a) – Le Blanc Chevalier : une créature merveilleuse spécifique

Dans Lion de Bourges, cet intermédiaire entre Dieu et l’humanité a le visage du revenant d’un chevalier dont Lion, par sa générosité, a assuré l’inhumation en sépulture chrétienne969. Dès le tournoi de Monlusant, il agit en reconnaissance de ce geste, car il estime avoir une dette envers Lion. Il s’agit donc d’un contrat moral qui désormais va unir ce dernier au revenant, ainsi qu’il le lui précise après lui en avoir rappelé les raisons :

‘« Et por tant que tu m'ais sifaitement sauvér
Te sus venus aidier, car Dieu l'ait commandér.
Je te rans ton avoir et ta grant richeteit ;
Pour le bien que m’ait fait, te rens cest bonteit. » (v. 8284-287)’

D’emblée, il apparaît que cette aide providentielle est une émanation de la volonté divine, comme cela est mentionné en de nombreuses occurrences970. En effet, Dieu a reconnu dans le geste de Lion (qui permet à l’âme du chevalier de gagner le paradis) le signe de sa prédestination ; il lui accorde donc son aide sous les traits de cette créature merveilleuse :

‘(…) Dieu d’un compaingnon li fist ce jour l’otroy
Qui lli aidait a ffaire ou tournoy (…) (v. 6515-516)
Or est s’arme saintie et pour ceu s’avansoit
D’aidier le damoisel, et a Dieu en prioit ;
Dieu l’en donnait le don et graice l’en prestoit. (v. 6596-598)971

Ce Blanc Chevalier participe d’une double nature972 : être surnaturel et être humain à la fois, puisqu’il s’agit d’un revenant, il se distingue par certaines particularités. Symbole de la pureté, sa blancheur annonce la lumière de Dieu, s’opposant à la noirceur des forces du mal :

‘Car plux blan fuit arméz que lenne ne coton
Et c’estoit bien montéz des[us] ung aragon.
Je croy qu’an nulle terre millour ne trouvait on :
Plux blan que nulle nege qui chient en saison ;
Il avoit trestout blant armures et blason. (v. 6542‑546)’

Cette blancheur rappelle celle des saints armés qui viennent secourir les chrétiens face aux païens973. Autour de lui, rayonnent des phénomènes lumineux : une grande lueur règne dans la chambre où il se tient974. Ses apparitions et disparitions révèlent son naturel merveilleux : une nuée l’emporte vers les cieux, quand il quitte les héros975. Il possède des pouvoirs qui n’ont plus rien de commun avec le monde terrestre : il guérit « par miracle » les blessures de Lion976. Il se caractérise également par l’abstinence de nourriture : « Car oncque nulz vivans ne lou veyst maingier »977. Ces différents traits témoignent de l’origine surnaturelle du Blanc Chevalier et font de lui une créature proche des anges, dont « l’essence spirituelle [leur] épargne la nécessité, toute humaine, de se nourrir »978. Pourtant, ce n’est pas sous cette apparence qu’il se révèle pour la première fois au héros éponyme ; c’est un chevalier, bien décidé à participer au tournoi de Monlusant et à partager les gains, qui se présente, alors que Lion est seul et doit surmonter tous les handicaps que nous avons déjà évoqués pour obtenir la reconnaissance de sa valeur chevaleresque. Tout d’abord posé en des termes très simples (l’aide au tournoi contre le partage des gains), le contrat suppose une acceptation, à laquelle se plie volontiers le jeune homme, tout en excluant du pacte la main de la princesse Florantine979. La narration du tournoi permet de prendre la mesure de la vigueur du nouveau compagnon de Lion 980, mais une mise à l’épreuve spécifique attend ce dernier à l’issue du tournoi : le Blanc Chevalier, simulant un fort courroux, réclame le partage des gains. Nouvelle acceptation du héros, qui se déclare prêt à abandonner la couronne : « Le roialme vous donne, je n’y clamme ung delz ! », mais reste déterminé à conserver la main de la princesse981. Cette preuve de bonne foi prouve au Blanc Chevalier qu’il peut maintenant révéler son origine surnaturelle :

‘« Lion, dit li corpz sains, entandez mon pancer :
Je ne sus pais ung hons pour tenir yreteir,
Ains sus de parrt Jhesu le Roy de maiesteit,
Chose esperrituelle regnant en Triniteit ; » (v. 8266‑269)982

Cette épreuve préalable pose les fondations d’une relation qui va perdurer dans le poème et dont on sait d’emblée qu’elle sera faite de mises en garde, de conseils, mais aussi de rappels de la prééminence du pouvoir divin. En entendant les paroles du Blanc Chevalier, le jeune homme comprend qu’il est en présence d’un être d’origine surnaturelle983. Il n’est donc pas anodin que cette créature merveilleuse croise la destinée héroïque de Lion dès la période de sa genèse, dans le sens où ses interventions seront amenées à orienter certains engagements et à exercer une force d’attraction vers la perfection. Il faut souligner par ailleurs que l’un de ses fils, Olivier, se trouvant en quelque sorte protégé par le pacte initial, reçoit également l’aide du Blanc Chevalier en différentes circonstances.

Le Blanc Chevalier rassemble toutes les caractéristiques du personnage-type du mort reconnaissant :c'est un revenant, qui n’a pas pu régler ses dettes (dont le héros a assuré la sépulture en des lieux chrétiens, alors que lui‑même était très démuni), qui estime avoir une dette envers celui‑ci et agit donc en reconnaissance. Le contrat qui se lie a donc toutes les marques d’un contrat « réparateur » destiné à compenser « la carence des solidarités » familiales984, ce qui, dans Lion de Bourges, trouve naturellement sa place, puisque Lion ayant initialement commis une faute en ruinant son père adoptif, se trouve obligé de le quitter. Pour l'introduction de cette créature dans son poème, l'auteur a repris un motif populaire – Le mort reconnaissant – largement présent dans les répertoires folkloriques985 et dans certaines œuvres, telles que Richars li Biaus 986 ou Tristan de Nanteuil. Comparant différents textes, Danièle Régnier‑Bohler note la forte présence, dès le dernier tiers du XIIIe siècle, du thème du Mort Reconnaissant, issu du conte-type 508, qui « développe les effets de la reconnaissance du mort, les bienfaits accordés au héros qui a procuré la sépulture dont il était privé ». Elle remarque également que ce thème se propage selon « une piste que l'on peut suivre jusqu'au milieu du XVe siècle »987, notamment dans les contes populaires, dans les exempla, et dans la littérature chevaleresque. Ce thème, que sa vocation initiale semble plus proprement rattacher à celle des exempla (par l’obligation morale de prendre en charge les défunts) se transpose néanmoins dans la littérature, où il permet d’apporter un nouveau développement à l’éthique chevaleresque de la largesse et de refléter l’« image que la noblesse cherche probablement, dans ses fictions, à préserver d’elle-même »988. Cependant, si le poète de Lion de Bourges conserve le schéma essentiel de la faute du mort réparée par le héros, il modifie considérablement le rôle du revenant : alors que les contes ou les exempla portent l’accent sur la prodigalité de ce dernier à l’égard de son jeune bienfaiteur (le revenant, qui se présente souvent comme un riche marchand, fournit le cheval, les armes et pourvoit aux dépenses989), notre chanson exclut totalement cette caractéristique. En se démarquant ainsi de la tradition, le poète donne une tout autre dimension à la créature merveilleuse.

Il conserve néanmoins les principales composantes d’une relation de type féodo‑vassalique, en raison même d’un contexte à forte dominante épique. Il décrit notamment les contours d’un pacte de solidarité féodale, comme l’attestent les nombreuses occurrences où l’on voit le Blanc Chevalier intervenir pour porter secours aux héros990, car son aide militaire constitue un atout indispensable dans le redressement de maintes situations. Cette disposition donne une cohérence à l’ensemble, le Blanc Chevalier occupant la position dominante, celle du seigneur, et Lion, celle du vassal. C’est une relation de cette nature qui existe, dans Huon de Bordeaux, entre Huon et Auberon (bien que celui‑ci possède une nature différente), et M. Rossi note à son propos que le « secours militaire en cas de nécessité est l’aspect principal de l’aide que le seigneur doit à son vassal »991. En outre, on peut remarquer que certains épisodes, tels que celui de Chypre, traduisent même un esprit de croisade : le Blanc Chevalier intervient, accompagné de trente mille saints portant un écu blanc à croix rouge, qui jettent la confusion dans les rangs des païens et les massacrent jusqu’au dernier992. Avec le thème de l’extermination justifiée des Infidèles, la pensée de Bernard de Clairvaux n’est guère lointaine993, comme l’attestent certaines injonctions du Blanc Chevalier (« Pance de cez paien ossire et descoper », v. 25067).

Si l’aide apportée au tournoi de Monlusant est incontestable pour gagner la main de la princesse – ce qui signe la destinée de Lion – on voit que Le Blanc Chevalier ne prend pas part aux tentatives d’intégration de celui‑ci dans la classe aristocratique par la démonstration de la largesse, et ne les favorise en aucune sorte. Cela appartient à la période de genèse du jeune chevalier et repose sur la volonté de ce dernier d’acquérir une personnalité héroïque. Là, n’est pas la mission de cet intermédiaire Elle est d’un tout autre ordre et cela se vérifie en de nombreuses occurrences. Ses interventions se calquent sur un modèle relativement immuable dans le poème, à part certaines exceptions sur lesquelles nous reviendrons : selon un schéma récurrent, le récit de l’épisode met en scène le protagoniste dans une situation périlleuse (ou un combat démesuré) ; celui‑ci adresse ses prières à Dieu pour lui demander de lui envoyer le Blanc Chevalier… qui arrive (seul ou accompagné de quelques milliers de saints) ; il se déroule ensuite un combat acharné au cours duquel le revenant tue les ennemis, et, ce qu’il faut retenir, c’est le fait qu’il ne disparaît jamais sans avoir prodigué des conseils et renouvelé ses exhortations à ne commettre aucun péché qui sont, parfois, suivies de certaines révélations essentielles pour le déroulement de la destinée :

‘« Maix je t’ai en couvant, point ne t’arait faulsér,
Qu’an trestout lez besoing ou m’aras appelléz,
En baitaille ou en guerre ou en estour mortel,
Que je te secourrait per vive poesteit,
Car tu arais ancor a ffaire grant planteit
Ains que aie ton perre et ta mere trouvér. » (v. 8296‑301)’

Il peut arriver que l’intervention se produise sans demande spécifique du héros ; c’est le cas de la première apparition du Blanc Chevalier à Olivier, pendant la bataille qu’il livre aux côtés du roi Anseïs de Carthage contre les Païens : « qui estez vous ? » lui demande-t-il entre deux coups d’épée ; ce n’est qu’à l’issue du combat que le revenant dévoile son identité et délivre des renseignements d’une importance capitale :

‘« (…) saiche que tu viens de haulte estraccion ;
Tu as perre herdit et qui est gentilz hons,
Coraigeux et herdit et plain de grant renom ;
C’est li plux preux du monde, son parreille ne trovon.
Tu le ressemblerais. Si n’aie marison,
Car ancor veras ton perre le baron
Et ta mere assiment a la clere fesson ». (v. 25098-104)’

Pour Lion, comme pour Olivier, il faut retenir que ces révélations, pour essentielles qu’elles soient, restent cependant limitées à une infime part de leur avenir. À la différence de Roland qui, par l’intermédiaire de l’ermite Sanson dans l’Entrée d’Espagne, reçoit la révélation de son futur martyre à Roncevaux994, ils ne bénéficient

d’aucune information sur leur destinée finale. Seule, une minime partie du voile se lève et elle ne concerne que ce qui constitue l’essentiel de leur quête. Il apparaît donc que, non seulement les premières révélations posent les jalons d’une relation spécifique entre les protagonistes du poème et le revenant en raison même de sa corrélation avec la thématique principale, mais aussi qu’elles témoignent de la présence du surnaturel dans le parcours de ces derniers, – un parcours difficile, où se succèdent tentations et manifestations d’un monde merveilleux (magique) inquiétant. Or, c’est précisément dans la confrontation avec les diverses formes du mal que va se révéler combien est précieuse l’aide du Blanc Chevalier, parce que ce dernier sait aussi bien apporter un secours efficace contre un péril imminent qu’interpréter la leçon qu’il convient de comprendre à chaque épreuve. En ce sens, il exerce pleinement son rôle de guide spirituel.

Notes
969.

Cet épisode se situe à l’arrivée de Lion au tournoi de Monlusant : chez l’aubergiste Thiéry, il apprend qu’un chevalier endetté n’a pu bénéficier d’une sépulture chrétienne. Bien que très pauvre, Lion offre les cinquante livres qu’il possède pour régler les obsèques du chevalier, forçant ainsi l’admiration de l’aubergiste (cf. v. 5081‑172).

970.

C’est Dieu qui règle les apparitions aussi bien que les départs du Blanc Chevalier. Cf. v. 8294 : « Or m’en rirait arier, Dieu le m’ait commandér ».

971.

Cf. également v. 6578-581 :

Signour, ceu chevalier que blan arméz estoit

Vint per la graice de Dieu a Lion la androit,

Car c’estoit ung corpz sains et Lion li avoit

Sa penance aligie, (…)

972.

Cf. M. Gallois, « Merveilleux et surnaturel dans Lion de Bourges », Théophilyon, III-2, Lyon, 1998, p. 499-522 : « Le Blanc Chevalier, parce qu’il procède à la fois de l’ordre humain et de l’ordre surnaturel, apparaît comme une créaure intermédiaire qui peut entretenir une relation privilégiée avec Dieu » (p. 521).  

973.

Cf. v. 17975.

974.

Cf. v. 7307‑308 :

Et le Blan Chevalier ou maint toute vallour

Fuit seus en une chambre ou il ot grant luour.

975.

Cf. par exemple v. 17163‑165.

976.

Cf. v. 12686‑691.

977.

V. 8132. Lorsque Lion organise des repas chez l’aubergiste Thiéry, le Blanc Chevalier sert à table comme un écuyer (v. 8131), mais ne prend aucune nourriture :

Et li Blans Chevalier dont je vous fais clamour

Ne s’aisist pas a tauble ou sient li contour ;

C’estoit chose ordonnee per divine labour,

Per le commandement de Dieu le Creatour (v. 7298‑301)

978.

J.C. Vallecalle, « Le héros et l’ermite : sur un passage de l’Entrée d’Espagne », Ce nous dist li escris… Che est la verite, Études de littérature médiévale offertes à A. Moisan, Aix‑en‑Provence, CUER MA, 2000, p. 277‑287 (p. 284). Dans l’Entrée d’Espagne, l’auteur a poussé le souci de la vraisemblance jusqu’à faire partager cette nature merveilleuse au cheval de l’ange qui, sous l’apparence de Roland, vient rejoindre les compagnons de celui‑ci dans le pré où ils l’attendent ; le cheval fait semblant de brouter (cf. L’Entrée d’Espagne, éd. A. Thomas, Paris, SATF, 1913, v. 14992).

979.

Cf. v. 6547­‑573.

980.

Cf. v. 7004‑006 :

Quant li Blan Chevalier vint rescoure Lion,

Le premier qu’il encontre fiert de teilt randon

C’ou corpz li ait crevéz le cuer et le pormon.

981.

Cf. v. 8226‑264.

982.

Cf. pour l’ensemble de la déclaration du Blanc Chevalier : v. 8266‑287.

983.

Cf. v. 8289 : [Lion] A genous se getait per grant humilliteit.

984.

C’est une interprétation donnée par D. Régnier-Bohler (« La largesse du mort et l’éthique chevaleresque : le motif du mort reconnaissant des les fictions médiévales du XIIIe au XVe siècle », Réception et Identification du conte depuis le Moyen Âge, Actes du Colloque de Toulouse, Janvier 1986, Toulouse, Publications de l’Université de Toulouse – Le Mirail, p. 51‑63 (p. 59).

985.

Cf. Répertoire Aarne et Thompson : The grateful dead, 506‑508, The types of the folktale, Helsinki, Folklore Fellows, 1973 ; G.H. Gerould, The Grateful dead, the history of a folk-story, Publications of the Folklore Society, 60, London, D. Nutt, 1908. Cf. également V. Propp, Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983, p. 195‑196.

986.

Les éditeurs du poème reconnaissent dans Richars li Biaus la source du thème du mort reconnaissant en raison des « ressemblances frappantes » dans la façon dont ce thème est associé dans chacun des poèmes au thème principal du chevalier qui est à la recherche de ses vrais parents », cf. Lion de Bourges, éd. cit., p. xcii‑xciii.

987.

D. Régnier‑Bohler, art. cit., p. 51.

988.

Id., ibid., p. 56.

989.

Cf. notamment les exemples donnés par C. Brémond (Willekin von Montabur, Messer Dianese) et C. Cazalé‑Bérard, Formes médiévales du Conte merveilleux, dir. J. Berlioz, C. Brémond et C. Vélay‑Vallantin,Paris, Stock, 1989, p.123‑129 et 175‑187.

990.

Cf. notamment v. 12470 sq, 13800 sq.

991.

M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’Évolution du genre épique au XIII e  siècle, Paris, Champion, 1975, p. 356.

992.

Cf., pour mémoire, les vers 17081 et 082 :

Chescun abait le sien comme le loup lez berbis ;

En poc d’oure en ot quairante mil occit.

993.

Lorsqu’il prêche la deuxième croisade à Vézelay, le 31 mars 1146, Bernard de Clairvaux justifie la propagation de la foi chrétienne par la force des armes, car c’est un combat juste. Dans son De Laude novae militiae, il oppose l’idéal de croisade (juste) à celui d’une chevalerie livrée aux guerres internes. Cf.  J. Flori, La Guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, 2001, p. 273.

994.

L’Entrée d’Espagne, éd. A Thomas, Paris, SATF, 1913, v. 15037-049. Cf. également J.‑C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d’Espagne, PRIS-MA t. XVI/2, n° 32, Poitiers, Erlima, 2000, p. 303-316 (p. 314).