Conclusion

Nous avons argumenté ici en faveur d’une approche située pour appréhender les activités humaines et socio-techniques du foyer familial. Plus particulièrement, nous avons montré la nécessité de mobiliser divers degrés de granularité, qui mettent en lumière non seulement l’échelle séquentielle mais aussi l’échelle de l’activité et de ses phases, une échelle plus large sur le plan temporel et plus complexe sur le plan actionnel qui, pour le coup, réinterroge certains outils conceptuels de l’Analyse Conversationnelle. Puis, nous avons revisité les principaux développements méthodologiques dans le champ des études praxéologiques, notamment en ce qui concerne les techniques d’enregistrement et d’analyse visant la prise en compte sérieuse de la richesse des ressources qui caractérise toute action sociale : la multi-modalité (Goodwin, 2000). Sur la base de ce que proposait Sacks dans ses premiers travaux programmatiques sur la conversation, et tel que le montrent un grand nombre de travaux depuis une vingtaine d’années, les pratiques langagières abordées selon une perspective non logo-centrée du langage donnent pleinement à voir leur caractère heuristique aux fins de l’étude de l’action et de la coordination sociale.

L’expérience de terrain, au sein d’une équipe pluridisciplinaire dont nous avons beaucoup appris, a été abordée de manière chronologique à travers la description des phases successives et imbriquées de la démarche méthodologique ont mis l’accent sur le caractère à la fois dynamique, interactionnel (avec les participants), situé (ajustements et ajournements du dispositif et du protocole d’observation), bricolé (conception et mise en place du dispositif), combinatoire (articulation de méthodes ethnographiques et de l’observation vidéo) de cette fabrication. Trois étapes successives et entrelacées ont permis de produire des données multiples, à l’aide de différents outils et supports mobilisés à des phases distinctes : appareils photos et carnets de vie, dans la première étape, caméscope numérique manipulé in situ dans la deuxième (interviews) et dispositif d’enregistrement audio-vidéo pré-programmable dans la dernière, accompagné de plans d’installation des caméras et de micros.

Si des transcriptions attentives aux détails de l’action et aux orientations pratiques des participants rendent compte assez fidèlement de ce que l’on cherche à documenter, évitant la caricature et la stigmatisation, la nécessité de travailler sur des corpus de données authentiques pose par ailleurs des problèmes de confidentialité et de respect de la vie privée des participants à l’enquête. La prise en compte d’aspects éthiques et juridiques a été essentielle au bon déroulement du terrain77. Les précautions à prendre et les efforts à faire pour rassurer et respecter les participants restent ainsi un point crucial de toute enquête de terrain (Theureau, 2006 ; Mondada, 2005).

Pour finir, en regardant la manière dont certains participants se sont orientés vers la situation d’observation nous avons montré que les artefacts de « documentation » jouent un rôle, non seulement comme outil méthodologique pour les chercheurs mais aussi comme thème et comme ressource pratique pour les participants qui ont inscrit l’enquête dans leur quotidien (Heath 1986 ; Lomax & Casey 1998 ; Relieu 1999b ; Hall 2000 ; Mondada 2006a, entre autres). La disponibilité publique du regard de la caméra donne lieu à des performances, des scrutations, des ajustements, bref, des orientations de la part des participants qui rendent observables des catégorisations pratiques (sur la « filmabilité » d’une situation) ou des transformations catégorielles (passant du statut d’observé à celui de performeur) et qui mettent à jour des questions éthiques émergentes ou latentes (Cf. Speer et Hutchby, 2003). La situation d’enquête fait inévitablement partie de ce que l’on observe : ni ignorée ni omniprésente, les participants y font face dans une attitude naturelle.

En ce qui concerne les questions théoriques et applicatives (ou de conception) qui se posent dans le champ de l’informatique ubiquitaire ou contextuelle, la réflexion sur le travail de terrain appelle à souligner deux principes, bien connus en ergonomie des interfaces Hommes Machines : l’intelligibilité du système, qui correspond au fait que les habitants doivent pouvoir comprendre le fonctionnement global de celui-ci (comment le système construit des traces de leurs actions, quelles sont les activités concernées, etc.) et la visibilité, qui correspond au fait que les habitants ou les invités du foyer doivent être capable de savoir quand et comment le système construit des traces de leurs activités, où les capteurs sont disposés, etc. Une fois des enregistrements d’activités disponibles et consultables, il faut ajouter un troisième principe, qui consiste à informer les habitants (ou les invités) du type d’observateur susceptible de consulter les traces de leurs activités (des techniciens, concepteurs, chercheurs, ou, ce qui est bien plus problématique, des agents de marketing, par exemple). A ces conditions, qui ne sont bien sûr pas exclusives, un dispositif d’observation est un outil dont les participants devraient pouvoir s’emparer à toutes fins pratiques, dans le cadre de l’organisation de leur vie courante. Or, lorsqu’il ne s’agit plus d’observations scientifiques mais, en développant la métaphore, lorsqu’il s’agira(it) de prototypes ou de modèles d’artefacts à visée commerciale susceptibles de produire des flux, diffusions, archives d’images et de son, quelles sont les conditions pour que de tels dispositifs deviennent des éléments utiles, utilisables, acceptables et intégrables à l’écologie de la vie des foyers ?

Essayant de contribuer aux interrogations sur l’espace domestique et sur la temporalité qui le caractérise, notre apport se focalise sur les aspects procéduraux de l’organisation de l’action dans le temps, ou, plutôt, dans l’espace-temps. Nous abordons la temporalité comme un élément clé pour analyser les contextes de l’action sociale, et son ordonnancement, l’espace moins comme un lieu que comme une arène de pratiques sociales, configurée par celles-ci et les configurant à leur tour et la nature et le détail de ces pratiques comme étant à définir via l’examen d’activités signifiantes, donc socialement et matériellement ordonnées. Dans ce cadre, il semble pertinent, avant de passer aux analyses de données, de présenter un état de l’art interdisciplinaire sur le temps, l’espace domestique et la place des technologies dans ce dernier, afin de pointer les travaux et courants qui nous ont inspirée dans notre propre réflexion.

Notes
77.

Pour un recensement des pratiques de constitution de corpus oraux ainsi que pour un aperçu global des questions éthiques et juridiques existantes et potentielles voir le « Guide des bonnes pratiques pour la constitution, l’exploitation, la conservation et la diffusion des corpus oraux » créé en 2005 pour le compte de la Délégation générale à la Langue Française et aux Langues de France (DGLFLF).