Conclusion de la troisième partie

L’héroïsme représenté dans Lion de Bourges est celui d’un parcours individuel, qui se construit sur un ensemble de valeurs innées, telles que le pressentiment d’une destinée royale, et d’acquisitions rendues nécessaires par les manques dont le héros souffre, en raison de sa situation particulière. Dès sa naissance, celui‑ci est coupé de ses origines et les conséquences de la dispersion familiale ont un retentissement sur son évolution : il doit gommer les handicaps dont il est porteur, qu’il s’agisse d’une simple éducation aux pratiques chevaleresques ou de l’ignorance de son identité. En ce sens, la chanson décrit une réelle période de genèse consacrée aux apprentissages de la personnalité héroïque. C’est une étape nécessaire, qui permet à Lion de se construire une image et de se faire reconnaître dans une classe aux contours définis. Là, ne réside pas l’essentiel, car il ne suffit pas d’endosser les habits du chevalier pour être un héros. La recherche de l’identité s’impose comme préoccupation principale. Et cela nécessite de rassembler tous les indices qui puissent guider le fils vers l’image paternelle : à ce niveau, interfèrent aussi bien les récits des personnages rencontrés que certaines marques spécifiques telles que la croix royale et la richesse de la pièce d’étoffe appartenant à sa mère. Tous ces éléments concourent à édifier un modèle auquel il va chercher à s’identifier. Personnage de fiction, Lion de Bourges, évolue et se construit, et cette période de genèse n’est pas sans rappeler la teneur du roman des XIIe et XIIIe siècles, qui, selon D. Boutet, « s’intéresse aux héros en tant que personnes, pour elles-mêmes, avec une dimension intérieure souvent complexe et évolutive »1235. La conception de la personnalité héroïque reflète ici l’évolution du genre épique tardif qui, à l’opposé des premières épopées, se donne pour objectif de retracer la vie complète du personnage central confronté à une succession d’événements qui vont modeler son caractère. Les hauts faits accomplis, les affrontements entre père et fils, ont valeur d’épreuves qualifiantes et permettent la reconnaissance au sein du lignage. Cette reconnaissance achève la période de genèse proprement dite. Les récits consacrés à Girart donnent un parfait exemple d’une destinée qui s’inscrit dans ces limites.

Mais, le poème ne s’achève pas sur ce simple constat ; il invite à comprendre comment et pourquoi ces limites peuvent être dépassées, car c’est dans la recherche même du dépassement des contours d’une chevalerie purement terrestre que se révèle le sens de la destinée. Le temps de l’apprentissage est révolu ; c’est une période, fort longue, d’initiation, bien souvent à caractère spirituel, qui attend le héros, puisque celle‑ci le conduit jusqu’au soir de son existence. Ce long chemin se gravit selon une progression ordonnée, orchestrée pour ainsi dire, par l’autorité de Dieu qui n’agit pas à visage découvert : le Blanc Chevalier met en garde contre la tentation du péché, rappelle constamment l’exigence de pureté et transmet les avertissements surnaturels. Par son intercession, il établit un lien entre une chevalerie purement terrestre et l’aspiration au dépassement, entre la recherche de l’identité et celle du Père éternel. Cette quête de la perfection est fondamentale pour Lion de Bourges.

Cependant, il n’est pas destiné à atteindre l’état de sainteté, que cela résulte de ses actions héroïques ou de son renoncement aux armes. Dieu n’envoie pas un ange chercher son âme ; il se fond dans le merveilleux, le mirabilis, et cette étrange fin témoigne de l’emprise exercée sur lui par ce monde. Marqué dès sa naissance par des signes qui le distinguent du reste de l’humanité, que ce soit la protection d’un animal ou celle des fées, Lion connaît un séjour en Féerie, dont l’issue laisse présager que c’est à ce niveau médian, dans ce monde du mirabilis que va à la fois s’accomplir et se limiter son élan vers une perfection qui reste inaccessible. Son intégration dans un merveilleux intermédiaire est un moyen de marquer le caractère imparfait de l’accomplissement chevaleresque. C’est également la marque d’une prise de conscience de la transcendance et de l’altérité radicale du surnaturel, qui reste en définitive inaccessible directement. On serait tenté de constater qu’il y a presque une certaine contradiction entre toutes les actions mises en œuvre par le héros, auxquelles s’ajoutent tous les signes manifestes de la bienveillance divine (les voix célestes, les miracles, etc.), et cette étrange fin, sans glorification, en l’absence de Dieu. Si ce n’est une vision un peu désenchantée de l’idéal chevaleresque en cette fin de Moyen Âge, c’est celle d’une conception plus réaliste de la destinée humaine, dans ses limites et son imperfection. La disparition de Lion, comme la mort sans glorification des autres personnages1236, sont là pour témoigner de l’inaccessibilité du surnaturel et, sans doute plus encore, pour protéger ce qui demeure son principe même : le mystère.

Notes
1235.

D. Boutet, La chanson de geste. Forme et signification d’une écriture épique du Moyen Âge, Paris, P.U.F., 1993, p. 211.

1236.

La chanson se clôt par une chute brutale : Girart est poignardé par Henry le messager devenu l’époux de Margalie (baptisée Suzanne) ; Guillaume est empoisonné par Henry, qui s’enfuit ensuite vers les Indes (cf. v. 34147‑165). À la demande de Gracienne, Olivier se lance à la poursuite d’Henry par qui il est tué lors d’une bataille, le jour de l’Ascension. Ce sont les enfants d’Olivier qui achèveront la vengeance (cf. v. 34167‑170 et v. 34271‑288).