1.4.1. Au-delà de la technique : déléguer à des acteurs non-humains la production d’images

Le chercheur ne dispose pas toujours des moyens empiriques pour confirmer catégoriquement une lecture plutôt qu’une autre, vis-à-vis d’une situation ou d’un événement observable dans le corpus. Toutefois, comparées avec la tradition de l’observation participante, les données vidéo offrent une plus grande opportunité d’explorer des lectures alternatives : on peut continuellement revisiter les données, approfondir l’examen de tel ou tel phénomène ou modifier les axes analytiques et les perspectives disciplinaires. Y compris en l’absence des enquêteurs au moment de la prise de vue/son.

Si les images attestent, témoignent, de quelque chose, c’est qu’elles font référence à une perspective singulière ancrée dans un champ pratique (Dulong, 1998) et moins en raison de leurs propriétés techniques intrinsèques. Depuis Malinowski, l’observateur est présent lors des observations, avec ou sans équipements d’enregistrement. Le champ pratique était constitué par sa présence dans le setting. Si pour certains terrains et certains objectifs de recherche, la présence physique de l’observateur s’impose, les moyens d’enregistrements audio et vidéo permettent aujourd’hui de réaliser des observations de terrain sans la présence physique de l’observateur. Pour l’équipe que nous avons intégrée, le caractère intime de l’espace familial posait un défi non-négligeable. Ainsi, une technologie « sans-observateur-humain-présent » semblait moins intrusive que l’observation in situ dans l’idée d’explorer l’espace domestique comme arène d’action59.

L’équipe n’avait prise sur les images et le son qu’a posteriori et non pas au cours des évènements en train d’être enregistrés. Comme nous l’avons évoqué, face à un problème de cadrage ou, plus largement, d’interprétabilité d’une situation donnée, nous avons dû modifier le dispositif une fois les données visionnées, parfois avec plusieurs heures de décalage par rapport au moment de l’enregistrement. C’est pourquoi il s’agit ici d’une vidéo-ethnographie réalisée en partie par « délégation » : nous avons en partie délégué la fonction de la prise de vue à des non-humains (Latour, 1994), au prix de ne pouvoir vérifier le rendu pendant les enregistrements, et, plus fondamentalement, au prix de l’incapacité à produire de véritables « témoignages oculaires ». Le fait de ne pas être présent au moment des enregistrements modifie le statut d’auteur des images. En délégant, en distribuant une partie du travail sur le dispositif technique, le terrain d’enquête est en partie désincarné, bien que matérialisé dans l’environnement. Or, notre perspective de chercheurs/producteurs d’images n’est pas effacée : les données portent les traces des choix et des orientations de l’équipe, en particulier de M. Zouinar et de M. Relieu, ainsi que celles des participants interagissant avec le dispositif. Un type d’interaction que d’aucuns considérerait probablement comme un biais de l’enquête.

Notes
59.

Rappelons que cette notion, depuis la perspective de la cognition située, prend une connotation particulière : Lave (1988 : 150) distingue l’arena, un espace-temps normalisé, un cadre institutionnel stabilisé (physically, economically, politically, and socially organized space-in-time), du setting, à la fois générateur de l’activité et généré pas elle, couplage interactif de l’individu, qui saisit les opportunités dans le contexte immédiat de l’action (it has simultaneously an independent, physical character and a potential for realization only in relation to [an informant’s] activity) (ibid. : 152-3). De ce point de vue, le contexte est appréhendé comme le jeu mutuel entre arena et setting.