Chapitre 2. La temporalité : élément constitutif de l’interprétabilité de l’expérience

‘« Le regard et l’intellect peuvent encore saisir directement des
aspects, riches en significations, de notre réalité : notamment le quotidien et les rythmes ».
H. Lefebvre, (avec C. Régulier-Lefebvre), Éléments de rythmanalyse: Introduction à la connaissance des rythmes, 1992, p.26
« A watched pot never boils » (proverbe)

L’organisation des activités des familles contemporaines est complexe, implique des compétences particulières, des engagements multiples et parallèles, le contrôle, pour les adultes, sur sa propre action et sur celle d’autrui, une préoccupation constante pour la coordination et la synchronisation. Il apparait ainsi qu’une réflexion sur les différents modèles sur le temps soit nécessaire. Nous allons les passer en revue ici et nous allons rappeler les principales idées sur le temps sociaux et, plus particulièrement, sur les (nouveaux) temps des familles. Ces apports permettent de donner un cadre plus large à des phénomènes observés dans notre corpus, et apporteront des éléments de réflexion théoriques et analytiques à nos conclusions.

Le temps est un des objets les mieux partagés par les diverses disciplines des humanités, et; paradoxalement, aussi un des plus négligés : alors que des spécialisations existent (sociologie des temps sociaux, chronobiologie, etc.), en sciences humaines et sociales la dimension temporelle est souvent pas ou peu traitée en tant que variable analytique forte. D’ailleurs, il est peu probable d’obtenir un jour un consensus général sur sa définition car chaque discipline défend sa propre conception du temps (la longue durée pour l’histoire, les temporalités sociales pour les sciences sociales, les temps brefs individuels pour la psychologie, le temps intrinsèque de la langue en linguistique structurale, etc.).

Sansot et al., (1981), définissent trois grands types de théories du temps : a) une théorie idéaliste selon laquelle le temps est produit par l’esprit, et qui soutient donc que tout changement n’est qu’apparence. Cette théorie, selon les auteurs, finit par renier tout simplement le temps ; b) une théorie réaliste, selon laquelle le temps existe en soi, il s’écoule régulièrement sans référence à quelque chose d’extérieur (c’est le temps absolu de Newton). Même s’il existait, nous disent encore les auteurs, ce temps-ci serait inutile car le seul temps accessible à l’appréhension de l’homme semble être le temps relatif ; c) une théorie relationnelle, seule acceptable selon Sansot et ses collègues (ibid.. : 235-239) : cette théorie refuse l’indépendance du temps et stipule que sa substance est entièrement dérivée des évènements (sans eux, pas d’écoulement du temps). Ainsi, le flux du temps ne porte pas les évènements, il en est constitué. Si le temps moderne doit se montrer réductible à la nécessité propre du monde de la production, le temps comme expérience est intrinsèquement hétérogène, irréductible aux choses, avec autant d’expériences et d’interprétations que l’on veut lui donner. Donner du temps c’est, pour Sansot et al., donner du sens (ibid..).

L’exigence de pluralisme dans les définitions du temps et dans les analyses sociologiques de la temporalité a été particulièrement soulignée par Gurvitch (1963), selon qui la diversité des approches sur le temps témoigne de l’existence de temps multiples, souvent divergents et parfois contradictoires, dont l’unification - même partielle - est une entreprise pratiquement impossible (Ramos, 2000)78. Ce paradigme étudie les temps sous-jacents, les temps observables, les temps vécus qui organisent et spécifient les expériences de vie79, mobilisant un « pluralisme temporel » peu enclin à la recherche de catégories génériques.

Nous allons à présent rappeler diverses théories et concepts relatifs au temps et à la temporalité, à commencer par le traitement que leur réserve la linguistique.

Notes
78.

Dans l’ouvrage collectif de Ricœur (1975), ou encore dans Fraser (1990) on trouve des propositions en faveur de principes unificateurs transdisciplinaires sur la notion du temps et de ses niveaux de conscience. 

79.

Afin de répondre au vaste programme que constituent l’identification de ces temps et l’analyse de leurs effets en 1984, W. Grossin a fondé la lettre transdisciplinaire de liaison entre chercheurs attachés à l’étude des temps en sciences humaines, baptisée Temporalistes (devenue plus tard Temporalités).