1.2.1. Le développement des techniques visuelles au service d’une approche située de l’action

Selon certains auteurs, l’intérêt pour l’anthropologie visuelle a explosé ces vingt dernières années (Ruby, 2005), ce qui vient renforcer l’idée d’un pictorial turn (Mitchell, 1992). Cette explosion des techniques visuelles en Sciences Humaines et Sociales (SHS) répond en parallèle à un renouveau scientifique26 pour la dimension visuelle des pratiques sociales et culturelles27.

Après le film ethnographique compris en termes de récit filmique, des méthodes se développent aujourd’hui qui cherchent à documenter avec des données audio-vidéo (digitales) l’actualisation moment-par-moment de l’ordre social et des orientations culturelles : par le truchement de corpus permettant des découpages et des analyses variés selon le type d’objet recherché (activités, séquences interactionnelles, gestes, etc.) il s’agit d’accéder à la dynamique et aux détails interactionnels de l’action située, incorporée, ancrée dans l’espace-temps et dans des écologies perceptuelles, matérielles et sémiotiques28. Suivant le principe de disponibilité (Mondada, 2003a et 2003b), les enregistrements produits, ainsi que leurs transcriptions, doivent rendre observables, visibles et visualisables les éléments vers lesquels s’orientent les acteurs au cours de leurs actions. Proposant une « praxéologie du voir », Mondada souligne que la manière dont on réalise un enregistrement vidéo incarne des manières de voir, et rend compte d’un certain nombre de procédés par lesquels les enregistrements assument une intelligibilité particulière (Mondada, 2006a). Ainsi, voir est non seulement une activité située, mais aussi une activité professionnelle impliquant une « professional vision » (Goodwin, 1994) des chercheurs ou, le cas échéant, des acteurs eux-mêmes. De quoi se composent ces processus de production d’enregistrements ?

Notes
26.

Des techniques visuelles variées (photos, films, plans, diagrammes, etc.) ont été utilisées d’abord pour enregistrer et documenter les observations des chercheurs (et/ou pour la diffusion des enquêtes), et seulement dans un second temps, pour documenter des pratiques sociales et culturelles comme objets de recherche à part entière. La méthodologie développée par Mead et Bateson (1942) marque un tournant dans ce sens : la photographie ne représente pas un miroir des comportements observés mais un matériau de recherche à part entière. Ce n’est pourtant qu’à partir des années 1970 que l’anthropologie visuelle est véritablement reconnue sur le plan académique (films sociologiques et films ethnographiques sont désormais envisagés comme un mode d’écriture scientifique).

27.

L’explosion des techniques visuelles a trait aussi à la production et à la consommation massive d’images dans des contextes très divers : on assiste à un foisonnement d’études sur les pratiques de production, d’affichage et de mise en circulation de photos à travers diverses technologies digitales, en particulier l’Internet (Frohlich et Jones, 2008 ; Crabtree et al., 2004, par exemple). Aussi, un certain nombre de travaux se penchent sur la vidéo-surveillance (sa production, diffusion, contrôle et réception) et interrogent la manière dont les artefacts producteurs d’images sont assemblés et organisés dans le monde social et institutionnel (cf. Ball, 2000, pour un travail sur les disponibilités ou indisponibilités visuelles existantes mises au service de la promotion d’un « ordre social dans l’espace public »).

28.

Reconnaissant la complexité des pratiques et des sens sociaux, certains anthropologues portent un regard critique sur le fait que la plupart des enquêtes de leur champ sont centrés sur l’aspect visuel (Marano, 2006). Cherchant à utiliser les différents documents recueillis et produits sur le terrain (vidéo, photographies, documents écrits, voix…) pour construire des représentations ethnographiques multimédia et intertextuelles, étendant la connaissance à des multiples modalités et niveaux de récit. En ce qui nous concerne, cette ethnographie expérimentale naissante (avec l’hypertexte ou plus largement, l’hypermédia) est source d’inspiration et constitue une piste sérieuse à explorer à l’avenir pour la confection de nos travaux.