Conclusion du chapitre premier

Pendant la période de genèse que nous avons observée, le héros cherche donc à réunir un certain nombre d’éléments qui lui permettent de se construire et qui vont influer sur son parcours initiatique. Il lui faut tout d’abord gommer les manques qui le caractérisent et compenser ceux-ci par des apprentissages, notamment dans l’univers du tournoi. La construction de la personnalité héroïque se fait ainsi sous et par le regard des autres. Dans cette première partie de leur parcours, chacun des trois protagonistes du poème se donne pour objectif de pouvoir s’identifier au modèle chevaleresque qu’il s’est fixé : Olivier, le plus ignorant, procède par imitation ; Lion, qui a déjà reçu une éducation aristocratique, doit surmonter ses handicaps, tandis que Girart se donne tout de suite pour modèle son père, Lion. Le désir d’intégration et de reconnaissance sociale ou lignagère sous‑tend l’ensemble des actions entreprises, puisque c'est la reconnaissance de la valeur guerrière961 qui va apporter au futur chevalier la certitude de ce qu'il cherchait, et cela lui permettra d’obtenir la modification de son statut. Ainsi, Olivier est couronné roi de « toutes les Espagnes » ; Lion reçoit le prix du tournoi et la couronne du roi Henry de Sicile, à la mort de ce dernier ; Girart obtient sa réintégration dans le lignage de Bourges.

En revanche, la recherche de l'identité héroïque se fait par le travail du regard intérieur, car il devient indispensable d’obtenir la confirmation de ce qui est pressenti. Des indices recueillis et des révélations faites par différentes personnes, le héros tire les leçons qui lui permettent de se construire. Il lui faut quelquefois chercher en lui-même : c'est alors cette volonté qu'il sent inscrite dans son sang qui va le guider. En outre, il doit comprendre la signification d'un symbole, tel que celui de la croix royale sur son épaule, ou bien découvrir l'importance d'un manteau de soie pour commencer à dessiner l'image du père et de la mère absents. Ce qu'il pressent alors lui est confirmé par les personnes qu'il rencontre et qui ont connu ses parents. L'image devient plus tangible. Mais, à peine pense-t-il toucher son but, qu'il apprend que ce père est mort.

Cette démarche inclut une certaine exigence, en rapport avec l'idéal chevaleresque que Lion s'est fixé, et le conduit vers la recherche de la perfection, – une perfection qui doit résider aussi bien dans les rapports entretenus avec les autres que dans ce qui est fait pour les autres. Le récit témoigne en de nombreuses occurrences d’une volonté exprimée en ce sens, qu'il s'agisse d'actions réalisées dans le cadre de la reconquête des biens perdus ou dans celles réalisées lors de sa quête en terres étrangères. C’est un temps d’épreuves, nécessaire pour progresser dans la connaissance de lui‑même, riche d’enseignements au même titre que l’expérience de l’inachèvement ou de l’échec.

C’est aussi un temps de maturation, pendant lequel on peut observer une évolution et l’acquisition progressive d’une profondeur psychologique, ce qui confère au héros, dans Lion de Bourges, des traits appartenant plus particulièrement au genre romanesque. Selon F. Suard, « le roman est le lieu d’un itinéraire du personnage : il offre donc la possibilité d’une évolution. (…) Mais une telle évolution, naturelle au roman qui se construit en déplaçant progressivement l’équilibre des personnages et de l’action est étrangère au principe du poème épique, qui nous livre d’un seul coup tout ce qu’il peut nous dire sur le héros »962. Le parcours individuel représenté dans le poème témoigne de l’imprégnation du genre épique par les thématiques d’origine romanesque.

Nous avons constaté que, pour parvenir à inscrire sa destinée terrestre dans la perfection, le héros doit effectuer un véritable travail sur lui-même. Il doit ressembler au modèle qu'il s'est fixé, dont l'image paternelle est le reflet. Cela se traduit par la permanence de certains traits propres à la forme d'héroïsme décrite dans Lion de Bourges. C'est l'expression d'une volonté tendue par le désir de continuité du lignage, la recherche de l'intégration dans ce groupe aux contours définis et la constante préoccupation de se montrer digne du sang des ancêtres. Pour autant, n'est-ce pas justement cette ignorance des origines et l’incertitude qu’elle génère, qui le poussent à tenter de se construire, en le conduisant à la découverte de lui-même au travers de sa quête ? Est-il, d'ailleurs, uniquement à la recherche de son image ou bien à celle de son père, car en de multiples occurrences, le processus d'identification à l'image paternelle tend à se faire sentir. Comme un pôle d'attraction, elle agit sur le héros, qui cherche à donner à ses multiples actions la même finalité, incluant la recherche de l'ordre, qu'il soit politique, familial ou intérieur.

Une nouvelle étape du parcours décrit dans le poème s’ouvre, alors que le temps de genèse est à peine achevé – seulement « à peine achevé », parce que, malgré sa maturation, le héros commet des erreurs ou bien se laisse détourner de son but. Il apparaît rapidement que, seul, il ne peut parvenir à réaliser son idéal et à ressembler au modèle qu’il s’est fixé. Différente par sa nature des personnages rencontrés, une créature merveilleuse, le Blanc Chevalier, intervient dans la destinée de Lion, exerçant constamment une force d’attraction vers la perfection. La question essentielle qui désormais se pose sera de comprendre dans quelle mesure cette recherche de la perfection est susceptible de constituer une finalité. Et quelle finalité ? La conception de l’héroïsme au XIVe siècle permet‑elle encore de lui accorder une dimension spirituelle conduisant à la sainteté ?

Notes
961.

Avant même que ses origines ne soient connues, la prouesse guerrière de Lion a été reconnue par le roi Henry de Sicile en ces termes :

Et li roy dit : « Ma fille, ne vous mantirait mie,

A celui me tanrait se Dieu me benoye

Que le Blan Chevalier avoit en son aye,

Car c'est li plux herdis qui oncque fuit en vie,

C'est li plus preux, la flour de baronnie ;

Combien qu'in ne soit pas de tres aulte lignie

Se serait grand meschief s'on li taut per envie

Ceu qu'il ait conquestér per sa baichelerie ». (v. 7399-406)

962.

Cf. F. Suard, « L’Épopée française tardive XIVe – XVe s. », art. cit., p. 249.