c) – Inversion ou dualité

Contrairement au héros, le Blanc Chevalier obéit à un ordre céleste (« Dieu ne vuelt plux que demeure en ceste region »). Avant même que ne soit libéré Guillaume, il doit quitter Lion, parce ce dernier a rompu ses vœux :

‘Dist li Blanc Chevalier : « Compaing, a moy entant :
Le Dieu de gloire, li Roy, se corousserait forment
Du veulx que tu li as faussér ton couvenant,
Pour ceu me fault de toy partir ysnellement. (v. 30934‑937)’

Et cette soumission totale à la volonté divine lui permet de s’élever vers la gloire des cieux1225 : son âme est libérée, il peut accéder à la sainteté. Il regagne le monde du surnaturel, le miraculosus. Ce départ est à mettre en relation directe avec la décision – la faute – de Lion. Le mouvement d’inversion entre le héros et le mort reconnaissant, que l’on voyait s’amorcer au départ de l’ermitage, se poursuit et se confirme par la disparition de Lion. Après le rétablissement de l’ordre à Bourges et à Palerme, ce dernier a réparti ses terres entre ses enfants ; ce dénouement signifie que toute action héroïque en faveur du lignage est achevée. Après avoir prié ses enfants de vivre en harmonie1226, il ne lui reste plus qu’à se rendre à ce mystérieux rendez-vous1227 que Clariande lui a fixé un an auparavant. En fait, il ne meurt pas ; il disparaît en Féerie, en respectant la promesse faite à la fée, alors qu’il n’a pas respecté son engagement spirituel. Lion pleure et réclame Dieu, mais il est absent : 

‘[Lion] s’en va devant li san li a retorner ;
En plourant s’achemine, Dieu prist a reclamer.
Or tesmoingne l’istoire qui ne vuet point faulcer
Que on ne sceit qu’il devint, on ne sceu qu’esperer.
Maix per ceu que la fee le vot la retorner,
Espoirent li plussor et offrent a prouver
Que en fariee alla menoir et demourer.
Ci se taist l’istoire de Lion a parrler. (v. 34083‑090)’

La discrétion de l’auteur sur ce royaume féerique entretient la distance nécessaire pour que se développe la merveille. C’est une caractéristique constante dans le genre folklorique, dans lequel les royaumes mystérieux sont souvent évoqués. L’abondance et la joie qui y règnent en permanence participent de la même conception1228. La promesse de Clariande laisse entendre que le héros retrouvera l’état de félicité qu’il a connu lors de son premier séjour, sans toutefois que soit évoqué un départ vers le paradis terrestre. Le séjour perpétuel en Féerie est accordé à certains personnages destinés à se maintenir dans une position intermédiaire ; ainsi, le continuateur de Huon de Bordeaux choisit d’y conduire Esclarmonde, dans la chanson qui lui est consacrée. Afin que la mort ne vienne la séparer de Huon, devenu roi de Féerie après le départ d’Auberon pour le paradis, l’héroïne de la Chanson d’Esclarmonde est assurée de demeurer pour toujours en Féerie1229, grâce à l’intervention des fées qui agissent avec l’autorisation de Dieu. « C’est l’heure d’opérer la réalisation du merveilleux féerique », note M.‑G. Grossel1230, et Esclarmonde accède « dès ici‑bas à l’éternité ». La christianisation d’éléments appartenant au folklore permet de réaliser cette « synthèse étonnante entre le domaine du merveilleux et celui du religieux »1231, dont la chanson de Huon de Bordeaux et ses continuations sont largement tributaires. Et, poursuit M.‑G. Grossel, ce « mélange (…) nous étonne aujourd’hui, parce qu’il ne répond pas à l’idée que nous nous faisons non pas du merveilleux mais de la conception qu’en avait le Moyen Âge »1232. L’absence de mort et l’incertitude qui plane sur le sort de Lion participent de cette conception particulière que l’homme médiéval se fait de ce qui le dépasse. Et le fait que la littérature « laisse en suspens l’explication de la merveille pour organiser [la] disparition [du chevalier] », selon F. Dubost, atteste la permanence d’interrogations sur « ce qui échappe à l’homme : le surnaturel »1233. L’état intermédiaire auquel Lion est appelé traduit le sentiment qu’il est impossible d’accéder aux mystères divins. À la différence des épopées du premier âge médiéval, qui réunissaient, dans un même idéal, martyre pour une grande cause au service de la foi et sainteté, l’épopée tardive ne donne aucune réponse, ou, tout du moins, laisse‑t‑elle en suspens ces questions essentielles, comme le montrent les disparitions successives du héros éponyme et de son compagnon merveilleux.

L’accomplissement spirituel est accordé au Blanc Chevalier, mais cela n’est pas le fruit d’une initiation, puisqu’il est déjà destiné, par sa nature spécifique, à rejoindre le paradis, comme Auberon dans Huon de Bordeaux, et n’est revenu sur terre que pour accomplir une mission précise. Celle‑ci achevée, il quitte Lion, par obéissance à Dieu. Il joue, dans le poème, un double rôle dans le sens où il est un « adjuvant », aidant le héros à désirer l’état de béatitude, mais en même temps, il incarne lui‑même l’image de ce que Lion souhaiterait être, en vain. Par sa présence, il signifie donc que la sainteté est inaccessible. L’épopée tardive ne se risque plus à réunir en une seule personne le héros et le saint1234.

Notes
1225.

Cf. v. 30955‑956 :

Et li Blanc Chevalier ait sa voie aqueullie

Ver la gloire dez cielx ou montait per maistrie.

1226.

Cf. v. 34044‑061 et 34068‑070.

1227.

Entre la libération de Bourges et celle de Palerme, est inséré l’épisode de Caffaut. Après le châtiment des traîtres, Lion demande à ses enfants de se hâter car, dit-il :

« (…) li terme approche qu’il me faurait raler

Tout droit ou val de Bourge ; la porai ge trouver

Gloriande la fee qui me vorait mener

Ou lieu de faierie manoir et demourer ». (v. 33132‑13135)

1228.

V. Propp (Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983) a interprété cette vision de l’abondance comme le reflet d’un désir de compensation : « L’homme ne transporte pas seulement dans l’autre royaume son mode d’existence, il y transporte aussi ses intérêts et ses idéaux ». (p. 385)

1229.

La Chanson d’Esclarmonde, édition B.A. Brewka (Esclarmonde, Clarisse et Florent, Yde et Olive I, Croissant, Yde et Olive II, Huon et les géants, sequels to Huon de Bordeaux as contained in Turin Ms. L.II.14, Vanderbilt University Dissertation, Nashville, Tennessee, 1977), v. 3304‑3410.

1230.

M.‑G. Grossel, « Mille et une merveilles : notes de lecture sur La Chanson d’Esclarmonde », « Si a parlé par moult ruiste vertu », Mélanges de littérature médiévale offerts à J. Subrenat, Paris, Champion, 2000, p. 235‑245 (p. 244).

1231.

J.‑C. Vallecalle, « Remarques sur le cycle en vers de Huon de Bordeaux », Plaist vos oïr bone cançon vallant ?Mélanges de Langue et Littérature Médiévales offerts à François Suard, Lille, Presses de l’Université de Lille III, 1999, p. 927‑935.

1232.

M.‑G. Grossel, art. cit., p. 244.

1233.

F. Dubost, « La pensée de l’impensable dans la fiction médiévale », Écriture et modes de pensées au Moyen Âge, Paris, Presses de l’E.N.S., 1993, p. 47‑68 (p. 68).

1234.

Cf. J.‑C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d’Espagne », PRIS‑MA ,t. XVI/2, Poitiers, Erlima, 2000, p. 303‑316 (p. 314) et « Le héros et l’ermite : sur un passage de L’Entrée d’Espagne », Ce nous dist li escris… Che est la verite, Études de littérature médiévales offertes à A. Moisan, Aix‑en‑Provence, CUER MA, 2000, p. 277‑287 (p. 284).