exerce comme une sorte de synthèse de celles de Ganor et de l'ermite, en apportant un renforcement dans ce qu'il a déjà entrepris, notamment dans son action en faveur de la réunification de la famille960.
Cf. v. 4629-644.
V. 4730. En retour, Lion s'engage :
« Car ja tant comme je vive mez corpz ne vous farait
Ne pour mort ne pour vie ne pour rien qu'avanrait ». (v. 4846-847)
Dans cette prison, sont également décédés Bauduyn de Monclin et Marie, épouse de Girart (cf. v. 33532-535).
Cf. v. 4799-4804 :
« Sire, la damme est niepce a Naymon de Bawier,
Et li duc atenoit au bon Dannois Ogier,
Estous le filz Eudon, Normandie Richier,
Salmon de Bretaingne que tant fait a prisier,
Et tous lez douze per de France l'iretier.
Moult sont de hault lignaige, bien le pués tesmoingnier. »
On ne peut que souligner à nouveau combien est importante la question du lignage dans la construction de l'identité héroïque, car les membres d'un lignage prestigieux donnent au héros une image à laquelle il peut commencer à s'identifier.
Cf. H. Bloch, Étymologie et Généalogie, Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 101-103.
Cf. v. 4824-4833 (« Le cor est de miraicle... Et vint de faierie »).
Cf. Gormont et Isembart, éd. A. Bayot, Paris, Champion, 1969, v. 217-220 :
Dist Huelin : « Ne pot pas estre !
Pruz mun pere e mun ancestre,
e jeo fui mut de bone geste
e, par meimes, dei pruz estre. »
V. 34294-295.
Cf. v. 26849-916.
Cf. v. 30505-521 et notamment :
Signour, Lion de Bourge fut en ung hermitaige,
Pres de Romme la grant et en celi bocaige
La ou Herpin cez perre se tint moult loing aige ; (v. 30505-507)
C. Roussel, Conter de geste au XIV e siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 317. Cf. également J.C. Vallecalle, « Le héros et l’ermite : sur un passage de L’Entrée d’Espagne », Ce nous dist li escris… Che est la vérité, Études de littérature médiévale offertes à A. Moisan, Aix-en-Provence, CUER MA, 2000, p. 277-287.
Pour plus de clarté, nous reprenons le résumé de ces épisodes, tel que les éditeurs du poème le donnent : « V. 13101-13537. Peu de temps après le mariage, Lion demande congé à Florantine pour aller se venger du duc Garnier de Calabre. Il confie Florantine et la défense de Monlusant à Bauduyn, puis il se met à la tête d'une puissante armée. En compagnie du roi Henry et du duc Raymond de Vauvenisse, il pénètre dans le pays de Calabre ; mais avant même d'avoir mis le siège devant la ville de Reggio, le duc Garnier gagne Rome où il pense obtenir l'arbitrage du pape grâce à l'influence de son cousin Gaudiffer de Savoie. Le pape envoie un cardinal sur les lieux de la bataille pour ramener Lion et le roi Henry. Notre héros obtient une audience du pape (…). V. 13538-14562. Alors que Garnier retourne dans ses terres et s'apprête à trahir, Lion obtient une nouvelle audience du pape. Celui-ci ne peut s'empêcher de noter la ressemblance frappante qui existe entre Lion et son père Herpin. (...) ».
Un bref retour sur un précédent épisode est nécessaire : l'ermitage où Herpin s'était retiré a été attaqué par les Sarrasins ; l'ermite a été tué et Herpin a regagné Rome pour aider à repousser les païens. La reconnaissance du pape a attiré la jalousie de Gaudiffer de Savoie (cf. v 2882 sq.).
Cf. v 3296-3300 (Gaudiffer s'adresse à Herpin) :
« Biaulz doulz sire, per Dieu qui tout c[r]eait,
Moult vollantier yroie, ne vous mantirait ja,
En ung pellerinaige que j'ai promis piessait.
C'est a Saint Nicollay du Baron per dela ;
Nobles est li voiaige et biaulz pardont y ait ».
On doit également retenir que les événements annoncés influent de façon durable sur le déroulement de l'intrigue, notamment au niveau du conflit entre Lion et la coalition formée par les traîtres.