Introduction

Quiconque a l’occasion de participer de près ou de loin à une vie de famille, et davantage encore d’observer des familles avec enfants, peut constater une grande complexité sur le plan de son organisation et de sa coordination, alors même que celles-ci semblent banales et se faire tout naturellement. Plusieurs domaines de la littérature s’intéressent à la coordination et à la routinisation de l’action, et plus généralement, aux modes de vie des familles contemporaines. Les nombreuses contraintes - communicationnelles, relationnelles, éducatives et économiques - qui pèsent aujourd’hui sur les familles et sur leurs activités sont interrogées et étudiées. Ces contraintes remettent la question du temps au centre de l’organisation familiale : temps de travail, temps disponible, qualités de temps, care, etc. Elles révèlent un certain nombre de problèmes, qui ne se posent pas uniquement aux familles et à leurs membres, mais qui interrogent la société dans son ensemble, et font parfois irruption dans le débat public. Malgré l’importance que revêtent les pratiques familiales, notamment les pratiques organisationnelles, les études qualitatives sur ces questions restent rares.

En adoptant une perspective praxéologique et une démarche interdisciplinaire, notre thèse contribue à aborder ces questions non pas en partant d’une hypothèse a priori mais en cherchant à décrire des pratiques langagières caractéristiques de l’organisation des routines à la maison. Cette organisation est un processus de routinisation, dans la mesure où elle implique des orientations et des interventions constantes et répétées vers la situation en cours, vers la coordination des activités dans lesquelles sont engagés les différents membres de la famille, vers la durées de telle ou telle activité, vers ce qu’il reste à faire dans la matinée ou dans la soirée, bref, vers la dimension temporelle de l’action collective.

Nous avons observé et analysé des dizaines d’heures de vidéos documentant la vie quotidienne de deux familles, sur une semaine, en matinée (de 7h30 à 9 heures) et en soirée (de fin d’après-midi à fin de soirée). Ces observations ont révélé la complexité des cours d’action en présence et ont permis de repérer des phénomènes organisationnels en interaction, notamment dans des échanges entre parents et enfants. Si notre objet d’étude a concerné dans un premier temps les activités familiales au sens large, avec un intérêt particulier pour les ressources langagières, incorporées et technologiques, nous nous sommes rapidement centrée sur la manière dont ces activités étaient produites en tant que phases d’action reconnues et coordonnées, reconnaissables et coordonnables. La question des ressources mobilisées dans l’interaction aux fins et au cours de la structuration temporelle des activités est ainsi devenue notre objet de recherche. Un objet qui ratifie non seulement le principe du langage comme ressource centrale de l’organisation des activités sociales, mais aussi comme principale ressource de production et de structuration du temps. La description d’interactions sociales au sein d’un espace comme celui du foyer apporte des connaissances originales à la linguistique interactionnelle et aux différentes approches non-logocentrées du langage et de la communication. Aborder la temporalité et la routine comme accomplissements pratiques implique que l’on analyse les procédés de marquage, d’objectivation, de typification, d’évaluation, de justification, de re-définition du contexte, d’impulsion, de projection et de mesure du temps de l’action, à travers lesquels des interventions langagières en viennent à ordonner et à rendre intelligible l’action collective. Ces activités organisationnelles dépassent l’échelle des tours de parole et des séquences conversationnelles, et sont loin d’être essentiellement verbales : la parole s’articule aux corps et à l’environnement de manière à créer des configurations interprétables comme étant l’initiation ou la clôture d’une activité donnée, par exemple.

La prégnance de la dimension temporelle dans l’organisation de la vie familiale est particulièrement visible pendant les transitions entre activités ou phases d’activité. Les transitions sont elles-mêmes des activités à part entière : loin d’être des moments ponctuels ou des seuils dans la segmentation de l’action, elles sont dotées d’une projectabilité, d’une trajectoire, d’une temporalité propres, qui éclairent la manière dont on gère l’action dans l’interaction sociale. Aussi, ces moments particuliers de transition donnent à voir des nombreuses imbrications d’actions, des engagements simultanés dans différents cours d’action, des séquences d’instructions et de coordination, des changements de cadres de participation réalisés pour mener à bien telle ou telle activité, tantôt individuelle, tantôt conjointe.

Malgré l’aisance dans la gestion ordinaire des activités familiales dont font généralement preuve les participants, notamment les adultes et les enfants aînés, certaines transitions restent problématiques du point de vue du déploiement de l’action et de l’interaction. Nos données ont montré qu’il s’agit particulièrement du petit-déjeuner, de la fin des programmes de télévision et des préparatifs avant le départ du foyer, en ce qui concerne le matin ; de la télévision, toujours, des bains et du dîner, en ce qui concerne la soirée. Dans leurs conduites ordinaires, les membres s’orientent vers ces moments en tant que moments délicats, nécessitant d’une régulation de l’attention, de la disponibilité et des temporalités : ils produisant des accounts qui contribuent à résoudre publiquement les contraintes et les difficultés locales et qui, réflexivement, stabilisent des normativités et des normalités propres au foyer.

L’analyse conversationnelle a fait des phases d’initiation, de clôture et de transition des objets d’enquête privilégiés, en raison de l’importance que ces positionnements séquentiels revêtent pour la structuration des interactions verbales, et plus généralement de l’action. Or, des procédés organisationnels (tels que les verbalisations d’action) sont parfois produits moins pour passer d’une activité à une autre que pour annoncer subrepticement qu’une transition aura lieu dans un futur proche. Faire un commentaire sur la situation en cours, ou marquer verbalement (ou vocalement) un moment particulier de la soirée, par exemple, n’implique pas nécessairement un changement immédiat dans la trajectoire de l’activité ou le passage à une nouvelle. Ainsi, tout au long de la journée, les membres des foyers marquent, projettent, évaluent et coordonnent localement les cours d’action dans lesquels eux-mêmes et les co-participants (présents ou à distance) sont engagés.

Nous avons donc élargi les moments à observer et l’échelle de nos observables : bien que les transitions restent centrales, d’autres moments, moins structurés, sont également devenus importants pour nos analyses : des actions interstitielles ou encore des « zones grises », telles que celles que l’on observe dans les suivis d’activités déjà commencées et pas encore terminées.

Faire une place à ce type de moments a aussi permis de mieux situer la place de la matérialité et des technologies dans la gestion du quotidien à la maison. En effet, la présence massive d’objets, d’artefacts et de technologies est une caractéristique majeure de l’espace domestique contemporain, les habitants des foyers étant constamment engagés dans des activités supportées par ces objets techniques et technologiques. La présence de ces objets n’est pas une présence esthétique, désincarnée, ou purement instrumentale : pendant leur utilisation, les objets génèrent aussi des questions, des problèmes et des règles pratiques plus ou moins contraignantes. Dès que l’on analyse la technologie domestique en tant que support de l’action, et non pas uniquement du point de vue de leurs fonctions premières ou de leur localisation, apparaît donc la question plus large de la place des technologies dans l’ordonnancement de la vie des habitants.

De plus en plus de travaux, sur la base d’enregistrements audio, audiovisuels ou photographiques, s’attachent désormais à décrire la vie domestique en mettant l’accent sur la place des technologies comme supports de la quotidienneté. Dans ce cadre, en 2004, un projet pluridisciplinaire a été conçu au sein de la division R&D de France Télécom (aujourd’hui Orange Labs) afin de réfléchir sur et de développer des technologies et des services en Informatique Ubiquitaire pour l’espace domestique. Ce projet, bien que porté par des objectifs de génie informatique – et en moindre mesure de design – a comporté un volet de recherche qualitative dont le but était de produire des connaissances empiriques sur les activités domestiques, puis d’explorer - à partir de ces connaissances - les limites et l’intérêt des innovations en informatique ubiquitaire.

En réponse à cette demande industrielle, nous avons rejoint, à la fin de notre DEA en Sciences du Langage, une équipe pluridisciplinaire composée de Moustafa Zouinar, ergonome, Marc Relieu, sociologue et Laurence Pasqualetti, psychologue. Cette thèse présente des analyses rendues possibles par le terrain mené collectivement en 2005 au sein de cette équipe.

A la différence de la plupart des recherches en informatique ubiquitaire, qui tend à réduire le contexte à l’espace physique, architectural ou fonctionnel, l’équipe a mené l’enquête sur la base de deux principes épistémologiques fondamentaux : d’une part, l’étude des activités, et par conséquent des usages technologiques, ne peut se faire qu’en contexte, l’espace n’étant pas simplement un lieu mais une arène de pratiques sociales, configurée par celles-ci et les reconfigurant à son tour ; d’autre part, les acteurs sociaux ne sont pas « programmés par leur culture » mais déploient de manière intelligible des logiques d’action qu’il s’agit de comprendre. L’observation détaillée et dynamique des actions et des interactions est le moyen privilégié pour répondre à ces principes et pour produire des descriptions satisfaisantes de la vie quotidienne. Dans cette perspective, il s’agit pour nous d’interroger la place et le rôle qu’occupent les objets et les technologies ordinaires, plus particulièrement les TICs, dans la structuration temporelle des activités dans le foyer. Dans la mesure où objets et technologies soutiennent un grand nombre d’activités, nous faisons l’hypothèse qu’ils contribuent à leur tour à les organiser (et parfois, à les dés-organiser).

Pour les acteurs, organiser leur vie sociale et l’intelligibilité de leurs actions est une préoccupation toujours aux prises avec une certaine spatialité et une certaine temporalité. Comme l’espace, le temps est à la fois une contrainte et une ressource pour l’action, ni pré-déterminé ni livré au hasard. De ce point de vue, le temps, ou plutôt la temporalité, est un objet d’étude intéressant à la fois en linguistique interactionnelle et en sociologie des techniques/technologies. Notre recherche vient nourrir l’idée que la question du temps doit être abordée selon des horizons et des échelles différentes, à travers des cadres souvent instables et sur la base d’unités de mesure hétérogènes que les participants produisent et vers lesquels ils s’orientent. Pour cela, bien que focalisée sur les phénomènes langagiers, notre recherche a pris en compte des aspects culturels et sociaux relatifs à la famille, ainsi que des éléments de l’histoire du monde social et matériel, en convoquant plusieurs disciplines et courants des sciences humaines. Notre enquête permet de poser des questions pertinentes aussi bien sur le plan théorique que sur le plan applicatif, dans la mesure où la perspective adoptée permet d’explorer les usages en détail, mais aussi de formuler quelques recommandations générales vis-à-vis de l’innovation destinée à l’espace domestique, tel que nous le verrons dans la conclusion générale.

La thèse se compose de trois parties. La partie I présente d’abord la perspective théorico-méthodologique adoptée et le travail de terrain (chapitre 1), puis un état de l’art sur la temporalité, l’espace domestique et la famille, et enfin la dimension technologique de l’espace du foyer (chapitres 2 à 4). La partie II aborde les entretiens réalisés au préalable des enregistrements, à travers deux chapitres de différente nature (chapitres 5 et 6) : le premier utilise les entretiens comme ressources contextualisantes, livrant des information sur les activités des familles, alors que le second se penche sur les entretiens en tant qu’objet d’analyse révélant des activités situées de description, typification et interprétation des routines familiales. Enfin, la partie III présente des analyses interactionnelles de données audio-vidéo. Elle se compose de quatre chapitres : le chapitre 7 décrit la manière dont certaines verbalisations d’actions, particules discursives et annonces contribuent à marquer des temps de l’action ; le chapitre 8 décrit différentes pratiques et donneurs de temps, standardisés, langagiers, corporels e matériels, qui permettant de segmenter et de mesurer l’action ; le chapitre 9 traite la manière dont on gère des sollicitations à des moments où il s’agit non pas d’intervenir sur les cours d’action d’autrui, mais de préserver un cours d’action individuel ; enfin le chapitre 10 s’intéresse à des pratiques spécifiques de coordination téléphonique (entre le foyer et l’extérieur), en particulier aux effets de certains appels sur l’organisation des activités du soir et aux tensions qui leur sont associées.

Un changement de cadre, d’échelle et de méthode est opéré entre la partie II et la partie III. D’une part les analyses d’extraits vidéo ont permis d’examiner la manière dont l’ensemble des membres des foyers, et pas uniquement les adultes, sont pris dans des situations ordinaires complexes, dont l’organisation est le fruit d’une mobilisation récurrente de ressources hétérogènes. D’autre part, passer des analyses d’entretiens aux analyses des données vidéo tout en suivant le fil rouge des pratiques organisationnelles, a permis de dégager un des points centraux de la thèse : alors que la description des activités pendant les entretiens rend compte de schémas d’expérience stabilisés dans le discours des parents, l’étude des activités situées à partir des données vidéo rend compte de schémas performatifs d’interprétation et d’action constamment retravaillés entre adultes et enfants. Si l’ensemble des chapitres analytiques (5 à 10) se penche sur la façon dont est construit le caractère objectif des activités domestiques, on peut distinguer un accomplissement dans le discours a posteriori et un accomplissement dans l’action in situ. Les questions pratiques et les attentes normatives en jeu ne sont pas les mêmes. Ce point semble important dans l’étude des temps sociaux et de la coordination aussi bien dans le champ des sciences humaines que dans celui de la conception et de la réflexion technologique.