1.1.3. Ethnométhodologie, travail, culture

L’horizon théorique de la linguistique interactionnelle se combine dans la présente enquête à un second horizon, également étroitement apparenté à l’ethnométhodologie : le champ socio-anthropologique de l’action située et des WorkPlace Studies (WPS)18. Ce champ intègre différentes disciplines (ergonomie, psychologie cognitive, sciences informatiques…), donnant lieu à un corps important d’enquêtes sur les environnements de travail complexes, en particulier sur le travail collaboratif et ses dimensions technologique et matérielle. En ce qui concerne l’action située, rappelons qu’avec son travail fondateur de 1987, Suchman rompt avec le point de vue cognitiviste individualiste classique sur l’action : celle-ci est désormais caractérise par l’accès mutuel au contexte, résultant – du moins partiellement - de l’interaction. Un cours d’action dépendant essentiellement des matériaux utilisés et des circonstances sociales d’utilisation des technologies, la nature de l’action est nécessairement située : située car elle tient compte de l’indexicalité de toute action et de tout énoncé, mais aussi située au sens d’un ancrage dans la matérialité de l’environnement immédiat.

Action et situation sont déterminées mutuellement (via la réflexivité et l’indexicalité) et le plan – ou script - n’est plus considéré comme le guide essentiel de l’action mais comme une parmi ses multiples ressources19..Sur la base des thèses de Suchman et du travail pionnier des anthropologues de Xerox PARC (Palo Alto Research Center), de nombreux programmes de recherches interdisciplinaires ont été développés sous le nom de ethnographically-based design of digital technologies 20. Le travail de Suchman sur les systèmes experts montre que les actions des utilisateurs sont traitées comme des contributions à des scripts prédéfinis : le système est conçu comme un script, c’est-à-dire comme un dispositif qui prescrit et contrôle des actions. Puisque l’interaction avec l’utilisateur est guidée par des buts circonscrits et définis par le système, un ajustement mutuelentre utilisateur et système est impossible.

Depuis, les programmes se sont multipliés et différenciés autour de l’axe des « significations culturellement constituées et (d)es pratiques socialement organisées » (Suchman et al., 1999), en particulier concernant le monde du travail. Dans le chapitre 3 nous verrons plus particulièrement comment « significations » et « pratiques » liées à la dimension temporelle de l’action et de la vie sociale ont été abordées par les courants pragmatistes, phénoménologiques et ethnométhodologiques, et, dans ce contexte, nous soulignerons notre apport spécifique.

Convaincue qu’une analyse fine et holistique peut apporter des éléments de réflexion valides et originaux également dans le champ de l’innovation pour la sphère domestique21, l’équipe dont nous avons fait partie a mené un travail de terrain ethnographique et des enregistrements sur plusieurs mois avec l’objectif de produire un corpus de données vidéo analysable en détail et dans la dynamique des actions sociales situées. Dans la section suivante nous présenterons un aperçu des récentes évolutions analytiques et méthodologiques en matière de production de données interactionnelles en support vidéo avant de présenter notre enquête.

Notes
18.

Heath, (1984) ; Heath et Luff, (1992, 2002) ; Luff et al., (2000).

19.

A. Schütz a sans doute inspiré cette perspective. Depuis les années 1940, il propose en effet de mettre l’accent sur la distribution de la connaissance entre individus et objets culturels (Schütz, 1964). Bien plus tard, d’autres courants ont convergé pour donner lieu au paradigme de l’action située : en psychologie, le courant écologique ou encore celui de l’anthropologie cognitive de Hutchins (1995), qui introduit la notion de cognitiondistribuée (pour des descriptions alternatives des courants de l’action située cf. entre autres Lave, 1993 ou Salembier, 1996).

20.

Suchman distingue trois lignes d’investigation au sein de ce courant critique des discours techniques prédominants : a) le questionnement et reconceptualisation de notions centrales pour la conception technologique ; b) l’étude du travail et des usages technologiques (technologies-in-use), et les nouvelles théorisations sur l’organisation sociale et matérielle des pratiques ordinaires ; et c) une recherche de mise en relation (et de mise à profit) entre les études des pratiques professionnelles et le design technologique.

21.

Cet argument est d’ailleurs de plus en plus partagé et développé –notamment dans le monde anglo-saxon et en Europe du Nord- par des laboratoires et des équipes-projets appartenant aux champs traditionnellement définis comme  « technologiques’ ou du « design ».