Conclusion générale

La chanson de Lion de Bourges offre la lecture d’un parcours individuel parfaitement structuré, auquel président trois orientations majeures : la recherche de l’ordre au niveau politique, le désir d’harmonie dans les relations familiales et la quête d’un ordre intérieur. Cette tripartition trouve un écho dans la découverte progressive d’une vocation et d’une destinée, véritable clé de voûte de l’œuvre, liée à la recherche des origines. Trois âges, trois types d’engagements réunis dans le même idéal héroïque du dépassement et de la quête de la perfection. La recherche d’un ordre politico-féodal domine les premières années de l’âge adulte jusqu’à ce que Lion obtienne la reconnaissance de sa qualité d’héritier légitime du fief de Bourges, par le représentant de l’ordre féodal, l’empereur Charlemagne. Mais les circonstances entourant cette revendication mettent en évidence une instabilité des structures politiques et sociales, et ne suscitent pas chez Lion un désir d’engagement durable en ce sens. L’altération marquée de la personnalité du souverain ne permet plus de reconnaître en lui un « père » suceptible d’exercer une autorité et d’assurer une protection, ce qui entre en corrélation, dans Lion de Bourges, avec la thématique essentielle de la recherche de l’image paternelle. Les menaces qui pèsent sur le lignage, compris dans sa dimension verticale, et plus précisément sur la cellule nucléaire familiale (qui se trouve fragilisée) requièrent l’action permamente du héros. Les guerres et les reconquêtes menées pendant cette période – qui correspond sensiblement à la deuxième partie de l’âge adulte – sont les témoins de cet engagement. Cependant, là aussi, la précarité de l’ordre et la constante réapparition du mal aboutissent à constater l’état d’inachèvement des actions entreprises. Cette quête ne peut alors s’accomplir sans laisser un certain sentiment d’insatisfaction et d’imperfection, et conduit le héros à rechercher en lui‑même ce qui lui permettra de donner une finalité supérieure à sa destinée. Cela se traduit dans le poème par une recherche d’épanouissement personnel et une prise de conscience accrue de l’exigence qu’implique la recherche de la perfection, à laquelle Lion va tenter de consacrer la dernière partie de son existence, et qui se concrétise par l’ultime tentative qu’il entreprend pour s’approcher du sacré. La quête de son identité et de ses origines entraîne ainsi le jeune chevalier dans une aventure spirituelle, qui devient la quête de l’origine, dans laquelle la recherche du père terrestre n’est finalement qu’un prélude à celle du Père. L'idéal humain se définit ainsi dans le poème par la reconnaissance d'une identité inséparable de l'image paternelle.

Cependant, quand il transgresse son vœu de renoncer aux armes, Lion marque l’échec de cette aspiration au dépassement spirituel. En choisissant le retour au devoir temporel, il s’interdit, à son insu, toute possibilité de parvenir à la connaissance du mystère divin. En ce sens, c’est un héros proche de Lancelot, qui, dans La Quête du Saint Graal ne sait pas renoncer à la chevalerie, malgré sa tentative de conversion et les avertissements de l’ermite. Lancelot, « empêtré dans ses racines terriennes », selon l’expression de C. Ridoux1237, échoue dans la quête : il devra quitter le Château du Graal et retourner à Logres1238. De manière un peu comparable, la quête de Lion reste inachevée et l’étrange fin qui lui est réservée ne permet pas de la conclure sur un point d’orgue.

Lion ne connaît pas la glorification dans une mort martyre ; il n’est pas Roland. Il n’accède pas à la béatitude du saint, car c’est un personnage qui se définit au travers des pratiques chevaleresques, malgré sa tentative d’identification au modèle du « soldat‑chrétien qui, en devenant moine, peut espérer la sainteté, vocation dernière de tout homme »1239, un modèle donné dès le XIIe siècle par Bernard de Clairvaux. Dans Lion de Bourges l’élan et le mouvement vers la perfection ne permettent donc pas un accomplissement total et l’héroïsme ne conduit pas systématiquement à la sainteté : cela est la marque d’un idéal d’accomplissement de la destinée dans un monde qui se conçoit dans une perspective essentiellement terrestre, par opposition au dépassement vers le surnaturel. Le héros n’accède pas, non plus, à la chevalerie célestielle comme Galaad : il se maintient dans une chevalerie toute profane, dans un état d’inachèvement.

En laissant en suspens la destinée finale de son héros éponyme et en ne lui accordant pas la sainteté, l’auteur traduit la prise de conscience d’une distance qui s’est instaurée entre l’homme et le surnaturel. Le départ de Lion en Féerie met en évidence la place nouvelle occupée par le merveilleux comme espace de la médiation. En effet, comme en témoigne la présence du Blanc Chevalier, intermédiaire du pouvoir divin dans le poème, la dimension sacrée, trop éloignée de l’ordre humain, laisse un espace vacant, comblé par le merveilleux, le mirabilis. D’autre part, la perception d’une transcendance divine accrue éloigne l’humanité de l’espoir d’accéder à la sainteté par le biais de l’héroïsme. Cette conception de l’idéal chevaleresque, dans laquelle se reflète la mentalité du XIVe siècle, explique la fin réservée à Lion de Bourges. Le silence par lequel se clôt la chanson laisse ainsi entendre qu’il ne peut y avoir de réponse à l’éternelle question de la destinée humaine.

Alors que les premières épopées célébraient un engagement au service d’une cause collective, les textes tardifs reflètent une nouvelle conception de la personnalité héroïque et mettent en évidence un déplacement du centre d’intérêt vers la personne et la destinée de celle‑ci. Le héros occupe la place centrale de la narration, qui n’est plus consacrée à une grande cause fondatrice d’un engagement. Cette évolution est la marque d’une tendance à l’individualisme, dont les prémices se font sentir dès le début du XIIIe siècle. B. Guidot remarquait déjà dans le Siège de Barbastre la « remise en cause de certaines valeurs chevaleresques, comme (…) le sens du dévouement pour l’avenir collectif » et la recherche d’un épanouissement personnel, « conduisant, au-delà de la seule conscience guerrière, à un type de chevalier plus complet et par conséquent plus humain »1240. Le remplacement du vieil idéal épique du dépassement héroïque et de l’action collective au service du bien par un idéal d’épanouissement personnel se concrétise par l’émergence d’une conscience nouvelle des limites de l’engagement, dans les contours de laquelle se dessine un nouveau modèle du « preux », déjà esquissé au XIIIe siècle sous les traits de Huon ou de Gaydon.C’est également le reflet d’une mentalité propre à la fin du Moyen Âge, en ce qui concerne la vocation même de la chevalerie.

Cette « individualité naissante » porte cependant la marque de la quête de perfection asbsolue entreprise par les « chevaliers itinérants » dans La Quête du Saint Graal 1241 . L'univers du Graal n’est peut‑être pas très éloigné de celui de Lion de Bourges, mais l’auteur du poème restitue une vision certainement plus réaliste, en reconnaissant l’acceptation de la simple destinée humaine, mais la fin du héros ne signifie-t-elle pas aussi qu'en dernier ressort, l'homme reste maître de son destin ? Ainsi, la chanson de Lion de Bourges renouvelle peut‑être la conception d'un héroïsme excluant toute forme de sacrifice, mais dessiné à la mesure de l'homme, et préparant la naissance de la conception humaniste de la destinée. En décrivant une chevalerie terrestre et non spirituelle, le poème témoigne d’une prise de conscience des limites de l’aspiration au dépassement.

Notes
1237.

C. Ridoux, « Lancelot et Galaad : de l’apprentissage chevaleresque à l’initiation aux mystères du Graal », Cahiers du C.R.I.S.I.M.A., n° 1/t. 2,Montpellier, Université Paul‑Valéry, 1993, p. 469‑479 (p. 476). Cf. également p. 477 : « Désormais, la quête est finie pour lui. Il a obtenu d’atteindre le degré le plus avancé d’illumination compatible avec sa nature, qui est d’aspirer aux choses "célestielles" mais sans être capable de rompre absolument avec ses attaches "terriennes" ».

1238.

La Quête du Saint Graal, éd. F. Bogdanow, Paris, Le Livre de Poche, 2006, Ch. V, § 75‑84 (conversion de Lancelot), Ch. XIV, § 312 (départ du Château du Graal). Cf. également introduction, p. 33.

1239.

A. Moisan, « Le chevalier chrétien à la lumière de la mystique de saint Bernard », Si a parlé par moult ruiste vertu, Mélanges de littérature médiévale offerts à J. Subrenat, Paris, Champion, 2000, p. 392‑408 (p. 399)

1240.

B. Guidot, « L’état d’esprit du chevalier dans le Siège de Barbastre », Charlemagne et l’épopée romane, Actes du VII e  Congrès International de la Société Rencesvals, Paris, Les Belles Lettres, 1978, t. II, p. 629‑642 (p. 642).

1241.

Cf. A. Moisan, « Le chevalier chrétien à la lumière de la mystique de saint Bernard », Si a parlé par moult ruiste vertu, Mélanges de littérature médiévale offerts à J. Subrenat, Paris, Champion, 2000, p. 392‑408 (p. 404‑405).