1.1.2. Ethnométhodologie, langage, Analyse Conversationnelle

Le fait que la vie sociale, les relations et les phénomènes apparemment stables dans lesquels elle prend forme, soient conçus comme des accomplissements permanents, explique que H. Sacks et H. Garfinkel aient très rapidement plaidé pour que le langage devienne un objet central de l’enquête sociologique8. Comme le rappelle Rawls (2008), le besoin de déployer ce type d’attention résout le problème de savoir si son interlocuteur a compris ce qui a été dit et rend compte des manières dont le sens des mots est désambiguïsé dans des situations particulières.

L’importance de la séquentialité conversationnelle a été soulignée dès 1948 par Garfinkel (2006), soulignant le fait que chaque interaction est un contexte pour ce qui se passe en son sein, un contexte essentiellement indépendant du contexte social au sens large, sauf pour ce qui est du context of accountability. Or, comme l’ont explicité Sacks, Schegloff et Jefferson (1974), les interactions sont à la fois autonomes et dépendantes du contexte (context-free/context-sensitive). Cela entraîne un déplacement épistémologique fondamental : passer du contenu symbolique des mots aux positions agencées et agies (enacted positions) des mots dans les séquences de tours de parole (Rawls, 2008)9.

Puisque la théorie linguistique (notamment lorsqu’elle se limite à une analyse de la phrase) ne rend pas compte systématiquement, et de manière compréhensive, de l’organisation de la parole-en-interaction, Sacks plaide également pour une respécification du langage10. Cette perspective a donné naissance à l’Analyse Conversationnelle, dont le principe méthodologique est en réalité un principe épistémologique avant tout : pour accéder à la connaissance de l’ordre social le primat est donné à l’observation de comportements et d’interactions authentiques. Initiée par Sacks, Schegloff et Jefferson (1974)11, l’AC s’est progressivement différenciée de l’ethnométhodologie, en adoptant un programme orienté vers la systématisation, alors que l’ethnométhodologie, ou du moins certains de ces principaux auteurs, insistait de plus en plus sur la spécificité ou l’unicité des contextes. L’AC a été adoptée et développée par des chercheurs en Sciences du Langage (en particulier en France), ainsi qu’en anthropologie ou psychologie, entre autres.

L’AC a montré empiriquement que la conversation ordinaire se déploie à travers les prises de tour séquentiellement organisées par des « interactants »12 mutuellement orientés vers le caractère ordonné et reconnaissable des actions dans lesquelles ils sont engagés. Parmi les premières découvertes de l’AC, fortement inspirées des travaux de Goffman et de Garfinkel, dans les années 1960, rappelons l’idée qu’une certaine « économie », que certaines règles tacites, régissent l’interaction, en particulier en ce qui concerne l’alternance des tours de parole13 : on ne parle généralement pas en même temps, la gestion de l’alternance des tours est à la fois flexible et régulée, on trouve de nombreuses similarités à travers les langues et les cultures (pratiques universelles) et un certain nombre de settings formels s’éloignent de ces principes (tribunaux, salles de classe).

Les principes et objets organisationnels de la conversation sont : l’organisation de l’alternance des tours (turn-taking system), c’est à dire les moyens dont se dotent les interlocuteurs pour gérer qui parle, quand et pour combien de temps ; les paires adjacentes ; la question de la préférence14 ; les séquences organisationnelles (ouvertures, clôtures, questions-réponses, réparations, etc.), impliquant quant à elles les divers procédés que l’on vient d’évoquer15. Bien que moins diffusés que ceux sur les aspects locaux de l’organisation de l’interaction, certains travaux en AC concernent l’organisation globale des interactions (ouverture, corps central, clôture), à travers l’examen des développements topicaux (thématiques), l’organisation en phases, les transitions, etc.16.

Sur un plan plus technique, ceci se traduit par la réalisation d’enregistrements audio d’interactions (Sacks, 1984 : 26 ; Sacks, 1992, vol. I : 622).

Dans leur première période, les travaux en AC se sont focalisés sur des enregistrements de conversations téléphoniques : reposant sur un « espace mutuel sonore » (Relieu, 2005), le téléphone a permis de découvrir deux caractéristiques formelles centrales de la conversation : la séquentialité (les enchaînements d’actions conversationnelles de type question-réponse, salutations, etc.) et la distribution des tours de parole entre participants (fondée sur la capacité à produire et à reconnaître des fins de tour potentielles et des procédures de passage de la parole)17. Parmi les avantages méthodologiques de ce type d’enregistrement, rappelons la possibilité de pouvoir répéter de très nombreuses fois l’écoute (passant de l’écoute à la scrutation) ainsi que la possibilité de partager et de soumettre à des collègues le matériel analysé.

Une fois le corpus produit, il est transcrit, avec un niveau de détail qui, généralement, va in crescendo au fur et à mesure des écoutes. Les analystes en AC produisent des représentations fines du contenu segmental (syntaxique et lexical notamment) et du niveau suprasegmental (prosodie, débit, etc.) de l’oral. Et ce à travers des systèmes et des conventions de transcription spécifiques. Ces conventions rendent compte de la temporalité du déroulement pas à pas de l’activité verbale : les tours de parole et les énoncés sont structurés progressivement, de manière incrémentale, négociée, confirmée, déviée par les contingences de l’interaction ; les pauses, les chevauchements, les accélérations et les structures rythmiques sont également transcrites et analysées.

Ces acquis théoriques et méthodologiques de l’AC apparaissent comme « incontournables » (Fornel et Léon, 2000) dès que l’on s’intéresse au(x) discours et aux interactions sociales.

Notes
8.

Goffman a beaucoup influencé Sacks et Garfinkel, notamment par son insistance sur l’importance de l’attention que les acteurs sociaux doivent prêter à la production ordonnée des échanges et au maintien d’une réciprocité dans l’interaction.

9.

Deux binômes traversent les travaux sur la relation entre (inter)action et contexte en AC : les dispositifs à la fois context-free et context-sensitive et ceux à la fois context-shaped et context-renewing (Mondada, 2006). Ceci est très différent de l’attirail conceptuel, plus populaire mais aussi plus problématique, et caractéristique des sociologies interprétatives post-modernes (Rawls, 2008), du contexte comme biographie ou comme valeurs culturelles partagées, par exemple. Pour une explicitation (en français) des conceptions du contexte ayant marqué le développement de l’ethnométhodologie et de l’analyse conversationnelle Cf. Mondada (2006[2008]).

10.

La respécification consiste à traiter des problématiques classiques en sociologie (par exemple relation de pouvoir, classe, race ou encore genre) non pas comme des catégories a priori mais plutôt comme situées dans l’intéraction en train de se faire, et seulement si elles s’y manifestent. Cf. aussi Garfinkel (1991) et Quéré (1999) à ce propos.

11.

Dorénavant : SSJ (1974).

12.

Avec le concept d’interactants on rend compte de l’ensemble des dimensions qu’implique l’interaction sociale comme action conjointe : corporéité, spatialité, matérialité, etc. Après une première période de travaux centrés sur les appels téléphoniques (où le matériau verbal est nécessaire et généralement suffisant), l’AC a élargi son champ de recherche à toute sorte d’interaction (ordinaires, institutionnelles, professionnelles, inter-culturelles, etc.). De ce point de vue, la notion d’interactants ou de participants semble bien mieux adaptée que celle de locuteurs.

13.

Les tours de parole sont constitués d’unités (Turn Constructional Unit-TCU) distinguables pour les acteurs à partir de différents signaux, ou ressources, langagiers : syntaxe, prosodie, pauses, gestes, regards, etc.). Dans cette perspective, le passage ou alternance, entre un acteur et un autre s’effectue aux points de transition pertinente (Transition Relevance Points-TRP) qui définissent la fin d’une unité. Cf. SSJ (1974) pour une description fine des mécanismes conversationnels.

14.

Les préférences sont liées aux contraintes du système de prise de tour, mais aussi préférence pour l’accord plutôt que pour le désaccord, etc. Les préférences qu’implique le système de prise de tours sont sensibles à la fois au caractère séquentiel de la conversation et au travail de présentation de soi des participants, ce qui introduit une dimension morale dans l’interaction.

15.

Les résultats de nos analyses enrichissent et interrogent ces principes, en particulier celui des séquences organisationnelles et de la préférence pour l’accord. Nous aborderons ceci dans les conclusions générales.

16.

La structuration globale (d’une conversation téléphonique, par ex.) pourrait être décrite en ces termes : section d’ouverture (opening section) : summons-answer, salutations-salutations, reconnaissance/identification, etc. ; organisation thématique ou substantielle (substance section) ; et section de clôture (closing section) incluant l’organisation coordonnée de la sortie de l’interaction, les pré-clôtures, les éléments terminaux ou finaux et les clôtures proprement dites.

17.

Pour un panorama de l’AC de langue française cf. Gülich et Mondada (2001) ou Relieu et Brock (1999).