1.4.2. La question du « biais » : que faire lorsque les participants s’orientent vers la caméra ?

Dans le cadre de notre étude, nous avons prêté attention à ce qui pour certains représente une difficulté ou un biais : les orientations des participants vers le dispositif d’enregistrement.

Le traitement des données intègre le fait que les participants s’orientent naturellement vers le dispositif technique ou le protocole60 d’observation. Le paradoxe de l’observateur tel que décrit par Labov (1973) ne s’applique par conséquent pas à nos données dans la mesure où les catégories « intérieur », « extérieur » et « biais » ne sont pas pertinentes dans cette approche.

Outre les coups d’œil ponctuels jetés sur les caméras ou les micros (en particulier les premiers jours), certains membres ont déployé des jeux scéniques face au dispositif, des interpellations adressées aux chercheurs, des prises en compte de la caméra comme regard moral, des explorations corporelles et perceptuelles du dispositif dans l’espace, etc. Partant de l’idée que la présence du dispositif et les orientations des participants vers celui-ci ne sont pas a priori négatives ou positives, et ne perturbent pas la « naturalité » des productions verbales61, le fait que les participants s’orientent vers le dispositif d’enregistrement a été intégré aux analyses. Dans Relieu, Zouinar, et La Valle, 200762, comme d’autres auteurs avant nous (Speer et Hutchby, 2003, notamment)63, nous avons montré que la présence des caméras est utilisée et négociée par les participants comme ressource pour l’interaction. Les réactions des participants, quelles qu’elles soient, sont donc analysées avant tout en tant qu’« actions ». Ces orientations et appropriations vers/avec/à travers le dispositif permettent non seulement d’analyser concrètement la relation des participants à la situation d’observation mais aussi d’examiner des procédés mis en œuvre dans la constitution de l’ordinaire et de l’extraordinaire au sein de la vie familiale.

Par ailleurs, ces phénomènes nous intéressent au regard de la présence de dispositifs d’enregistrement et/ou de diffusion de contenus qui intègrent massivement les schémas de conception technologique en Informatique Ubiquitaire, et qui, curieusement, est très peu problématisée dans la littérature. Contrairement à une pratique assez courante qui consiste à ne pas tenir compte des orientations des participants sur la situation d’observation dans les analyses64, nous avons exploité les données où l’on observe ces orientations pour mieux comprendre ou imaginer la manière dont les habitants des foyers se comportent ou pourraient se comporter face à des technologies basées sur la dissémination de capteurs de toutes sortes (caméras, tag RFID65, etc.) dont l’objectif est de recueillir des informations sur les habitants et sur leurs activités. Les différents traitements des habitants vis-à-vis du dispositif de prise de vue mis en place constituent des éléments susceptibles d’apporter des pistes de réflexion sur la question de l’appropriation des technologies et des services innovants par les utilisateurs finaux.

Sachant que plusieurs scénarios d’Informatique Ubiquitaire se basent sur des systèmes capables de « reconnaître » des activités à partir de captures d’images66, une des questions qui se posent, une fois que l’on prend en considération les orientations des habitants vers la situation d’observation, est celle de l’accès et du contrôle des traces d’activités produites par ces systèmes67. Comment la conception technologique tient-elle compte de la relation temporelle entre le moment où se déploient les situations enregistrées et la lecture, la modification, l’archivage, le partage ou encore la suppression des enregistrements ? Pour le moment il n’existe que très peu de réponses à ce type de questions, notamment à partir d’expériences attestées. Il s’agit pourtant de questions particulièrement importantes pour les chercheurs en sciences sociales mais aussi pour les ingénieurs, les informaticiens, et les concepteurs.

Ainsi que le décrit un article collectif sur les orientations vers le dispositif d’enregistrement (Relieu, Zouinar, La Valle, 2007), dans nos données, la caméra peut se voir assigner un rôle de témoin, d’arbitre ou d’archive. Nous avons observé des orientations ludiques et scéniques, notamment de la part des enfants. Le traitement – souvent normatif - qu’en font les parents, éclaire réciproquement des pratiques de contrôle et de normalisation. Etre filmé dans sa vie de tous les jours est une situation tantôt extraordinaire, tantôt ordinaire, selon les acteurs et/ou selon les moments. Dans tous les cas, les différentes orientations des participants vers le dispositif technique jettent de la lumière sur l’usage possible des images et des technologies vidéo dans la gestion et l’accountability de la vie ordinaire dans le foyer.

Notes
60.

Les participants mentionnent les visites des enquêteurs.

61.

C’est ce que souligne en revanche le « paradoxe de l’observateur » de Labov (du moins dans sa version simplifiée), à propos de la nécessaire altération des phénomènes observés, en raison de la présence de l’observateur.

62.

L’article présente des analyses de séquences où les participants prennent en compte la présence de la caméra et du matériel d’enregistrement : le regard différé d’une instance tierce, en ce cas-ci les chercheurs, est instancié par le dispositif technique qui intervient par moments dans la construction des interactions familiales. Ceci exige de prendre en compte les dimensions normatives et morales (le dispositif d’enregistrement étant parfois mobilisé en lien avec des événements qui appellent des excuses ou des justifications, par ex.) ainsi que des formes de réflexivité et de détournement que ce type de technologies peut favoriser. On ne peut donc plus, du coté de l’innovation technologique, se référer aux caméras comme des simples « capteurs ».

63.

Dans une approche conversationnaliste, Speer et Hutchby (2003) proposent une alternative à la question du « biais » analogue à la nôtre, analysent différentes « fonctions interactionnelles » des orientations vers le dispositif (audio dans leur cas).

64.

Ces orientations sont en effet souvent considérées comme des biais et sont écartées des analyses. C’est par exemple le cas dans le travail de Nomura et al. (2005), qui précisent avoir écarté les données lorsqu’ils ont constaté que les membres de sa famille étaient très (trop ?) conscients de la présence des caméras.

65.

Radio Frequency Identification, c’est à dire des capteurs électroniques de petite taille qui peuvent être intégrés dans des objets, des lieux physiques, des corps humains, etc., et être utilisés pour les identifier, les tracer, etc.

66.

La question de la « reconnaissance » est cruciale, qui caractérise les systèmes intelligents tels qu’ils sont généralement conçus : des systèmes proactifs, capables d’agir, à partir de la reconnaissance automatique d’activités et de « besoins », sans que l’utilisateur le demande expressément.

67.

Ce sont là deux idées majeures des rapports de M. Zouinar et M. Relieu pour Orange Labs.