2/ - Prééminence de la figure du Père

Une autorité morale, une autorité religieuse : ce sont là les visages du père qui se dessinent, un père terrestre qui aide et protège1179, un père spirituel qui guide vers une destinée supérieure, avec, au cœur de cette double évocation, la quête des origines. Le Blanc Chevalier agit comme un double du père, par le lien de parenté spirituelle qu’il entretient avec Lion et Olivier. Cette représentation de la paternité dans le poème montre combien est importante cette préoccupation dans les mentalités à la fin du Moyen Âge. La quête des origines et les moyens mis en œuvre par les héros pour prouver leur appartenance à un lignage noble témoignent de l’importance accordée aux liens du sang1180, tout en situant l’image paternelle au sommet de cette recherche. Il en découle un très fort désir d’identification, qui se traduit dans l’accomplissement d’actions chevaleresques puis dans une investigation plus individuelle que sous‑tend à la fois un élan vers la perfection et une attraction vers le Surnaturel, vers Dieu – le Père, le seul que les chrétiens puissent se reconnaître1181. Ce Père a donné au monde son Fils et l’a créé semblable à lui : « entre Dieu et le Christ, la duplication est parfaite », écrit D. Lett, puisqu’ils « sont de même nature »1182. Ancrée dans la tradition judéo-chrétienne, la notion de ressemblance entre le père et le fils, donne un idéal à l’homme médiéval, tant dans la conception qu’il se fait de son existence que dans ses pratiques religieuses, car « l’imitation est au cœur de la paternité spirituelle »1183. Ce mode de pensée imprègne le déroulement de la destinée des héros de Lion de Bourges qui appliquent à celle‑ci l’idéal de ressemblance édifié par la théologie chrétienne : le fils doit être à l’image du Père, un père placé au plus haut point de la hiérarchie, dans une position dominante1184, que son altérité rend inaccessible. Selon Thomas d’Aquin, Dieu est nommé Père parce que la notion de paternité ne s’applique qu’à lui, les pères humains n’étant que des images1185. Cependant, si la quête entreprise par Lion et Olivier montre combien l’ignorance des origines est déterminante dans la construction de l’identité, la paternité spirituelle du Blanc Chevalier n’a pas pour unique vocation de combler un vide créé à la fois par l’absence du père terrestre et par la notion accrue de la transcendance divine. Elle établit autour du héros un contexte moral et religieux, grâce auquel il va pouvoir tenter d’accéder à la connaissance de lui‑même et lever son regard vers Dieu le Père. L’influence exercée par l’Église sur la « valorisation de la paternité spirituelle (…) pour des raisons théologiques et sociales » se traduit par « l’importance du parrainage qui introduit l’enfant dans une parenté spirituelle qui dépasse sa famille charnelle »1186. Dans sa conception du personnage du Blanc Chevalier, le poète effleure de très près cette notion de parrainage, car c’est elle qui permet de créer le lien avec la paternité divine.

Cette parenté spirituelle est accordée au héros en fonction de ses qualités personnelles et de ses efforts. D’où, l’idée de crainte filiale sous-jacente dans les dialogues établis entre le mort reconnaissant – parce que celui‑ci est le représentant de l’autorité de Dieu – et Lion, qui bientôt admettra que, seul, il ne pourra pas arriver à ressembler au modèle qu’il s’est fixé. Or, Lion n’est pas un homme parfait – comme l’atteste ce que l’on pourrait nommer l’épisode de Clarisse – mais il n’a pas encore mis les pas sur le chemin de la connaissance de lui‑même et cela l’empêche de comprendre. C’est pour cette raison qu’il questionne le Blanc Chevalier sur la nature de son péché, afin, dit‑il, de pouvoir s’en préserver une autre fois : « per quoy (…) je m’en puisse gaitier »1187. C’est pour l’aider à dépasser cet état d’ignorance que le Blanc Chevalier va s’employer auprès du héros, en agissant comme un guide spirituel. Avec le solide bon sens que le poète lui confère, il délivre des enseignements où se mêlent aussi bien une leçon de morale chrétienne que des proverbes ; on passera ainsi de l’escripture et l’auctoriteit (religieuses) à une sentence telle que :

‘Car on dit ung proverbe que boin est racontér,
Que le boin cuer fait l’uevre non pas le [bon parler].
Teilz se painne et travaille qui n’est pas lasséz.
Cuer qui tant a bien faire n’est mie forsenéz ». (v. 10464-467)’

Comme nous l’avons signalé auparavant, on peut discerner en filigrane dans les recommandations du Blanc Chevalier certaines des grandes lignes de la théologie de Bernard de Clairvaux, dont, notamment la nécessité de la confession et la reconnaissance de son état de pécheur : « Dès lors la considération de soi, de sa misère et de son néant s’impose comme premier temps. Elle engendre la crainte de Dieu et de son jugement, crainte analogue à celle d’un serviteur à l’égard de son maître courroucé »1188. Dépasser cette crainte, retrouver un état exempt de tout péché pour revenir à Dieu : comme toute autre forme de lutte contre les forces du mal, c’est un élément constitutif du développement de la destinée du héros. Cela explique la décision prise par Lion, après la mort de Florantine, de se consacrer à la prière.

Notes
1179.

C’est ainsi que ce désir de protection se trouve sans cesse reporté sur le mort reconnaissant, dont les interventions font un « substitut paternel protecteur » (cf. D. Régnier‑Bohler, « La largesse du mort et l’éthique chevaleresque : le motif du mort reconnaissant dans les fictions médiévales du XIIIe au XVe siècle », Réception et Identification du conte depuis le Moyen Âge, Toulouse, Université de Toulouse‑Le Mirail, 1986, p. 51-63 (p.61).

1180.

Cf. P. Payan, Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2006, p. 298. L’auteur évoque les « lignées aristocratiques qui se construisent sur les liens du sang et qui s’organisent en généalogies complexes (…) » (p. 298).

1181.

Cf. D. Lett, « Pères modèles, pères souverains, pères réels », Etre père à la fin du Moyen Âge, Cahiers de Recherches Médiévales n° 4, Paris, Champion, 1997, p. 7-13, (p. 9). 

1182.

D. Lett, « L’expression du visage paternel. La ressemblance entre le père et le fils à la fin du Moyen Âge : un mode d’appropriation symbolique », Etre père à la fin du Moyen Âge, Cahiers de Recherches Médiévales n° 4, année 1997, Paris, Champion, p. 115-125 (p. 122).

1183.

Cf. Histoire des Pères et de la Paternité, dir. J. Delumeau et D. Roche, Paris, Larousse, 2000, p. 164.

1184.

Cf. J. Le Goff, Le Dieu du Moyen Âge, Paris, Bayard, 2003, p. 55 : « Dieu est un seigneur, et même le Seigneur par excellence ».

1185.

Cf. P. Payan, Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, 2006, p. 298 et p. 385 en ce qui concerne l’image de la paternité toute-puissante de Dieu à la fin du Moyen Âge.

1186.

Cf. D. Lett, « Pères modèles, pères souverains, pères réels », art. cit., p. 7-13. 

1187.

Cf. v. 10432-433.

1188.

Cf. P. Nouzille, article « Bernard de Clairvaux », Dictionnaire du Moyen Âge, dir. C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, P.U.F., 2002, p. 151‑154 (p. 153).