b) – Retour à la vie chevaleresque

Deux éléments interviennent dans la destinée de Lion : d’une part, l’arrivée tout en armes du Blanc Chevalier et, d’autre part, un rêve1210 – une voix, selon l’auteur, que « Jhesu pour lez anffan aider / Tramist au duc Lion », pour l’avertir du danger dans lequel se trouvent ses fils1211. Ce sont donc bien deux émanations du pouvoir surnaturel qui se manifestent et qui ont toutes les apparences d’une nouvelle mise à l’épreuve. Cependant, l’infléchissement donné  par l’auteur aux circonstances entourant, à partir de ce moment, le parcours du héros invitent à une interprétation supplémentaire.

Premier élément : l’arrivée du Blanc Chevalier armé, qui refuse de dévoiler à son ami les raisons de sa future absence, malgré les demandes insistantes de ce dernier1212. « Car je vous dirait tantost au repairier » se contente-t-il de répondre. Ce n’est que lorsque Lion rapporte son rêve qu’il accepte de révéler qu’il part aider les fils de ce dernier :

‘Dist li Blanc Chevalier : « Je vois aidier tez filz
Contre lez fils Hermer, lez traytour failli
Que tez doulx anffans ont moult laidement pugnis ». (v. 30612-614)’

Et cette réponse fournit elle‑même l’explication du rêve que Lion demandait auparavant : « Espelllissiez mon songe ». Ce rêve prémonitoire – le second élément – est chargé d’une très importante signification, qu’il interprète facilement : les quatorze griffons qui lui arrachent les yeux sont les fils d’Hermer qui ont emprisonné ses deux fils ; la fleur de lys qui vient l’aider est le roi de France ; il voyait également le Blanc Chevalier lui apporter son aide1213. Lion se trouve donc sollicité par un nouvel engagement en faveur de sa famille, alors qu’il avait prononcé des vœux de renoncement aux armes :

‘[Il] avoit fait ung veu ou il prist grant damage,
Car a Dieu ot vouéz de son grez san servaige
Que jamaix n’isteroit nulz jour de ce bocaige
Pour gerre maintenir ne estour ne dampmaige,
Ne pour homme vivant qui fuit de son perraige
Il ne se combaiteroit ne a folz ne a saige. (v. 30508-514)’

Or, Lion, choisit de rompre ce vœu et de partir, malgré les avertissements du Blanc Chevalier, pour délivrer ses fils, prisonniers à Bourges : « S’allons mez doulx anffan aidier et conforter ! »1214. Ce choix modifie définitivement sa destinée, et cela va se traduire d’une façon tout à fait particulière dans le poème. Si le retour à la vie guerrière pour une cause juste ne constitue pas, pour les barons des chansons de geste des XIIe et XIIIe siècles, un empêchement pour atteindre un état de sainteté, il en va autrement dans Lion de Bourges qui développe, dans cette dernière partie, une conception nouvelle de l’héroïsme.

La volonté de s’engager à nouveau pour la défense du lignage entre en contradiction avec le vœu de l’érémitisme, comme le Blanc Chevalier le rappelle :

‘Dit li Blanc Chevalier : « Vous n’i pouez aller !
Je yrait bien pour vous, ne vous en fault doubter :
Car vous soviengne, amis, que volicist[es] vouer
Que jamaix en vous vie ne vous voriez armer
Ne pour homme vivant en la baitaille entrer ;
Et veus est une chose que nulz ne doit paisser
Ne encontre son veux ne doit nulz hons aller,
C’est la chose dont Dieu se vuelt plus ayrer
Et de faulcer son veus, car plux n’ait a garder
Li hons en bonne foid, en loialment rengner ;
Nulz ne puet veux enprandre se il lou vuelt faulcer
Ne perrdre l’amour Dieu qui tout ait a sauver ». (v. 30628‑639)’

Ce très long avertissement est en lui‑même une révélation, à mots couverts, des volontés divines. Comme il l’a déjà fait à maintes reprises dans le poème, le Blanc Chevalier lève le voile sur les exigences de Dieu, en prédisant les sanctions célestes1215, mais Lion ne l’entend pas. Il est à la limite du blasphème ; il déclare ne craindre ni le courroux de Dieu, ni l’enfer. Cela signifie aussi que la défense du lignage exerce une attraction supérieure :

‘« Se jamaix ne dovoie en parraidis entrer
Ne veyr Jhesu Crist ne sa mere esgarder,
Et me deust Jhesu deden infer dampner
A tout lez jour dou monde san moy a raicheter,
S’irai ge mez doulx filz aidier et conforter ! » (v. 30641‑645)’

Une telle virulence n’est pas anodine ; elle met en opposition deux idéaux qui devraient, en toute logique, se rejoindre, puisque Dieu fait preuve de sollicitude envers les héros lorsqu’ils engagent des actions en faveur de leur famille. D’ailleurs, n’a‑t‑il pas montré, par différentes manifestations, sa bienveillance lors des conflits survenus pour la défense des intérêts du lignage ? Cela est attesté par les différentes interventions de ses messagers (le Blanc Chevalier ou les saints armés). Venger son lignage est un « devoir sacré, qui relevait d’un code moral strict », rappelle J.‑L. Picherit. Or, poursuit‑il, dans cette occurrence, le Blanc Chevalier « se révèle incapable d’influencer Lion », parce que dans ce conflit entre le spirituel et le temporel, Lion choisit le devoir temporel. Cet épisode marque, aux yeux du critique, « l’apogée du rôle du Blanc Chevalier »1216. Dès lors que Lion s’oppose d’une façon aussi systématique à son guide spirituel, le rôle qui incombait à ce dernier devient de lui‑même inutile. Pourtant, il ne faut pas faire de méprise : cette révolte ne signifie pas un renoncement définitif à l’érémitisme ; Lion demande simplement à être délié temporairement de ses vœux pour accomplir ce « devoir sacré ». Il promet, à double reprise, de revenir ensuite à l’ermitage, et d’y faire pénitence : « la penance en ferait, ja n’an serait estous », « la penance en ferait, ja n’en serait honteux », et, au‑dessus de tout, il réaffirme sa foi en la miséricorde divine : « Dieu est debonnaire, moult tost c’est raviséz »1217. Il n’y a donc ni refus ni abjuration dans l’acte de révolte, mais seulement la manifestation d’une volonté humaine1218, consciente à la fois de ses limites et de sa liberté : « pués que je pués choisir », conclut Lion1219. C’est une marque de l’individualisation qui caractérise le héros de l’épopée tardive. Les retraites en ermitage, les engagements successifs sont vécus comme des aventures individuelles1220.

On pourrait être tenté de considérer le personnage du héros éponyme comme un ermite combattant, tel que Sanson dans L’Entrée d’Espagne, mais Lion n’est plus un homme du renoncement et il n’entretient pas avec le surnaturel le même rapport1221. Sa destinée ne le conduit pas au miraculosus. Son choix va à l’encontre de la volonté divine et va modifier son destin final, ce dont le Blanc Chevalier l’avertit parfaitement. Cependant, ce dernier finit par s’incliner : « ancor vous avisez », concède‑t‑il :

‘« De doulx chemin roialx tout le millour tenez :
C’est de tenir le veux ou estez assenér,
Ou de venir a Bourge si con faire vollez ». (v. 30684‑686)’

La première question que l’on se pose concerne le silence de Dieu. Les mises en garde transmises par le Blanc Chevalier, trop sibyllines, n’avaient pas d’autre objet que de prévenir Lion de sa colère, mais elles ne lui donnaient aucune révélation sur sa fin, à la différence de celles de l’ermite qui, dans l’Entrée d’Espagne, informe Roland de son futur martyre. Le héros de ce poème sait, avant de quitter définitivement l’ermitage après la mort de Sanson, qu’il n’est pas destiné au renoncement et qu’il doit retourner auprès de Charlemagne. Cet effacement du Blanc Chevalier correspond, à partir de cet épisode, à une évolution qui s’observe chez Lion : celui‑ci se fond progressivement dans le merveilleux. À la demande du Blanc Chevalier, c’est une fée, Clariande, qui lui remet une armure prêtée par le roi Arthur, ainsi que le cheval Mallabron ; l’épée et la targe appartiennent à Auberon1222. En échange, il promet de se rendre à un mystérieux rendez-vous fixé par la fée Clariande : un an après, il devra rapporter les armes et suivre la fée au Royaume de Féerie, où l’attendent le roi Arthur, Morgue, ainsi que Gloriande et Clarisse1223. Les armes merveilleuses, le motif de la fée amoureuse (« au chevalier ait du tout s’amour donnee »), le royaume de Féerie : la destinée du héros se trouve ainsi scellée par son choix. Non seulement, il accepte, mais il s’engage par un serment dangereux : « Et se je vous en fault, m’arme soit dampnee ! »1224. Ce que le premier séjour au royaume de Féerie – qui avait été suspendu par l’intervention du Blanc Chevalier – laissait présager se trouve ainsi confirmé. La rupture de l’engagement vis-à-vis de Dieu revêt donc une importance capitale, car il marque un échec dans l’aspiration de Lion à un état de quasi-sainteté. Ce second séjour ne sera pas interrompu par la main de Dieu.

Notes
1210.

Cf. supra p. 399‑400 (Les avertissements surnaturels).

1211.

Cf. v. 30545-555 et 30495-497.

1212.

A trois reprises, Lion lui demande les raisons de son absence : « Je vous prie et requier que vous me vuelliez dire… », « pour Dieu je vous requier… », « je vous prie… que vous me vuelliez dire… », etc. (cf. 30568-588).

1213.

Cf., pour la narration du rêve : v. 30589-605 et, pour l’interprétation, v. 30618‑625.

1214.

Vers 30627.

1215.

Cf. v. 30653-654 : « Jhesu li glorieux / Si en serait enver vous corrouciéz et yrous » ; cf. également v. 30662-663, 30679.

1216.

J.‑L. Picherit, « Le merveilleux chrétien et le motif du mort reconnaissant dans la chanson de Lion de Bourges », Annuale Mediaevale, vol. 6, éd. H. H. Petit, Duquesne University, 1975, p. 41‑51 (p.49‑50).

1217.

Cf. respectivement v. 30658, 30666 et 30681-682.

1218.

J.-L. Picherit note, à ce propos : « Sa révolte est donc compréhensible et elle nous fait apparaître le héros sous des traits éminemment humains, ce qui rend le personnage d’autant plus vraisemblable » (cf. art. cit., p. 50).

1219.

Cf. v. 30687‑690. Il faut noter qu’en même temps, il réaffirme sa confiance dans la fidélité de son compagnon merveilleux : « Encor se Dieu plait lou me garderés ! ».

1220.

Le Galien de Cheltenham fournit un exemple de poursuite d’un but individuel : après avoir vengé la mort de son père, Galien se retire à Monfusain, et tombe dans l’oubli. La fin de la chanson, consacrée à Charlemagne, ne contient aucune glorification de Galien.

1221.

Cf. J.‑C. Vallecalle, « Le héros et l’ermite : sur un passage de L’Entrée d’Espagne », Ce nous dist li escris… Che est la verite, Aix‑en‑Provence, CUER MA, 2000, p. 277‑287 (p. 281‑282)

1222.

Cf. v. 30708‑712 et 30737‑742.

1223.

Cf. v. 30713‑727.

1224.

Cf. v. 30728‑730.