Chapitre second
Vers la perfection

Le fait que Lion cherche à se construire une personnalité en rapport avec l’idéal chevaleresque qu’il s’est fixé, est une action qu’il fait pour lui, avec pour visée finale de trouver l’accomplissement de sa destinée terrestre dans ce qu’il entreprend. Les apprentissages propres à cette phase lui ont permis de se constituer une personnalité et d’être reconnu par son entourage et son lignage. Cela se traduit par une constante volonté d’accomplir des actions héroïques. Or, lorsque celles‑ci sont réalisées au profit de causes politico-féodales, elles ne sont pas systématiquement suivies d’une issue favorable. Dans l’exemple de la reconquête du fief, nous avons constaté une certaine précarité, si ce n’est l’échec, et les relations entretenues avec le pouvoir royal ne suscitent pas, chez Lion, un désir d’engagement durable et total, comme celui que les premières épopées célébraient. Constatant l’instabilité des structures politiques, le héros cherche à orienter son action en faveur de sa famille, – ce qui est d’ailleurs une action indispensable puisque celle‑ci se trouve justement fragilisée par cette instabilité. Mais, en ce domaine, il connaît encore une succession d’épreuves et d’insuccès, comme le montrent les atteintes dont certaines cellules nucléaires sont victimes, ou les difficiles reconquêtes des royaumes tombés aux mains des traîtres. La famille, dispersée pour de multiples raisons – enlèvements, guerres, jalousie ou désir incestueux – peine à se reconstituer et, lorsque ce but est atteint, aussitôt un événement (la guerre, la mort) vient interrompre brutalement l’harmonie. La recherche de l’ordre politique dans une cause collective, comme celle de l’ordre familial se concluent par un état d’inaboutissement, et ne justifient pas le dévouement, ni un sacrifice qui conduise à la sainteté. Le désir d’accomplissement ne trouve donc pas de réponse et laisse en suspens une aspiration au dépassement qui aurait pu s’inscrire dans ces directions. Que reste-t-il alors au héros, si ce n’est de rechercher en lui‑même un ordre qu’il n’a pu trouver dans ses tentatives d’implication ? Cela laisse entendre que la recherche de l’accomplissement doit désormais se faire dans une perspective individuelle.

Néanmoins, il faut retenir que les temps d’épreuves ne sont pas stériles, car l’impossibilité ou la difficulté de conclure certains conflits est en elle‑même source d’enseignement : Lion cherche constamment à parfaire son action et à dépasser la condition ordinaire de l’humanité. Cette aspiration au dépassement inclut une certaine exigence de perfection, que sous‑tend une volonté d’accéder à la sainteté. Cependant, la poésie du XIVe siècle ne l’accorde pas à ses personnages aussi facilement que celle du début du XIIe siècle, dont certaines œuvres opèrent la fusion entre héroïsme et sainteté. La conscience de l’altérité du surnaturel laisse vacant un espace dans lequel s’inscrit la notion d’un merveilleux chrétien, représenté dans le poème par un intermédiaire doté d’une nature spécifique, le Blanc Chevalier. Cette évolution du merveilleux est révélatrice de celle de la pensée religieuse à la fin du Moyen Âge. Selon J.‑L. Picherit, « alors que la littérature épique des premiers siècles reflète une conception rigoureusement chrétienne de la vie, ainsi qu’une foi entière, capable d’assimiler les mystères de la religion dans toute leur abstraction, celle du Moyen Âge finissant est le miroir d’une conception beaucoup plus concrète des choses religieuses »⁹⁶³. Nous avons déjà eu l’occasion de découvrir les interventions du Blanc Chevalier lors du tournoi de Monlusant ou bien tuant des centaines de païens sur des champs de bataille, lorsque les protagonistes sont en difficulté,. Dans cet emploi traditionnel, le merveilleux chrétien témoigne de l’intérêt que Dieu porte aux affaires des croyants, comme dans les premières épopées. Mais ce qui marque la différence dans Lion de Bourges, c’est le fait que le rôle de ce compagnon armé ne se limite pas à cet aspect temporel, car l’auteur fait de lui un médiateur entre l’humanité et le pouvoir divin, en le liant de façon très particulière à la quête de la perfection. Guide spirituel réunissant en lui le visage paternel terrestre et celui du père spirituel, il exerce constamment un pouvoir d’attraction vers le surnaturel et multiplie les recommandations pour hisser le héros vers la perfection, en vue de la sainteté. La question se pose désormais de discerner si cette recherche, avec l’aide du Blanc Chevalier, peut conduire Lion à l’ultime marche de l’accomplissement.

L’aventure est présente dans le parcours héroïque lié à la quête des origines ; or, cette aventure, – ces aventures, puisqu’elles sont multiples, provoquent la confrontation avec un univers de créatures à forme humaine ou animale, issues d’un imaginaire collectif et de mythes anciens, ou avec des manifestations n’appartenant pas au domaine du rationnel mais à un monde qui dépasse les limites d’un « fonctionnement référentiel ordinaire », – ce qui implique le « passage à un autre système de références », selon la définition proposée par F. Dubost⁹⁶⁴. Cet univers répond aux critères retenus par M. de Combarieu pour définir le domaine du merveilleux : « le merveilleux désigne tout ce qui n’est pas justiciable d’une explication rationnelle à une époque donnée »⁹⁶⁵. Dans Lion de Bourges, la présence du merveilleux – le mirabilis – ne suscite pas d’étonnement, car l’œuvre appartient à une période de composition littéraire marquée par un croisement des genres épique et romanesque, enrichie aussi bien de matière folklorique, par une large diffusion des contes, que de merveilleux chrétien par les nombreux textes hagiographies alors très appréciés. Le jeu de l’intertextualité apporte ici une matière riche, que l’auteur sait utiliser d’une façon particulière en la liant avec la thématique de la recherche de la perfection, car la quête entreprise ne saurait se faire sans la présence du surnaturel chrétien – le miraculosus – pour reprendre la terminologie précisée par J. Le Goff⁹⁶⁶. C’est dans cet espace que s’inscrit très précisément le rôle du Blanc Chevalier.

Pour que cette quête puisse trouver sa finalité, pour que le héros puisse avancer sur la voie qu’il s’est choisie, il fallait donc que se produise la rencontre de celui‑ci avec toutes formes de tentation, avec les forces de Satan qui peuvent revêtir de multiples visages (le magicus), mais aussi avec toutes sortes de manifestations merveilleuses qui ne peuvent pas être clairement rapportées à une origine divine ou à un système d’interprétation chrétien (les mirabilia). Cette confrontation est le lieu de rencontre entre les éléments cités ci‑dessus et des éléments du merveilleux chrétien, non rationnels eux aussi, qui « rentrent dans un système chrétien de conception de Dieu »⁹⁶⁷, et se manifestent par l’intermédiaire du Blanc Chevalier. Ce sont les interventions des saints armés, aussi bien que les miracles, les songes prémonitoires et les voix célestes, tout ce qui appartient au surnaturel chrétien (le miraculosus). Ainsi, se déroule un parcours atypique tendu par une volonté d’accomplissement.

Un accomplissement dont les contours restent à définir : la lecture du poème invite à s'interroger sur la finalité de la chevalerie, telle que les mentalités du Moyen Âge finissant la perçoivent. La mort des héros des premières épopées ouvrait à ceux‑ci la voie de la sainteté. À son apogée, le roman arthurien incarne en Galaad la chevalerie célestielle. Qu'en est‑il dans Lion de Bourges ? À l'empreinte du merveilleux sur les personnages se superpose celle d'un attrait vers le surnaturel ; cela est vérifiable aussi bien chez Herpin, que chez la duchesse Alis, Lion ou bien Olivier, par la présence des avertissements surnaturels et de leur constante incitation au dépassement. Plus évidente encore est la tentative d'élévation vers la sainteté dont Lion va faire preuve lors de son retrait en ermitage. Cependant, la leçon finale sera à entendre dans la fin du héros éponyme, une fin qui laisse en suspens pour les siècles suivants l'éternelle question de la finalité de l'existence terrestre.