1.1.1. Trois notions fondamentales

L’ethnométhodologie se focalise sur les façons de faire récurrentes et reconnaissables, sur les méthodes constitutives d’un ordre à la fois moralement signifiant et séquentiellement stable. Et ce sur la base de l’observation, de la transcription et de l’analyse d’activités ordinaires (naturally organized ordinary activities, Garfinkel, 1991 ; Lynch, 2002)1.

Dès les années 1960, Garfinkel et un petit groupe de sociologues développent un programme de recherche consistant à décrire les (ethno)méthodes que les membres d’une société – d’un groupe ou d’une communauté - utilisent de façon courante dans l’organisation de leur vie sociale quotidienne. Dans cette perspective, le langage est vu comme une caractéristique centrale de l’interaction sociale, le « faire » désignant une relation primordiale entre le discours et l’action (Garfinkel et Sacks, 1970). Trois principes explicatifs soutiennent la pensée ethnométhodologique : a) l’accountability ; b) l’indexicalité  et c) la réflexivité.

a) L’accountability est le principe selon lequel les ressources pour comprendre les activités quotidiennes - et l’ordre social qui est instauré dans et par ces activités - se trouvent dans ces mêmes activités. L’accountability correspond donc à l’intelligibilité endogène de l’action. Un account est un produit, un « document », d’une activité quelconque productrice de sens. Il n’existe pas de propriété attachée aux choses qui les rendrait accountable : énoncés, objets et actions peuvent être des accounts dans des situations particulières.

Par accountable, l’ethnométhodologie veut dire  « susceptible de former un account », descriptible, interprétable, analysable. Mais, dans quelles conditions ceci ou cela est-il susceptible de former, de donner lieu à un account ? Dans quelles conditions ceci ou cela est-il accountable ? Comment le caractère accountable est-il produit par les acteurs sociaux ? Selon Handel (1982 : 39), pour aborder les processus par lesquels les accounts sont offerts et acceptés, on doit comprendre les propriétés logiques des accounts : la réflexivité et l’indexicalité, qui sont deux « propriétés fondamentales de la structure sociale » (ibid.).

b) Le sens, produit par les membres en société est indexé sur des pratiques sociales dans un contexte donné. Le sens est toujours contextuel (et non pas ontologique) et les pratiques toujours locales (et non pas universelles). Dans cette perspective, le langage naturel est profondément indexical dans la mesure où la signification du parler (et même les contours de celui-ci, en terme de langue, par exemple) dépendent des contextes d’occurrence et des patterns d’action dans lesquels ils sont ancrés.

La notion d’indexicalité est classique en logique et en linguistique ; l’ethnométhodologie l’emprunte (Garfinkel et Sacks, 1970) d’ailleurs au logicien Y. Bar-Hillel, ainsi qu’à Husserl ou Goodman, entre autres (Garfinkel, 1967 : 4). Dans son acception linguistico-sémantique restreinte, l’indexicalité est la propriété des énoncés « dont le référent ne peut être déterminé que par rapport aux interlocuteurs » (Ducrot et Todorov, 1972 : 323) ou au contexte d’énonciation (l’exemple prototypique étant celui des énoncés contenant un déictiquetel qu’un pronom, une expression locative ou temporelle, etc.). Dans un sens étendu, l’indexicalité est vue par Bar Hillel et par les ethnométhodologues après Garfinkel, comme une caractéristique de tous les énoncés en langue naturelle, de tous les accounts. De ce point de vue, l’indexicalité n’est pas une défaillance mais une propriété des langues naturelles  et l’on parle d’« indexicalité des actions » ou « d’actions indexicales »2.

Les caractéristiques des expressions indexicales traitées comme telles par la linguistique classique doivent donc être étendues à l’ensemble du langage qui ne peut faire sens indépendamment de ses conditions d’énonciation (Benveniste, 1974). Si la langue ne peut qu’être discours, acte d’énonciation, par conséquence de nature temporelle, c’est que par la langue se manifeste et s’instituent les expériences humaines (ibid.). Par ailleurs, rappelons les nuances (que nous partageons) apportées par Pollner (1974) ou Zimmermann et Wieder (1971) à certaines interprétations extensives de la notion d’indexicalité3 : bien que l’objectivation univoque des activités soit impossible en raison de leur caractère indexical, ces auteurs affirment que la régularité sociale comme réalité apparaît malgré tout, au travers de ce que Garfinkel appelle les « affaires organisées » de la vie de tous les jours. Affaires qui impriment, par la délimitation d’un ordre pratique pour l’action, des contraintes récurrentes aux objectivations de l’acteur. Puisque toute action est située et indexicale vis-à-vis du contexte de son occurrence, elle a, à son tour, des incidences sur ce contexte et sa dynamique future. On retrouve là le principe de réflexivité.

c) La réflexivité est le principe selon lequel les pratiques décrivent et produisent une situation sociale. Cette notion rend compte de la relation entre action et contexte : on ne parle pas de simple dépendance au contexte car l’indexicalité des interactions sociales (verbales ou non) est définie par le double fait que ces interactions s’ajustent au contexte et qu’à travers ces ajustements elles renouvèlent le contexte (Heritage, 1984), contribuant à en faire émerger les éléments pertinents de l’action (Mondada, 2001)4. Jakobson (1957) parle de la réflexivité en tant que propriété du langage naturel, la notion d’autonymie (autoréférence lexicale) rendant compte des fonctions métalinguistiques du langage, capable de s’auto-décrire5.

Dans la perspective ethnométhodologique la notion de réflexivité rend compte d’une propriété formelle de l’account, indépendamment du contenu sémantique et référentiel de celui-ci. Tous les accounts, affirme Garfinkel (1967 : 3-4) « sont attachés de façon réflexive et essentielle […] aux occasions socialement organisées de leur usage, en raison du fait qu’elles sont des éléments de ces occasions »6. Ainsi, l’ethnométhodologie s’intéresse au travail, aux processus de production du sens, aux méthodes sociales qui permettent de reconnaître que quelque chose a été dite ou faite conformément à une règle et non pas sur la base d’un accord portant sur le contenu du « dit » ou du « fait »7. Si la réflexivité renvoie au fait que nos descriptions du monde deviennent partie intégrante de ce qu’elles cherchent à décrire, elle dépasse la dimension langagière, comme le montre le célèbre exemple des processus de formation, de suivi ou de dissolution des files d’attentes. Pour comprendre ce type de processus il faut décrire les propriétés du savoir de sens commun, les attentes et interprétations partagées (ou non), et, plus généralement, les actions sociales dans leur dynamique.

A travers l’échafaudage conceptuel que nous venons de détailler, l’ethnométhodologie adopte un regard analytique particulier, s’inspirant à la fois de la phénoménologie, de la pragmatique et de l’ethnographie, afin de saisir les détails qui rendent les activités reconnaissables et intelligibles à ceux qui y sont engagés. Il s’agit, de ce point de vue, de voir et de comprendre des détails qui ne peuvent être imaginés mais seulement découverts (Garfinkel, 1991 :16, à propos des travaux fondateurs de Sacks). L’ethnométhodologie est une sociologie interprétative (Conein, 2005) avec un programme cohérent de recherche empirique qui traite les concepts indigènes non pas comme des obstacles à la production de la connaissance (l’attitude normative classique des sciences sociales), mais comme donnant accès à la compréhension interne des agents et aux contextes de leur emploi (ibid. :70). Cette « sociologie attentive aux expressions du langage indigène » (ibid. : 32), influence désormais de nombreux champs de recherche, en particulier les Sciences du Langage.

Notes
1.

Cette notion, ainsi que celle de naturally occurring interactions (Schegloff et Sacks, 1973 : 291), fait écho au concept d’attitude naturelle (natural attitude of the Life-World) développé par la phénoménologie non transcendantale de A. Schütz (1962), pour parler de l’orientation pré-réflexive qui caractérise la vie quotidienne.

2.

On peut toujours tenter de remédier à l’indexicalité, mais cette tâche est infinie : l’indexicalité se recompose à chaque niveau « métadescriptif » ; plus j’ajoute des précisions, plus « j’ajoute » du sens, et plus de l’indexicalité vient s’ajouter. (Cf. la notion d’infinitude potentielle des indexicalités). Plus largement, les approches praxéologiques montrent que l’indexicalité est une propriété constitutive des langues naturelles plutôt qu’un aspect problématique de celles-ci.

3.

Selon certains auteurs, la notion d’indexicalité transposée aux sciences sociales signifie que toutes les formes symboliques (énoncés, gestes, règles, actions) comportent une « frange d’incomplétude » : les situations sociales qui constituent la vie ordinaire ont ainsi une indexicalité interminable. Le sociologue classique se trouverait ainsi devant une « tâche infinie de substitution d’expressions objectives à des expressions indexicales » (Pharo, 1984 : 156).

4.

Sur un plan formel, la réflexivité est une propriété de relation (en grammaire les verbes pronominaux réfléchis établissent une relation réflexive entre l’agent qui exerce l’action et lui-même, la subissant.

5.

C’est le propre de toute langue naturelle que d’être à la fois cette langue et sa propre métalangue à la fois langue décrite et langue de description. D’une manière plus large, la propriété de réflexivité s’étend aux phénomènes du sens et de son interprétation. Le métalangage, nous dit Jakobson, n’est pas seulement un outil scientifique nécessaire à l’usage des logiciens et des linguistes mais joue un rôle important dans la vie de tous les jours dans la mesure où « nous pratiquons le métalangage sans nous rendre compte du caractère métalinguistique de nos opérations » (Jakobson, 1957 : 217-218).

6.

Pour les membres d’un groupe ou société, cette réflexivité va de soi : ils reconnaissent, démontrent et rendent observable aux autres membres le caractère rationnel de leurs pratiques situées, considérant la réflexivité comme une condition inaltérable et inévitable de leurs investigations. Nous reviendrons, dans les conclusions de la thèse, sur la notion de membre et les questions qu’elle pose lorsqu’on s’intéresse aux contextes, pratiques et relations domestiques et familiales.

7.

Cf. la notion d’accord partagé, Garfinkel (1967 : 30).