2.1.2. L’expression sémantique, syntaxique et lexicale du temps

Outre les travaux en phonologie, avec le champ spécifique de la phonologie métrique (sur les phénomènes d’eurythmie et d’isochronie, par exemple), la plupart des recherches en « linguistique générale » sur le temps ou la temporalité s’inscrivent dans les champs de la syntaxe ou morphosyntaxe, de la sémantique et des études lexicales84 : les temps, modes et aspects des verbes sont bien évidemment décrits (et parfois comparés à un niveau inter-langue), ainsi que des indicateurs temporels tels qu’adverbes, locutions adverbiales, compléments circonstanciels, etc.

La distinction sémantique classique est celle des expressions relatives à un repère (ou contextuelles), versus les expressions à ancrage absolu. Les premières se distinguent en déictiques (maintenant, demain, etc.), dont le référent ne peut que renvoyer aux paramètres de la situation d’énonciation, et qui proposent donc un repérage éminemment contextuel, et en anaphoriques (ce jour-là, la semaine suivante, etc.), elles prennent comme repère un point du temps fixé au préalable (ou à posteriori dans le cas des cataphores) dans le texte ou dans l’énoncé. Ici le repérage est contextuel, faisant référence à un élément existant dans la chaîne verbale. Les expressions à ancrage absolu concernent les dates ou des événements notoires (vers six heures du matin, après la Révolution, etc.)85.

Bien que n’étant pas sémanticien, E. Zerubavel (1987) a travaillé sur la temporalité en tant que système cognitif et quasi-linguistique de signification. L’auteur montre en effet qu’il existe un « langage du temps » qui rendrait compte du fait que, à travers diverses dimensions de la temporalité (durée, vitesse, fréquence, etc.) les gens développent des « codes sémiotiques » afin de communiquer différents messages (sur la priorité, le respect, l’engagement, etc.), sans devoir les expliciter verbalement. Ce schéma de relations symboliques entre le temporel et le social semble applicable non seulement à un niveau micro-social mais aussi au niveau macro-social des politiques sociétales86. Rappelons enfin que certains sémanticiens ayant traité des aspects de la temporalité y ont incorporé la dimension cognitive (Gosselin, 1996, par exemple, pour la temporalité du français).

En ce qui concerne la dimension lexicale, rappelons que, depuis peu, on s’intéresse auxchrononymes (« tout syntagme servant à désigner en propre une période de temps spécifique »)87, notamment en analyse de discours88. Rey (1973)  souligne pour sa part que le terrain privilégié pour étudier les effets de la « pratique humaine dans le temps » (ibid.. : 75), les relations entre langue et temps, reste celui du lexique où les éléments concernés sont « directement liés aux besoins et aux comportements sociaux » (ibid..). Ainsi, la sémantique lexicale articulerait des « règles linguistiques internes à celle de la conceptualisation et de la communication sociale » (ibid.. : 67). Alors que la temporalité physique de la communication et le temps psycho-physiologique du discours peuvent être considérés par des disciplines spécifiques (psycholinguistique et théorie de l’information), le rapport de ces deux champs avec le temps évolutif de la langue est indirect. Selon Rey il faut écrire une histoire de la langue, de son changement (ce qui rejoint le projet labovien), en conceptualisant une temporalité linguistique qui ne soit ni un « temps vide » peuplé d’évènements ponctuels, ni l’emprunt pur et simple d’une autre temporalité (ibid.. : 73).

Enfin, en anthropologie linguistique, on travaille (notamment dans des perspectives comparatives), sur les règles syntaxiques dans les langues naturelles : temps verbaux, adverbes, aspect et mode. Par ailleurs, on s’intéresse aux représentations et aux mécanismes de maniement ou de calcul du temps plus ou moins partagés dans les différentes cultures : le time-handling, selon les termes de Gell (1992) ; le time-reckoning, d’après Evans-Pritchard (1939). L’évolution des raisonnements temporels, ordinaires et institutionnels, est également abordée, en lien avec des phénomènes de différenciation sociale (Schieffelin, 2002)89. Les approches citées ont donné lieu à des réflexions sur des phénomènes cognitifs ou sur le relativisme linguistico-culturel, qui nourrissent une littérature encore à dominante théorique.

Notes
84.

Le numéro thématique 25 des Cahiers de Linguistique Française (« Temporalité et causalité ») comporte quelques articles présentant aussi des analyses pragmatiques de textes écrits et d’exemples introspectifs.

85.

Les discours et les textes, ou, plus largement les récits, se limitent rarement à un seul type de repérage temporel. Comme le propose P. Ricœur, dans Temps et récit (vol. 2), le moyen de répliquer aux apories temporelles, est de « mettre en intrigue » : selon Ricœur il existe un lien nécessaire, anthropologique, entre les récits, entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine (Ricœur, 1983, vol. 2 : 85). Autrement dit : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif » (ibid..).

86.

Prenant comme exemples le Sabbath des Juifs, le dimanche des Chrétiens et le calendrier Républicain de la Révolution française, Zerubavel montre que les «contrastes temporels» (temps de travail vs. temps de repos, ou temps d’avant et d’après la Révolution, par ex.) sont mobilisés pour rendre substantiel et accentuer les «contrastes sociaux» (conceptuels, culturels et politiques).

87.

Les syntagmes les Sixties, les Années de plomb ou, plus classiquement, la Renaissance, faisant référence à des périodes délimitées dans le temps, alors que l’Après-11 Septembre, par exemple, constituerait une appellation d’époque semi-ouverte.

88.

Le dossier que la revue Mots (n° 87) a récemment dédié aux chrononymes a mis l’accent, non pas sur le traitement historiographique, amplement développé par ailleurs, mais sur la dimension politique de ces termes et expressions, spécifiés par « des référents conflictuels et des enjeux de domination et de légitimation » (Bacot et al., 2008).

89.

En outre, certaines recherches sont guidées par la notion d ‘« architecture temporelle » de K. Pomian (1984), en particulier au regard du développement de l’histoire comme discipline scientifique.