1.4.3. Note sur la question du « contre-don »

Un dernier point avant de passer à la dernière section de ce chapitre : le « retour », ou contre-don, auprès des participants. Au moment où nous terminons ce chapitre méthodologique (mai 2010), cinq ans après les enregistrements, le fait de ne pas avoir repris contact avec les familles provoque quelques regrets. Contrairement au cas d’études dont les informateurs vivent dans des conditions difficiles, pour les nôtres le contre-don s’apparente plus à du savoir qu’à du lien (Bouillon, 2005). A plusieurs reprises, les participants se sont montrés intéressés par l’objet de l’enquête, par le fait qu’un œil extérieur interroge leurs pratiques, par la possibilité d’être informés de manière originale sur « ce passe chez eux », etc.

Du point de vue éthique, du moins à titre personnel, nous croyons avoir une dette auprès des familles. Nous ne prétendons les connaître ni avoir établi un lien fort et durable avec elles73. Dans l’absolu, nous les avons rencontrées quelques fois seulement en face-à-face (entretiens, puis rencontres « techniques » lors des visites pendant les enregistrements). Or, les visionnages répétés, la production de transcriptions et les analyses des données nous ont rendu familiers les « styles » organisationnels et l’ambiance de chaque foyer, ainsi que les voix, et certaines manières de faire. Nous reconnaissons des qualités d’habitation (au sens du dwelling), des pratiques d’action et de raisonnement particuliers dans ces foyers. Bref, des aspects de leur culture et de leur être-au-monde74.

Un paradoxe est à souligner : ce lien est unilatéral. Bien que les chercheurs soyons évoqués par les participants dans de multiples situations, et qu’une confiance et une entente certaines aient été établies entre l’équipe et les membres des familles (surtout avec les parents), les habitants des foyers en savent bien moins sur nous que nous n’en savons sur eux. De ce fait, nous devons pointer une autre conséquence problématique, cette fois-ci d’ordre programmatique, du non-retour vers les participants et vers le terrain : nous n’avons pu « soumettre nos interprétations aux membres » (Widmer, 1998), un point en lien avec la question des entretiens d’auto-confrontation évoquée plus haut.

Au-delà des dédommagements monétaires versés à l’époque des enregistrements par France Télécom R&D, la question de faire parvenir les enregistrements à chaque famille se pose également (et leur avait du reste était proposé). Ce qui pour nous a constitué un corpus de travail, pourrait constituer pour les familles une sorte de « patrimoine » informationnel, archivistique ou symbolique. A ce jour (mai 2010) nous envisageons la création de DVD, espérant pouvoir les remettre en main propre aux familles, du moins aux familles PR et RAF dans un premier temps75.

Au-delà de ces considérations méthodologiques, analytiques et éthiques, nous souhaiterions aussi « simplement » savoir comment vont ces personnes, ces groupes, où vivent-ils, etc.76. Avec ces quelques dernières lignes nous avons souhaité tirer le bilan de l’expérience du terrain, bilan qui, lui aussi, a évolué au fur et à mesure des lectures, des phases d’écriture de la thèse et des multiples rencontres faites depuis. La responsabilité d’un nombre important des limitations ou problèmes que nous venons d’évoquer est de notre ressort (doctorante), c’est pourquoi nous nous permettons d’en faire un point, avec l’ambition qu’il soit utile à d’autres jeunes chercheurs dans leurs expériences de terrain.

Notes
73.

C’est en revanche le cas pour notre première enquête de terrain auprès d’un collectif de Sans-Papiers parisien, où un véritable « engagement ethnographique » s’est construit (Cf. Cefaï, 2010).

74.

Ce qui a créé une proximité, une sorte de lien affectif et non seulement épistémique.

75.

Cela aurait dû être fait il y a des années, mais le contre-don peut résister le temps (et éventuellement le replier), contrairement à ce qui est perdu pour l’analyse faute d’auto-confrontation, par exemple.

76.

Arthur, l’enfant qui allait à la crèche à l’époque, et dont l’agency organisationnelle était la plus limitée, la plus embryonnaire, aujourd’hui doit lire, écrire, compter, probablement jouer un instrument de musique et organiser des arrangements temporels complexes (sans parler des fillettes devenues pré-adolescentes et des adolescents devenus jeunes adultes !)