1.3. Constitution du terrain et du corpus : un processus composite 34

Chercher à comprendre l’intelligibilité des pratiques ordinairesexige une vision spécifique de l’action et du langage (Mondada, 2006a), avec des conséquences sur les choix méthodologiques et théorico-méthodologiques : a) un point de vue selon lequel les pratiques sociales (vs. les représentations, les modèles cognitifs, etc.) sont centrales dans la constitution de l’ordre social et grammatical, et réflexivement, comme le soulignent Auer et al. (1999), dans la prise en compte du temps en tant que trait fondamental du langage35 ; b) une prise en compte des ressources telles qu’elles sont perçues et mobilisées par les participants, et telles qu’elles sont exploitées pour co/ordonner leurs actions36; c) un point de vue des comportements sociaux selon lequel les interactions (ainsi que les régimes de participation) sont structurés réflexivement : la conduite s’adapte au contexte de son occurrence et, l’interprétant d’une certaine manière, sur la base de tel détail plutôt que de tel autre, elle configure à sont tour et dynamiquement le contexte. Ces trois idées pointent trois traits fondamentaux de l’action : sa temporalité, sa multimodalité et ses ressources, et ses cadres de participation. Un choix méthodologique qui synthétise ces réquisits est la vidéo-ethnographie : aujourd’hui un champ relativement autonome en SHS, cette approche constitue une forme de médiation, qui - comme toute autre forme de documentation ethnographique - produit une représentation culturelle de la réalité plutôt qu’un encodage direct de celle-ci (Banks, 1995). Elle n’est donc pas basée sur un supposé gain de véracité ou d’authenticité que donneraient les données vidéo (en comparaison avec des formes plus classiques de recueil et d’analyse de données). Or, le gain concernant l’accès aux détails et à la dynamique de l’action reste indéniable.

Suivant les recommandations mentionnées ci-dessus, l’équipe pluridisciplinaire37 que nous avons intégré à France Télécom R&D/Orange Labs, dans le cadre d’un projet d’innovation technologique en Informatique Ubiquitaire, a mené un terrain que l’on pourrait définir comme vidéo-ethnographique. Nous évoquerons les conditions dans lesquelles a eu lieu le recueil des données, depuis la constitution du terrain jusqu’au recueil lui-même. Nous mettrons l’accent sur l’entrelacement des opérations méthodologiques (démarche ethnographique classique, observation vidéo, etc.), ainsi que sur les différentes perspectives temporelles qui se sont réciproquement influencées au cours de ce processus. Nous soulignerons enfin le fait que la fabrication des données s’est constamment ajustée et adaptée aux contingences sociales et matérielles du terrain d’enquête dans les foyers. Le tableau ci-dessus donne un aperçu des phases de l’enquête (et permet de replacer le moment de notre intégration à l’équipe) :

Fig. 1. Schéma des phases successives du travail de terrain et d’analyse
Fig. 1. Schéma des phases successives du travail de terrain et d’analyse
Notes
34.

Nous sommes extrêmement reconnaissante auprès de Moustafa Zouinar et de Marc Relieu qui ont accepté que nous reprenions en partie l’article commun sur le travail de terrain (La Valle, Zouinar et Relieu, à paraître) pour nourrir cette section du chapitre 2.

35.

Du point de vue de l’Analyse Conversationnelle, l’habitat naturel du langage et des ressources grammaticales est l’organisation séquentielle des interactions sociales (Schegloff, 1996).

36.

Cette coordination implique ce que Jayyusi appelle scenic intelligibility (Jayyusi, 1988), c’est à dire une dimension visuelle fondamentale des arrangements de l’action, de son interprétabilité et du caractère multimodal des ressources qui y sont engagées.

37.

L’équipe se composait des personnes suivantes : Moustafa Zouinar, Marc Relieu, Laurence Pasqualetti et nous même (arrivée en dernière) ; l’équipe a travaillé en tant que telle entre novembre 2004 et début 2006.