c) – Les signes de la bienveillance divine

La bienveillance divine ne se révèle pas d’une façon uniforme et systématique. Tandis que certains personnages élus dès l’origine, comme la duchesse Alis ou Joïeuse, peuvent accéder à sa compréhension et en percevoir directement les signes, d’autres, comme Lion, doivent s’en remettre à un intermédiaire, qui est principalement le Blanc Chevalier. La persistance des manifestations surnaturelles doit être perçue comme la marque de l’intérêt réel que Dieu porte à l’accomplissement de la destinée héroïque, mais le fait que l’action d’un intermédiaire soit, dans certains cas, nécessaire apporte de nouveaux éléments sur la place occupée par le merveilleux chrétien dans le déroulement de celle‑ci. Cela est particulièrement significatif dans le cas de Lion : l’auteur restitue un parcours orienté vers la recherche de la perfection. Un autre élément d’appréciation doit être retenu : la chanson de Lion de Bourges se lit comme le récit de plusieurs parcours individuels juxtaposés, s’entrecroisant pour donner lieu à d’autres récits, dans lesquels chaque membre de la famille devient momentanément le centre d’intérêt. Ce croisement de destinées individuelles est une marque qui différencie l’épopée tardive des premières chansons de geste, vouées à la célébration d’actions collectives au service de la foi chrétienne et dans lesquelles les héros recevaient l’assurance de la présence du Tout-Puissant à leurs côtés. Il conviendra donc de s’interroger sur ce qu’implique la multiplication des signes émanant de Dieu dans le poème – notamment lorsque ceux‑ci s’exercent en faveur de Lion – et de comprendre dans quelle mesure ils sont susceptibles d’interférer dans la réalisation d’une destinée guidée par la recherche de la perfection et l’attraction vers la sainteté.

Les objets magiques

Les objets magiques appartiennent par leur nature à une catégorie que le Moyen Âge, faisant référence aux diverses manifestations du merveilleux, désigne par le terme mirabilis. Cependant, le rapport établi par le poète entre la thématique principale et ces objets suscite quelque interrogation, dans la mesure où ces derniers entretiennent une étroite relation avec ce qui appartient au miraculosus, aux manifestations suscitées par Dieu1108. D’emblée, il apparaît que les objets à caractère magique évoqués dans Lion de Bourges exercent le rôle protecteur qui leur est généralement attribué dans la littérature médiévale. Selon la croyance populaire, dont certains poèmes se font l’écho, certaines pierres possèdent des vertus magiques1109. Ainsi, en remerciement de son engagement pour repousser l’invasion sarrasine de Rome, Herpin de Bourges reçoit du pape un anneau magique, orné d’un saphir d’Orient, censé lui assurer le réconfort et la demeure éternelle dans la foi chrétienne :

‘La piere estoit moult digne qu’an l’anelz on posa,
Car li hons que l’anel et la piere averait
Jai sans confession li sien corpz ne mortait,
Et c’il ait aulcun dieulx trestout l’oblierait. (v. 3280‑283)’

La pierre magique exerce son pouvoir, et la tristesse de Herpin (qui croit que sa femme et son enfant sont morts) s’amenuise. Mais, les attentions du pape à l’égard du duc ont attisé la jalousie de Gaudiffer de Savoie et l’anneau magique sollicite sa convoitise. La ruse consiste d’abord à voler l’anneau, puis à se débarrasser d’un encombrant rival en le vendant à des marchands sur le port de Brindisi1110. La mise en relation avec la dimension chrétienne de l’objet magique est implicitement suggérée par deux références à Judas, l’une avant le début de l’épisode et l’autre à sa conclusion : Gaudiffer a vendu Herpin, comme Judas avait vendu Jésus-Christ. À l’exemple de Dieu, Herpin pardonne à Gaudiffer : « Et te pardont ma mort, car Dieu en fist pardont »1111. Plus que la possession de l’objet magique, c’est finalement sa perte qui apporte une possibilité de se hisser vers la perfection, de regarder en direction de la sainteté.

Cette orientation hagiographique n’est pas particulière à Lion de Bourges. Elle est très manifeste dans des œuvres comme Huon de Bordeaux ou ses continuations (par exemple La Chanson d’Esclarmonde), dans lesquelles le jeune héros se voit doté d’un « matériel » – pour reprendre l’expression de C. Cazanave – aux pouvoirs extraordinaires, d’origine divine1112. Ce type d’objets peut se révéler indispensable pour résoudre certaines situations. C’est le cas du cor magique dans Lion de Bourges, qui, ici, remonte au temps du roi Clovis1113 et dont seul l’héritier légitime légitime1114 de la ville peut obtenir un son1115, ce qui signifie que cet objet – indestructible – est appelé à jouer un rôle essentiel dans le processus de reconnaissance et de réhabilitation entrepris par les membres du lignage de Bourges1116. La récupération du fief faisant l’objet d’un long conflit à rebondissements, ce n’est donc pas seulement le héros éponyme qui se trouve concerné par le pouvoir de cet objet, mais également ses deux fils, Olivier et Guillaume. Les trois occurrences sont ordonnées dans le poème d’une façon significative pour s’inscrire dans une triple thématique : perspective politico‑féodale, ordre familial et recherche de l’identité. Le fait que cette épreuve soit récurrente et les différents aspects qu’elle revêt apportent des éléments d’interprétation sur la relation qui s’établit entre le caractère sacré de l’objet et la progression individuelle. Ce rapport étroit souligne à nouveau la nécessité de l’aide divine, sans laquelle le héros ne saurait rien résoudre, que cela soit sur le plan politique, familial ou même individuel.

En toute logique, c’est d’abord Lion qui est concerné, lorsqu’il revendique ses droits sur Bourges, après avoir tué Fouqueret de Hautefeuille. Le rituel liturgique présidant à la cérémonie (messe célébrée par l’archevêque, prières, adoration du saint sacrement, élévation du cor) atteste le caractère sacré de l’objet1117. Et ce n’est que lorsque Lion aura obtenu le son clair du cor, qu’il pourra se proclamer à juste titre héritier légitime de Bourges (« Je sus droit hoir de Bourge ») et engager la guerre contre Charlemagne. C’est donc une étape essentielle dans la genèse du héros, car elle permet d’accomplir la vengeance du père (tout du moins, une première partie, car Lion ne sait pas encore que Herpin est mort). Cette vengeance s’inscrit dans la logique de l’ordre féodal, alors que le combat contre Gombaut ressortit à l’ordre familial. Après la mort de Florantine et avant son départ pour une retraite en ermitage, Lion répartit ses terres entre ses deux fils. À Guillaume, reviennent Palerme et Bourges. À la suite d’une trahison, il est fait prisonnier à Palerme, tandis qu’à Bourges, les fils d’Hermer tentent de détruire le cor magique, afin d’éviter toute reconnaissance ultérieure d’héritier légitime de la ville, mais en vain, puisque – comme le rappelle une fois de plus le poète – « le cor estoit de miraicle »1118. Même le plus violent brasier ne l’atteint pas, car Dieu réalise un miracle1119. En désespoir de cause, les fils d’Hermer l’enfouissent très profondément, mais un arbre en ressort (par la volonté de Dieu) dont les feuilles sont en forme de cor. L’enfouissement pourrait se comprendre comme l’annonce de la fin du lignage de Bourges, mais l’arbre évoque la vie, plus forte que la mort. C’est la représentation de la descendance généalogique. Ce schéma implique une idée de répétition ; c’est ce à quoi répond le récit, deux mille vers plus loin. Libéré de prison1120, Guillaume se présente aux habitants de Bourges, tombe dans le piège tendu par les fils d’Hermer1121, et n’étant plus protégé par les pouvoirs de l’objet magique, il est accusé d’usurpation : « Pais n’estez du droit sang ne de l’engenrement / Au duc Lion de Bourge qui ait prins finement ! »1122. On retrouve dans cette courte scène un écho de la scène initiale du poème : le traître prend à témoin l’assemblée, réclame la mort du chevalier loyal, mais ce dernier est protégé par la sagesse des barons, qui décident de le garder en prison, en raison de la ressemblance qu’ils notent avec Lion de Bourges1123. Déjà, Guillaume devine que le cor a été falsifié, mais il lui faudra l’aide d’un intermédiaire de Dieu, le Blanc Chevalier, pour être rétabli dans ses droits. La seconde épreuve du cor montre donc que le pouvoir de l’objet magique peut se trouver momentanément anéanti par les forces du mal, – un mal qui touche le héros dans l’exercice de ses droits sur le fief et dans l’image de ses parents.

La troisième épreuve, qui est vécue par Olivier, reprend la même thématique du dysfonctionnement de l’ordre féodal et de la fragilité de la famille, mais elle apporte un développement supplémentaire, en suscitant une remise en question de l’identité. Quelques milliers de vers après avoir laissé Guillaume en prison, l’auteur revient à Olivier. Prévenu par Gracienne, celui‑ci se rend à Bourges qu’il assiège pendant trois mois1124. Las d’un siège aussi long, les habitants de Bourges pressent Ysacart de lui faire passer l’épreuve du cor, car ils pensent être dans l’erreur en détenant Guillaume en prison1125. La même scène se reproduit : les clercs, qui ignorent le procédé de falsification, apportent le cor, mais Olivier ne peut en tirer un seul son1126. Son échec a de multiples conséquences, notamment au niveau de l’ordre social et politique, puisque le fief reste aux mains des traîtres, tandis que Guillaume ne peut pas être libéré. La situation semble totalement bloquée1127 et le désordre empire dans Bourges1128, mais le retentissement le plus significatif de l’échec porte sur l’identité du héros, car, en jetant le (faux) objet magique à terre, ce dernier remet en cause les liens du sang :

‘Et dit a li meysme : « On puet bien esperrer
Que ma mere fuit pute et mal se volt pourter,
Ou changiéz fus ou boix ou on me vot pourter
Ains ne fus filz Lion li gentis chevalier ;
Jamaix a l’esritaige ne vuelz rien demander
Ne encontre cez anffan je ne vuelz arguer. (v. 30397‑402)

Il ait dit au baron : « Entandez mon avis :
A ceu que je pués voir je ne sus mie fis
Au gentis duc Lion qui fuit si agensis ». (v. 30407­‑409)’

Il y a donc une progression dans les atteintes du mal : les doutes émis par les bourgeois de la cité n’avaient pas touché Guillaume dans la certitude de son identité ; il clamait encore : « Je sus li filz Lion », alors qu’Olivier se définit lui-même comme exclu du sang de Lion. L’intrigue se situe alors dans une impasse que, seule une intervention divine en faveur des trois membres du lignage de Bourges, pourra résoudre. Là où les forces du mal ont remporté une victoire sur l’objet magique, malgré son caractère sacré, il faudra qu’intervienne une force supérieure : Dieu va apporter son aide, mais il ne le fera pas directement ; c’est à nouveau le Blanc Chevalier qui va intercéder. Ce type de dénouement montre en premier que, sans le secours de Dieu, le héros ne peut réussir seul à rétablir et à maintenir l’ordre, qu’il soit féodal, familial ou individuel. Il souligne également la place essentielle que joue le merveilleux chrétien dans les destinées individuelles représentées dans l’œuvre.

Les rôles impartis aux objets merveilleux dans Lion de Bourges répondent donc à des critères définis, et leur disparition est source de détériorations successives. À la différence des objets appartenant à des créatures merveilleuses (par exemple le cor d’Auberon dans Huon de Bordeaux), l’anneau et le cor ne possèdent pas ici les mêmes propriétés, car ils sont entre les mains des hommes. D’où, la fragilité de leurs pouvoirs et leurs limites, et c’est cette fragilité même qui justifie le regard de Dieu et rend nécessaire son intervention. En ce sens, l’association de l’objet magique (le cor) à une manifestation directe du surnaturel (un miracle) tend à montrer la porosité de la frontière entre un merveilleux magique et le surnaturel chrétien. Dans Lion de Bourges, comme dans les œuvres contemporaines, l’évolution de la conception religieuse du merveilleux des XIIe et XIIIe siècles, qui intègre la pensée d’un merveilleux qu’elle contrôle, est perceptible1129.

Les avertissements surnaturels

Les avertissements surnaturels, témoignages de l’intérêt que Dieu porte au déroulement de la destinée des héros, peuvent revêtir différentes formes : visite de l’ange, voix célestes ou songes prémonitoires. À ce sujet, B. Guidot rappelle la distinction à maintenir entre la vision qui « est une manifestation explicite du divin » et le songe qui « est une forme de révélation plus indirecte », nécessitant souvent l’interprétation par une autre personne1130. La visite de l’ange, telle que la concevaient les premières épopées, ne se produit qu’une seule fois en faveur de l’empereur Charlemagne, lorsqu’il doit conclure la paix avec Lion1131. Cette apparition angélique est accompagnée des phénomènes lumineux qui la caractérisent généralement dans le genre épique (« la clerteit fuit grande que li angle getait »), mais elle reste fugitive. L’ « expérience directe du sacré » que J.‑C. Vallecalle associe à la visite de l’ange, déjà peu courante dans les épopées du premier âge, tend à devenir exceptionnelle. Elle dévoile la présence du surnaturel ; Dieu intervient alors « à visage – presque – découvert », en faisant connaître « aux héros épiques les événements cachés, les intentions et les interventions divines qui orientent leur histoire »1132. Le caractère exceptionnel de l’intervention de l’ange témoigne ainsi de la distance qui s’instaure entre Dieu et l’homme. Ce type de manifestation du surnaturel laisse place à une autre forme d’avertissement : les voix célestes entendues par les héros, pendant leur sommeil. Cependant, là encore, le poète introduit une restriction, car seuls certains personnages d’exception bénéficient de cette relation privilégiée avec Dieu. Comme le remarque H. Braet, la révélation verbale est « l’expression la plus immédiate de la volonté divine, sans aucune présentation onirique »1133. Il en va ainsi lorsque la duchesse Alis reçoit, à double reprise, ce type d’avertissement, le premier pour lui révéler que Jésus l’a choisie pour livrer un combat contre le géant Lucien, le second pour l’inciter à fuir le palais de l’émir et adopter une vie de mendiante :

‘« Damme, se dit la voix, ne t’esmaiez niant,
Car je sus de parrt Dieu a cui li monde apant.
Ceit tu que Dieu te mande ? Toy le dira briement :
Il te fait assavoir (…) » (Première voix, v. 1570‑573)
« (…) Jhesu Crist te mande qui souffrit passion :
Issiés de cest chambre quoiement san tanson,
Car tu ais trop ceans pris bonne norisson.
Dieu vuelt que lou comperre, car bien y ait raison :
On n’aquiert pais la gloire pour avoir tout son bon.
(…)
A Jhesu te commant, plux ne t’an dirait on ». (Deuxième voix, v. 2705-718)’

Ce qui permet d’établir l’exemplarité de la duchesse Alis tient à la fois de l’origine des avertissements (ces voix sont envoyées par Dieu) et de la prédestination de celle‑ci à atteindre l’état de sainteté1134. Son entière soumission la place dans la main du Créateur. La duchesse entend qu’elle doit livrer ce combat – « ossire le te fault » –, car selon la volonté divine le géant doit mourir de sa main : c’est une injonction, au même titre que le second message. Elle ne doute pas de l’origine surnaturelle de ces voix, comme le prouve son attitude pieuse : la voix de « l’aingle Dieu »1135 la remplit de joie, elle prie et elle rend grâce. Le surnaturel n’est pas seulement, pour ce type de personnage, un « moyen de connaissance » ; il est, comme dans les épopées plus anciennes, un « objet de connaissance », car la duchesse Alis a conscience de se trouver en présence du sacré1136.

Signe de l’évolution de la tradition épique, les hiérophanies1137 sont exceptionnelles dans le poème. On peut retenir par exemple la voix entendue par Olivier pendant son sommeil. Aucune manifestation surnaturelle n’entoure cette voix ; seule, une légère ambiguïté persiste sur la nature de cet avertissement1138. « Ersoir songait ung songe », dit-il à son épouse Galienne, « car il m’estoit avis que Dieu per cez bonteit / Me disoit (…) »1139. En réalité, comme Alis, il a reçu un ordre : celui de se rendre à Palerme pour retrouver sa famille après avoir révélé à Galienne qu’il ignore ses origines. La véracité du message n’est pas mise en doute par le destinataire qui a conscience de son origine céleste, puisqu’il pense avoir entendu les ordres de Dieu et opère immédiatement le rapprochement entre les injonctions de ce « blanc chevalier [qui] de parraidis venoit »1140 et l’avertissement céleste. On retiendra donc de cet exemple que, si le surnaturel persiste à se manifester dans la destinée héroïque pour influer sur le cours de celle‑ci, cet avertissement doit néanmoins se trouver précédé de l’intervention d’un élément merveilleux, plus proche de l’univers terrestre, qui exerce ici la fonction de médiateur que le poème lui reconnaît à maintes reprises. Cela traduit les limites de l’aspiration de Lion à un dépassement purement surnaturel.

On peut ainsi opérer un rapprochement entre ces deux formes de révélations surnaturelles, dans le sens où elles modifient radicalement la destinée des personnages et sont en rapport direct avec la réunification de la famille. En se soumettant aux injonctions des voix célestes, l’un comme l’autre acceptent de suivre un chemin qui n’était pas a priori dessiné : Alis retrouvera Herpin, car elle a échangé ses riches habits de cour contre des haillons et a vécu comme une mendiante dans les rues de Tolède ; en quittant sa jeune épouse Galienne, Olivier parviendra à retrouver ses origines.

Le voile qui s’est légèrement déchiré pour laisser passer la clarté de Dieu se referme pour les autres héros du poème, qui ne jouissent pas de cette expérience directe. Dieu les avertit des dangers qui les menacent, mais ne se manifeste pas de façon aussi évidente. Les songes évoqués dans le poème obéissent à la règle générale suivie par les trouvères ; ils ont pour fonction essentielle d’avertir le rêveur d’un danger imminent, si ce n’est de permettre une anticipation de l’auteur sur les événements qu’il va rapporter1141. « C’est une technique littéraire, souligne B. Guidot, qui a tendance à être utilisée de manière de plus en plus systématique dans les chansons tardives »1142. Ils contiennent des images fortement chargées de signification et engendrent fréquemment chez le rêveur un sentiment très fort de peur : des griffons arrachent les yeux de Lion, des léopards et des serpents viennent dépecer son corps, des faucons jettent Guillaume dans une fosse… puis ce sont de blanches colombes ou une fleur de lys qui viennent secourir le rêveur qui s’éveille alors et cherche à interpréter l’avertissement transmis1143. Là encore, le destinataire ne met pas en doute que cela soit un signe témoignant de la présence du pouvoir surnaturel.  « C’est à son réveil, en retrouvant la réalité commune qu’il découvre le contraste entre cette réalité et le monde extraordinaire dans lequel il a été, un moment, transporté. Alors, seulement, il comprend qu’il a fait un rêve et en discerne le caractère surnaturel »1144. Ainsi, dans la nuit précédant son combat contre le géant Orible, Herpin fait un rêve dans lequel il voit un griffon l’attaquer et une colombe venir du ciel pour l’aider, ce qui lui apporte la certitude de la future victoire des chrétiens : « de son songe li vint l’averitacion »1145. Les songes se différencient des apparitions angéliques ou des voix célestes par leur violence et par la nature des informations qu’ils contiennent : il ne s’agit pas d’une injonction ou d’un ordre clair, mais de la représentation symbolique d’un danger imminent. Lion, hébergé chez Gaudiffer, se réveille brutalement après un rêve violent, pour découvrir à ses côtés le Blanc Chevalier qui lui annonce la trahison de son hôte :

‘« Compain, levés vous sus, pour Dieu omnipotent.
Saichiez se je n’estoie ains l’ajornement,
Seriez mort et perrilz et mordry faulsement,
Car Gaudiffer vous hoste desire durement
Que mis soiez a ffin, (…) » (v. 13801-805)’

L’action succède rapidement au rêve ; « vingt glouton » envahissent la chambre, mais le Blanc Chevalier ne leur laisse pas le loisir d’accomplir leur forfait. Là encore, le poète prend le soin de noter que l’intermédiaire divin « fist telz miraicle » (v. 13839) que les traîtres à la solde de Gaudiffer sont vite maîtrisés. Comme dans l’exemple précédent, le danger annoncé se concrétise, mais il est évincé grâce à une intervention miraculeuse (les saints armés ou le Blanc Chevalier) représentée dans le rêve sous la forme d’une colombe1146. L’avertissement onirique ne modifie pas le cours du récit, puisque Herpin et ses compagnons s’étaient engagés à délivrer Tolède, mais la vision nocturne de Lion contient d’autres enseignements :

‘Et que l’arme de ly faisoit despartement
Et alloit az Saint Cielz, lassus ou firmament,
Et que d’un blan collon qui l’amoit loialment
Estoit pourtér en air ver le cielz droitement. (v. 13789-792)’

Cette image n’est pas anodine ; non seulement, elle préfigurait la mort de Lion (qui sera évitée grâce à l’action du Blanc Chevalier), mais elle donne un aperçu de son aspiration profonde vers la sainteté. D’autre part, elle est encadrée par deux groupes de vers, qui attestent l’omniprésence de Dieu dans le déroulement de la destinée du héros éponyme. Ce rêve est « voulu » par Dieu :

‘O est le belz Lion pres de son finement ;
Ja fuit mors et ossis a duelz et a torment
Se Dieu ne l’aidaist a qui le monde appant. (v. 13782-784)’

mais le poète rappelle que cette bienveillance ne saurait se poursuivre sans une conduite irréprochable : « Tant que le cuer arez plain de bon couvenant, Ne vous faurait je point car Jhesu s’i assant ». La simple recommandation du Blanc Chevalier se substitue à toute autre forme d’explication sur la raison de son intervention, et l’on retrouve ici, comme dans bien d’autres occurrences, l’essentiel de la place occupée par le merveilleux chrétien1147 dans la destinée du héros éponyme. Bien différentes sont les circonstances présidant à un songe d’une importance capitale ; il s’agit du rêve que Lion fait alors qu’il s’est retiré dans un ermitage pour se consacrer à la prière. Seul point d’attache commun : ce rêve est un avertissement de Dieu1148. « Espellissiez mon songe », supplie‑t‑il, lorsqu’il voit arriver le Blanc Chevalier tout en armes. Les paroles de ce dernier vont tout de suite permettre à Lion de comprendre que les quatorze griffons qui lui crevaient les yeux dans son rêve de la nuit précédente sont les fils d’Hermer qui ont jeté Olivier et Guillaume en prison, et que la fleur de lys était le symbole du roi Louis :

‘(…) « Voi mon songe averer :
Li quaitorze griffon se sont li filz Hermer
Qui vuellent mez doulx filz honnir et vergonder ;
Mes filz sont mez doulx yeulx, a droit figurer ;
La doulce flour dai llix qui fait tant a louer
Qui faisoit lez griffon morir et devyer,
Ceu est li roy de France, a juste conpaisser,
Qui m’en vanrait aidier mez filz a delivrer ». (v. 30618-625)’

Or, l’avertissement transmis par Dieu dans cette vision va à l’encontre des vœux de renoncement aux armes que Lion a prononcés en choisissant de se retirer dans l’ermitage où a vécu Herpin. Le songe montre les signes du danger bien réel encouru par Olivier et Guillaume, mais ce n’est pas sa fonction essentielle. Plus qu’une apparente contradiction du poète, c’est une nouvelle mise à l’épreuve qui vient s’ajouter à celles déjà rencontrées, puisque le héros devra choisir entre le respect de ses vœux et l’intervention en faveur de ses fils. Ce choix sera déterminant pour l’accomplissement de sa destinée, alors qu’il cherche à atteindre la perfection et un état de quasi sainteté.

Il n’est cependant pas nécessaire que la lumière de Dieu soit évidente pour que le rêveur tienne pour réel l’avertissement onirique, même s’il doit demander à une autre personne son interprétation. À son réveil, transi de peur, Guillaume demande à son chapelain de l’aider à comprendre son avision habitée d’images fortement symboliques, mais l’attaque de Morandin ne lui laisse pas le temps d’entendre les explications que celui‑ci lui aurait certainement fournies sur la trahison de l’épervier qu’il a nourri (Morandin), la « doulce allouue » (Gracienne) et les quatorze faucons (les fils d’Hermer) qui le jettent dans une fosse et le retiennent prisonnier pendant six ans1149. Ce songe n’apporte donc à Guillaume aucun renseignement sur sa destinée. Seul, le lecteur est invité à en comprendre a posteriori la signification.

Si les avertissements surnaturels transmis aux héros de Lion de Bourges ne leur apportent pas, d’une façon générale, une connaissance des mystères divins, ils restent néanmoins les preuves évidentes de l’attention que le Créateur porte au déroulement de leur destinée. Le caractère exceptionnel de la visite de l’ange et la rareté de la voix céleste témoignent de la distance qui s’instaure entre le monde surnaturel et l’humanité, et, bien que ne mettant jamais en doute l’origine divine des messages qui leur sont transmis, même lorsqu’il s’agit de songes, les héros s’en remettent souvent à l’interprétation qui leur est donnée par le Blanc Chevalier ou à son intervention, qui vient compléter et confirmer ce qui est perçu. La compréhension des volontés divines ne saurait ainsi se faire sans la lumière apportée par le Blanc chevalier, qui – lui – connaît les intentions du Tout-Puissant, dont il reçoit directement les indications. L’orientation donnée aux avertissements adressés à Lion et les recommandations les accompagnant confirment l’élection du héros et témoignent particulièrement de la volonté divine de le hisser vers la perfection. Mais les messages célestes ne sont pas les seules formes employées par le langage épique pour montrer « l’intervention de forces surnaturelles dans le monde »1150 : les miracles, qui sont réalisés à la suite d’une prière ou d’une vision, en sont également les témoins.

Les miracles

Pour rehausser la dominante spirituelle imprégnant certains épisodes du récit, le poète narre la réalisation de « miracles », entre lesquels on peut, comme pour les avertissements célestes, distinguer des nuances. Ce n’est pas la nature du prodige réalisé ni son effet spectaculaire qui entrent en ligne de compte, mais plutôt la personnalité du bénéficiaire et les circonstances entourant le phénomène qui doivent être appréciées. Ainsi, un miracle peut se produire en faveur d’un personnage, à son insu, alors qu’il ne demande aucune aide. C’est le cas de Joïeuse, en fin de poème, dont la main est retrouvée par un cuisinier dans le ventre d’un esturgeon, puis tout simplement ressoudée au moignon par le pape :

‘L’apostolle l’a tout erramment combréz,
Puis vint a la royne, au moignon l’a serréz
Et ait fait sa priere au Roy de maiesteit,
Et la fist Dieu miraicle de haulte auctorité :
Au bras se raitaichait ainsi qu’il ot estéz,
C’onque y n’i parrut ; (…) (v. 34253-256)’

La rapidité avec laquelle ce prodige est narré peut s’expliquer par deux raisons, dont l’une, la plus plausible, réside dans le fait que le poète ne contente de dupliquer une anecdote déjà très présente dans les œuvres antérieures en adaptant quelques détails : la main de Joie dans La Manekine était aussi avalée par un esturgeon et ressoudée par le pape au bras de la jeune femme. Dans La Belle Hélène de Constantinople, c’est le propre fils d’Hélène, Martin (qui sera sanctifié), qui opère le miracle1151. C. Roussel pense que c’est le récit de La Manekine qui a servi de source à la chanson de Lion de Bourges, et note que « le scénario de la restitution de la main est sensiblement simplifié et condensé »1152. Seconde raison qui pourrait expliquer le relatif dépouillement de cette anecdote dans notre poème : Joïeuse est un personnage hors norme, comme le montre son parcours atypique. Confrontée à des périls extrêmes, elle est guidée par Dieu dans son errance et soustraite aux flammes du bûcher. Le miracle final serait ainsi le point d’orgue d’une destinée exceptionnelle, qui ne pourrait se comprendre sans une christianisation des éléments du conte folklorique. C’est cette notion de « merveille » vue par les hommes (« Grant mervelle en ot »1153) que J. Le Goff nomme mirabilis parce qu’elle « implique quelque chose de visuel », qu’elle suscite l’admiration et que le Moyen Âge ne peut l’expliquer que par le surnaturel1154.

La bienveillance divine est acceptée comme telle par le personnage et ne suscite aucune interrogation. Selon F. Dubost, le miracle « échappe à la nécessité d’être pensé (…) parce qu’[il] est la signature de Dieu, apposée sur l’impensable »1155. La représentation la plus évidente de la sollicitude de Dieu est le miracle de l’enfant épargné par son bourreau, d’inspiration biblique. Ce motif que l’auteur de Lion de Bourges utilise pour Olivier se rencontre fréquemment dans la littérature romanesque1156, dès le début du XIIIe siècle, selon un schéma usuel : l’enfant enlevé pour nuire au lignage du héros est confié à un écuyer ou autre personnage de second rang1157 pour être conduit en forêt et exécuté ; le sourire de l’enfant attendrit le bourreau, qui décide de lui laisser la vie sauve :

‘Or oiez le miraicle, pour Dieu je vous en prie,
Que Dieu fist de l’anffan qui fuit de grant lignie :
Li anffe, qui au grez Dieu qui de Vierge saintie
Naisquit pour raicheter tout humaingne lignie,
Quant persoit le brans dont li umbre ombrie,
Prist a geter ung ris, per la Dieu cortoisie.
Et quant Hanry le voit, (…)
« Enffe dous, graicieux, tu n’ais mort desservie !
Se t’ocy ancy se serait grant diablie.
Oncque ne meffesis nulle rien en ta vie,
Dont seroie meschans et plain de fellonnnie
Se cy per moy t’estoit ta jouvante essilllie ; »
(…)
De l’anffan ot pitiet si grande a ceste fie
Qu’i ne li feyst malz pour tout l’or de Surie. (v. 15244‑265)1158

Lorsque l’écuyer Henry quitte l’enfant, après l’avoir déposé au pied d’un olivier, enveloppé dans son manteau de soie, il le recommande à Dieu : « Anffe, je te commant au filz sainte Marie ». Par la suite, l’enfant est recueilli par le vacher Élie, qui lui donne le prénom d’Olivier. Le schéma selon lequel le motif est inséré dans Lion de Bourges reste sensiblement identique à celui des autres poèmes dans lesquels il apparaît. Dans les pages qu’il consacre aux rires enfantins, P. Ménard relève cette situation dans trois épopées : La Bataille Loquifer, Jourdain de Blaye et Daurel et Beton, et voit dans l’innocence de l’enfant l’explication de son rire : « trop petit pour comprendre que la mort le menace, [il] rit dans les bras du méchant »1159. Le rire provoque toujours l’apitoiement du bourreau qui n’accomplit pas sa mission et laisse l’enfant sous la protection de Dieu. C’est implicitement reconnaître la prééminence des choix du Créateur sur la destinée héroïque.

Les autres miracles cités dans le poème peuvent revêtir diverses apparences, allant des phénomènes atmosphériques aux interventions de milices de saints ou écroulements de murs. La terminologie en ce domaine prend certaines libertés, mais cela répond, comme le note A. Georges à propos de Tristan de Nanteuil, au souci d’« assurer l’harmonie idéologique du poème »1160. D’une façon générale, le prodige réalisé sous les yeux des protagonistes est perçu comme une intervention surnaturelle, dans le sens où celle‑ci exerce une protection à un moment donné, ou bien apporte une justification aux actions entreprises. En outre, l’intervention divine peut avoir pour vocation de faire progresser l’action. Il en va ainsi de l’aide apportée par les quatre mille « vassaux » du Blanc Chevalier pour délivrer Lion prisonnier du duc de Calabre. Pour comprendre la signification de ces « miracles » dans Lion de Bourges, on peut reprendre la distinction proposée par J. Le Goff entre « le miracle [qui] s’opère par les intermédiaires que sont les saints » et les manifestations d’un merveilleux chrétien non stigmatisé par la rigidité de ce type d’intervention. L’auteur évoque à ce propos « une sorte de lassitude croissante des hommes du Moyen Âge vis‑à‑vis des saints dans la mesure où, à partir du moment où un saint apparaît, on sait ce qu’il va faire ». Cela entraîne, ajoute‑t‑il, un « processus d’évacuation du merveilleux »1161. Les interventions des saints armés sur les champs de bataille tuant par milliers les païens reflètent volontiers un esprit de croisade dont témoignent leurs vêtements et leurs armes d’un blanc éblouissant1162, ainsi que la croix vermeille1163. « Vieux habitués des batailles épiques », selon C. Roussel, ces « blancs chevaliers célestes (…) transforment en victoires éclatantes les combats mal engagés »1164. Saint Georges, saint Jacques et saint Domin, ainsi qu’une armée de saints, « armés de blanches arme », interviennent pour aider Herpin et ses barons dans leur combat contre le géant Orible et les païens, à Tolède : « ung grant miraicle fuit pour yaulz demoustree »1165. Le miracle réalisé sur le champ de bataille confirme bien l’origine divine du rêve prémonitoire, car cette aide providentielle n’est autre que la colombe blanche vue en songe par Herpin. C’est l’unique occurrence, dans laquelle nous voyons se produire ce type de miracle sans l’intervention du Blanc Chevalier. Dans les autres occurrences – deux précisément, en faveur de Lion – les saints l’accompagnent et obéissent à son commandement : leur ardeur guerrière assure rapidement la victoire sur les païens (« Chescun abait le sien comme le loup lez berbis : En poc d’oure en ot quairante mil occit »1166) selon un rituel quasi immuable. Une fois la victoire assurée, les saints disparaissent dans les cieux : « [la] compaingnie (…) en est vistement es cielz lassus rallee » (v. 17159-160) aussi silencieusement qu’à leur arrivée. Ils ne profèrent aucune parole et ne communiquent pas avec les hommes. Les envoyés célestes, bien que mêlés aux conflits de l’humanité, conservent leur altérité. Il appartient alors au Blanc Chevalier de répondre aux questions du héros éponyme, soit pour lui confirmer que Dieu a entendu sa prière1167 soit pour lui faire comprendre que Dieu a jugé sincère son désir de repentance après le péché commis avec Clarisse. On peut donc ainsi observer une sorte de chassé-croisé entre prières et réponses divines, qui s’exécute ponctuellement dans des circonstances caractéristiques : il s’agit toujours d’affrontements de grande envergure, rassemblant des milliers d’ennemis, sarrasins à Tolède et à Chypre1168, dévoués à la cause du lignage de Calabre à Reggio. « Une telle familiarité avec le miracle, – remarque C. Roussel – susceptible à tout moment d’infléchir le sort des héros, mais aussi de marquer ostensiblement la place du droit et du bien, n’est pas sans conséquences d’ordre narratif ou idéologique : elle exclut par principe tout hasard et restreint l’initiative individuelle des personnages dont tous les actes viennent s’inscrire dans l’impeccable agencement des desseins divins »1169. Néanmoins, cette fixité n’empêche pas de lire, dans ces interventions, le témoignage de la bienveillance de Dieu envers les héros engagés dans des causes justes. En ce sens, bien que le poème n’exalte pas une cause collective, l’idéologie de la croisade persiste.

Toujours dans la même tradition des miracles guerriers, le prodige peut s’opérer pour résoudre un problème militaire très précis : Lion et le Blanc Chevalier sont au pied des murailles de la forteresse dans laquelle Olivier est retenu prisonnier par les fils d’Hermer, et se demandent par quel moyen ils pourraient pénétrer. Avec le sens logique dont il fait toujours preuve, le Blanc Chevalier explique qu’il ne peut faire écrouler les murs de la tour puisque des chrétiens se trouvent à l’intérieur ; Lion suggère de recourir à la prière ; son compagnon acquiesce :

‘Adont s’agenoillait per supplicacion
Et Dieu y fist miraicle a sa requestaction,
Car li chaistialz ouvrit a sa devision ;
Ne s’an donnerent garde laians li compaingnon. (v. 30771-774)’

De tels faits sont relatés dans les récits épiques où ils ont toujours pour effet de dénouer une situation bloquée. Dans Gui de Bourgogne, c’est un pan de mur de la ville de Luiserne qui s’écroule pour permettre aux Français de pénétrer dans la ville1170. Dans La Belle Hélène de Constantinople, les portes de Bruges s’ouvrent miraculeusement, à la prière de Martin1171. Dans ce dernier texte, comme dans Lion de Bourges, le miracle s’opère à la suite d’une prière adressée à Dieu par un intermédiaire privilégié.

S’inspirant, comme de nombreux autres poètes, de la tradition biblique, le poète adapte en faveur de la duchesse Alis un miracle basé sur un phénomène atmosphérique. Ce type de prodige (nuée providentielle, immobilité des eaux, arrêt de la course du soleil) se produit généralement pour aider les êtres d’exception : dans la Chanson de Roland, Dieu arrête la course du soleil afin de permettre à Charlemagne de rattraper les troupes de Marsile1172, miracle lui-même calqué sur celui que Dieu fit pour Josué en arrêtant le soleil au milieu du ciel1173. Le même procédé est reproduit dans le Galien de Cheltenham, après la prière que l’empereur adresse à Dieu, afin qu’il puisse venger la mort de Roland1174. Lors de son combat contre le géant Lucien, la duchesse Alis est sauvée par l’arrivée d’une nuée qui aveugle le géant :

‘Et li joiant la fraippe, moult la vait estraingnant ;
Ja l’eust malmenee, per le mien ensiant,
Quant Dieu y fist miraicle pour la damme avenant :
En ceu point qu’il alloit la duchesse blessant
Y vint une nuee et bruyne si grant
Que la veue au glouton vait teillement troblan
Qu’i ne sceit ou il fiert, si eulle li vont faillant ;
Et li sanc l’afflebit qui li fuit jus cheant. (v. 1823-830)’

Alis reconnaît la main de Dieu dans ce phénomène atmosphérique : « Quant la damme vit ceu, Dieu en vait graiciant » et ne doute pas que cela soit une réponse à sa prière : « Dieu de lassus, ne me vait obliant ! ».

Mais, Dieu ne s’exprime pas systématiquement au travers de manifestations aussi explicites ; la présence d’un intermédiaire se révèle alors nécessaire pour traduire, transmettre la volonté divine et guider le héros, qui devra faire un effort de compréhension pour percevoir ce qui, pour lui, est invisible. On peut rappeler, par exemple, la guérison des blessures de Lion par le Blanc Chevalier à l’issue de l’affrontement contre les Calabrais, car ce miracle est associé à l’intervention (miraculeuse elle aussi) de ce dernier et de la milice armée, elle‑même rendue possible par le sincère repentir de Lion : « Du peschief vous ait Dieu la penance baillie », lui précise‑t‑il1175. Et Lion rend grâce à Dieu.

Ces différents miracles sont donc autant de témoignages de l’intervention des forces surnaturelles dans la destinée héroïque et de l’amour de Dieu (« Dieu t’ayme vraiment », assure le Blanc Chevalier), – ce que les personnages reconnaissent1176. Ils constituent, comme les avertissements célestes, les réponses données à leurs prières et à leur confiance, car Dieu entend les appels : « Ensi prie Lion qui de Dieu fuit oys », « Dieu oyt la prière »1177. Dépassant le simple concept de la lutte du bien contre le mal, lorsque cette sollicitude s’exerce en faveur du héros éponyme, elle atteste que celui‑ci a été choisi par Dieu pour connaître un destin exceptionnel. Elle s’impose dans la destinée comme une preuve de la puissance divine et exerce ainsi une constante force d’attraction vers la perfection. Mais le fait que la majorité des miracles soit liée à l’intervention du mort reconnaissant met en évidence la nécessité de l’intercession d’une créature merveilleuse pour établir un lien entre l’humanité et le sacré. Cette médiation, selon J.‑C. Vallecalle, « est nécessaire pour établir une distance qui marque la transcendance divine »1178. La présence du Blanc Chevalier dans le poème traduit une prise de conscience de l’altérité accrue du surnaturel et d’une distance qui s’instaure entre Dieu et l’humanité, laissant vacant un espace médian qui est celui du merveilleux‑mirabilis, tel que l’a défini J. Le Goff. La place que le mort reconnaissant occupe aux côtés du héros éponyme laisse ainsi entrevoir quelle sera la destinée finale de ce dernier, parce que, tout en exerçant un rôle déterminant dans l’idéal de dépassement que se fixe Lion, il en dessine en même temps les limites. Alors que l’altérité de l’ange, perçue plus nettement désormais que dans les chansons de geste plus anciennes, éloigne l’humanité de lui, le Blanc Chevalier, parce qu’il procède à la fois de l’ordre humain et de l’ordre surnaturel, parce qu’il appartient à cet espace médian, peut entretenir une relation privilégiée avec le sacré‑miraculosus. Il se situe ainsi au point où devrait se faire la rencontre de l’homme avec le sacré ; or, le héros dans Lion de Bourges ne bénéficie pas d’une expérience directe des mystères divins. Il doit, pour comprendre les intentions de Dieu, s’en remettre à un intermédiaire, dont il recherche la protection et en lequel il reconnaît une autorité paternelle.

Notes
1108.

Pour cette distinction, nous reprenons les termes utilisés par J. Le Goff dans son article « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 18, p. 22, et « Inventaire du merveilleux médiéval », p. 30-31.

1109.

Cf. A. Moisan, « De l’illusion à la magie dans la geste de Rainouard », Magie et illusion au Moyen Âge, Aix‑en‑Provence, CUER MA, 1999, p. 351‑363 (p. 357, à propos des objets magiques dans Le Moniage Rainouart et La Bataille Loquifer).

1110.

Cf., pour l’ensemble, v. 3312‑422.

1111.

Vers 3420.

1112.

C. Cazanave, « À la cueillette de pommes greffées sur un schéma initiatique : les péripéties symboliques que rencontre Huon de Bordeaux dans la Chanson d’Esclarmonde », art. cit., p. 109‑128 : « Dans leur majorité les détails qui introduisent ici le fantastique sont immédiatement mis en rapport avec Dieu et les saintes écritures. D’une part, la volonté du Créateur est de mettre Huon à l’épreuve ; d’autre part, la Providence s’engage aussi à assister le jeune duc de son mieux en mettant à sa disposition un ‘‘matériel’’ aux pouvoirs extraordinaires, instruments variés dont les vertus magiques s’expliquent par leur origine divine ». (p. 112‑113).

1113.

Cf. v. 5730‑798.

1114.

Selon les éditeurs de Lion de Bourges, le poète aurait puisé dans le Lai d’Haveloc le thème du cor magique permettant de reconnaître l’héritier légitime. Dans ce poème, le jeune Haveloc peut se faire reconnaître comme roi du Danemark grâce au cor ; comme Lion, il ignore ses origines et doit entreprendre la quête de ses parents. Cf. introduction de Lion de Bourges, éd. cit., p. xcvii‑xcix.

1115.

Cela est énoncé dans le prologue :

(..) il sonnait le cor que pais n’est de laiton,

Que sonner ne poioit nulz hons, bien le set on,

C’il n’estoit hoirs de Bourge de droite estraçon ; (v. 16‑18)

1116.

Le cor est le seul moyen d’établir un lien entre les seigneurs de Bourges et l’enfant à naître ; lors de son bannissement, Herpin en avait révélé le secret au pairs de France, afin qu’ils puissent reconnaître l’héritier légitime (cf. v. 263‑279).

1117.

Cf. v. 21549 : Car il est de miraicle, se lou doit on aourer.

1118.

Cf. v.27741. Cette tentative de destruction s’accompagne de blasphèmes envers la Vierge Marie et Jésus Christ.

1119.

Cf. v. 27758‑759.

1120.

Guillaume est libéré grâce à la ruse de Gracienne, nièce de Sinagon, qui reçoit le baptême et devient son épouse ; cf. v. 29056‑326.

1121.

Le faux cor ne rend aucun son ; cf. v. 29490‑511. L’image de Guillaume soufflant dans le cor jusqu’à ce qu’une veine se rompe (v. 29511 : Que une vainne li rompit ens ou corpz proprement) rappelle celle de Roland sonnant l’olifant : De sun cervel le temple en est rumpant (La Chanson de Roland, éd. C. Segre, Genève, Droz, 2003, v. 1764. Cf. également v. 1786).

1122.

V. 29536 et 537. Cf. pour l’ensemble des accusations d’Ysacart : v. 29517‑520 et 29532‑543.

1123.

Cf. v. 29545‑593. Le doute que laissent planer les barons sur les liens de filiation entre Lion et Guillaume retentit comme une atteinte morale à la cellule familiale.

1124.

Cf. v. 30167‑256.

1125.

Cf. v. 30257‑303.

1126.

Cf. v. 30371‑396. Là aussi, on retrouve un petit rappel du motif de la veine qui se rompt sous le coup de l’effort : « une voinne en rompit li boin roy au pener » (v. 30393).

1127.

Olivier, victime d’une attaque des traîtres, a été jeté en prison.

1128.

Rappelons également que Guy de Carthage, venu apporter son aide, a fait couper la tête aux otages remis par les bourgeois de la cité (cf. v. 30406‑494). Cet événement a également des effets sur les cellules familiales qui se trouvent dispersées et en danger, car, pendant l’absence d’Olivier, Joïeuse va être victime des machinations de sa belle mère.

1129.

Cf. à ce sujet les remarques de J. Le Goff, dans « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 20-21.

1130.

B. Guidot, « L’univers onirique dans les chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange », Sommeil, songes et insomnies, Actes du Colloque de la S.L.L.M.O.O., Rennes, Perspectives Médiévales, Juillet 2008, p. 49-72 (p. 51).

1131.

Cf. v. 22012-033.

1132.

J.‑C. Vallecalle, « Les formes de la révélation surnaturelle dans les chansons de geste », Littérature et religion au Moyen Âge et à la Renaissance, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 65‑94 (p. 87).

1133.

H. Braet, Le songe dans la chanson de geste au XII e siècle, Gand, Romanica Gandensia, 1975, p. 65.

1134.

Cf. v. 1564-569.

1135.

Vers 2720.

1136.

Cf. J.-C. Vallecalle, art. cit., p. 87, et « Du surnaturel au merveilleux : les apparitions célestes dans les chansons de geste tardives », Personne, personnage et transcendance aux XII e et XIIIe siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1999, p. 169-186 (p. 171).

1137.

Selon M. Éliade (Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957), « le terme hiérophanie (…) n’exprime que ce qui est impliqué dans son contenu étymologique, à savoir, que quelque chose de sacré se montre à nous, se manifeste ». (p. 167).

1138.

Cf. v. 25533-363. Sur l’imprécision de la terminologie médiévale, cf. H. Braet, op. cit., p. 63‑65.

1139.

V. 25412‑414.

1140.

V. 25408-409.

1141.

Cf. v. 8392‑397.

1142.

B. Guidot, art. cit., p. 58.

1143.

Les références des rêves évoqués sont les suivantes :

Lion : v. 8377‑388, v. 13785‑797, Herpin : v. 17650‑655, Guillaume : v. 27499‑513, Lion (deuxième rêve) : v. 30589‑607.

1144.

J.‑C. Vallecalle, « Les formes de la révélation surnaturelle dans les chansons de geste », Littérature et religion au Moyen Âge et à la Renaissance, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 65‑94 (p. 85).

1145.

Vers 17657.

1146.

Cf. v. 17650-651 :

[Herpin] veoit du cielz avaller ung coullon

Qui lou renluminoit et li faisoit belz dont.

1147.

Cf. J.‑L. Picherit, « Le merveilleux chrétien et le motif du mort reconnaissant dans la chanson de Lion de Bourges », Annuale Mediaevale, vol. 16, éd. Herbert H. Petit, Duquesne University, 1975, p. 41-51: « Le motif [du mort reconnaissant], qui relie toute une série d’aventures complexes aux personnages multiples et qui constitue l’élément moteur de l’œuvre, se trouve intimement associé aux éléments du merveilleux chrétien traditionnel, tels que les prières ferventes adressées à Dieu et à la Vierge, les baptêmes qui sauvent les païens, les interventions des saints et des anges, les miracles, les songes, les visions, etc. ». (p. 42)

1148.

Cf. v. 30495-498 :

Or avint que Jhesu pour lez anffan aidier

Tramist au duc Lion le noble princier

Une voix que li dit le mortel encombrier

Que li anffan souffroient en icelui hiretier.

1149.

Cf. v. 27499-540.

1150.

Cf. M. de Combarieu, L’Idéal humain et l’expérience morale chez les héros des chansons de geste, des origines à 1250, Aix-en-Provence, Paris, 1979, t. II, p. 518-519.

1151.

La Belle Hélène de Constantinople, éd. C. Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 15408‑447. Le miracle se réalise après la prière de Martin et les injonctions que lui dicte alors une voix céleste.

1152.

C. Roussel, Conter de geste au XIV e  siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 214-215.

1153.

Vers 34246.

1154.

J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 17-39 (cf. p. 18 et 22).

1155.

F. Dubost, « La pensée de l’impensable dans la fiction médiévale », Écriture et modes de pensée au Moyen Âge, Paris, Presses de l’E.N.S., 1993, p. 47‑68 (p. 58).

1156.

Dans le Roman du Comte d’Anjou, (éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931, v. 4224 sq.), le sourire de l’enfant « innocent » met un terme définitif aux hésitations des serfs, car ils reconnaissent dans ce signe un miracle : « ce semble estre un droit angelot ». Cf. également Richars li Biaus, éd.  A. J. Holden, Paris, Champion, 1983, v. 553-584.

1157.

Pour décrire l’écuyer Henry, le poète n’a pas hésité : « En trestoute la terre n’ot homme si fellon / Ne qui tant heust fait de tribulacion » (v. 15217‑218 sq.).

1158.

Cf. pour l’ensemble : v. 15211‑276.

1159.

P. Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Âge, Genève, Droz, 1969, p. 33 et note n° 60, p. 33.

1160.

A. Georges, Tristan de Nanteuil, Écriture et imaginaire épiques au XIVe siècle, Paris, Champion, 2006, p. 398.

1161.

J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », dans L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 17-39, p. 23.

1162.

L’Histoire anonyme de la première croisade (éd. L. Bréhier, Paris, Champion, 1924) leur confère les mêmes attributs : « (…) habentes equos albos, quorum vexilla omnia erant alba ». (cf. p. 154).

1163.

Cf. v. 12469, 17027-030, 17052-056 et 17975-977. Sur les signes héraldiques portés par les saints (la croix rouge), cf. M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le Léopard d’Or, 2006. C’est un symbole qui jette immanquablement le trouble parmi les troupes ennemies, au même titre que la clarté exceptionnelle qui caractérise les saints.

1164.

C. Roussel, op. cit., p. 282 : « Ils se manifestent ainsi dans l’Histoire anonyme de la première croisade, la Chanson d’Antioche, La Conquête de Jérusalem, Octavian, Florent et Octavien, (…) ». Cf. également La Chanson d’Aspremont, éd. F. Suard, Paris, Champion, 2008, v. 8120-8236, où le rôle de saint Georges auprès de Roland est particulièrement souligné.

1165.

Vers 17964 et, pour l’ensemble, jusqu’au vers 18027.

1166.

V. 17081 et 082.

1167.

Cf. vers 17024 : Ensi prie Lion qui de Dieu fuit oys.

1168.

En ce sens, bien que le poème n’exalte pas l’engagement pour une cause collective, l’idéologie de croisade juste, soutenue par les armées célestes, est encore bien présente. Cf. J. Subrenat, « Peuples en conflit dans les guerres carolingiennes », Peuples du Moyen Âge. Problèmes d’identification, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1996, p. 169-180 (p. 173).

1169.

C. Roussel, op. cit., p. 277.

1170.

Gui de Bourgogne, éd. F. Guessard et H. Michelant, Paris, Vieweg,1859, v. 692 sq.

1171.

La Belle Hélène de Constantinople, éd. C. Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 13412-427. À la suite de ce prodige, les flèches décochées par les Turcs, se retournent contre eux.

1172.

La Chanson de Roland, éd. C. Segre, Genève, Droz, 2003, v. 2452-459.

1173.

Cf. A.-J. Dickman, Le rôle du surnaturel dans les chansons de geste, Paris, 1926, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 122-124.

1174.

Le Galien de Cheltenham, éd. D.M. Dougherty et E.B. Barnes, Amsterdam, Benjamins, 1981, v. 3275-291.

1175.

Cf. v. 12542-548 pour les explications du Blanc Chevalier, et v. 12669-692 pour la guérison des blessures.

1176.

Cf. les déclarations d’Olivier après sa libération par Lion et le Blanc Chevalier, v. 30804‑813.

1177.

V. 17024, v. 17643.

1178.

J.‑C. Vallecalle, « Les formes de la révélation surnaturelle dans les chansons de geste », Littérature et religion au Moyen Âge et à la Renaissance, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 65-94 (p. 66).