2.3.2.2 J. Dewey : l’enquête et la continuité entre activités et environnement

Pour J. Dewey, l’univers de l’expérience n’est jamais expérience dans sa totalité, mais dans des situations spatio-temporelles particulières : ces situations sont qualitativement uniques, perçues comme des « touts globaux’ » (Dewey, 1967 : 295-296), qui se nouent et se dénouent de manière continue. En ce qui concerne plus particulièrement la dimension temporelle, cette continuité, selon Dewey, implique que les activités d’un organisme donné s’enchaînent mais ne forment pas « une simple succession ». Elles forment « une série’ », une « continuité sérielle’ » que l’organisme forme avec l’ « environnement culturel et biologique » dans la recherche de l’équilibre, (ibid. : 19), notamment grâce à l’enquête (ibid. : 23)114. Prenons l’exemple des souvenirs : tout état de choses du présent, dit Dewey, est toujours l’occasion de la reconstruction, par l’appel ou la suggestion, de l’évènement passé. Celui-ci ne « porte pas la date estampillée sur lui’ » (ibid. : 301-302) ; le souvenir est médié, et c’est par l’habitude (un « mécanisme d’association ») que l’état de choses du présent fait du souvenir « une affaire de jugement ». Si parmi les compétences de membres de notre société, pouvoir formuler des jugements est indispensable115, une partie importante de ceux-ci cherchent à établir une continuité temporelle entre des objets différents, s’appuient sur le postulat d’un cours temporel ordonné.

La connaissance du passé, toujours subordonnée au présent (comme chez Mead), est l’aboutissement d’un processus, le seul moment « intempestif » étant le moment déclencheur de l’enquête (c’est à dire l’émergence de la nouveauté qui requiert le rétablissement des continuités). Ainsi, le moment de la connaissance, le succès de l’enquête est garanti par le « contrôle expérientiel et expérimental qui s’exerce au cours du processus de l’enquête, maintenant la continuité des éléments de l’enquête » (Dewey, 1967 : 38).

Dans la perspective de Dewey, le jugement ordinaire, les propositions quantitatives jouent un rôle crucial dans le processus pratique de l’enquête : les quantifications de sens commun (peu-beaucoup, grand-petit, un brin, etc.), constituent des quantifications rudimentaires qui donnent une forme qualitative à l’expérience, et impliquent des comparaisons. En fait, toute comparaison tient de la mesure ; ainsi, les objets doivent être réduits en « parties », en éléments pouvant être traités comme du même genre afin de les « mettre par paires » pour pouvoir les comparer (ibid. : 282). Dans une situation, si beaucoup devient combien alors la mesure ou comparaison est définie par le comptage et l’addition d’unités.

Dans la plupart des jugements (moraux et esthétiques), nous dit encore Dewey, la mesure qualitative répond à la fin à atteindre, (et pas au besoin de mesure numérique), aux  fins pratiques. C’est la nature du problème en question qui décide quelle mesure comparative est requise pour une solution donnée. Comme on le voit, les mesures sont intermédiaires et instrumentales, autrement dit, la mise en correspondance de toute forme est l’opération fondamentale de toutes les propositions dans lesquelles apparaît la détermination quantitative ayant une référence existentielle. A propos des opérations existentielles appliquées dans les comparaisons-mesures, l’auteur souligne que, dans le sens commun, elles prennent la forme (évidente) de l’activité de marquer, en même temps que celle de juxtaposer et superposer (Dewey, 1967 : 295). Ainsi, les symboles doivent être dits ou écrits. Ils n’ont pas d’efficacité physique en eux-mêmes. « Compter », nous dit-il, « est une opération aussi existentielle que chanter ou siffler » (ibid.), qui doit pouvoir produire une nouvelle situation.

Le raisonnement temporel est, à l’instar de toute interprétation, une affaire d’ordonnancementet de causalité soutenue par un travail constant de conceptualisation116 (catégorisations, classifications, généralisations, etc.) et de normalisation (dimension morale/normative). L’idée de Dewey selon laquelle les conceptions et les principes qui servent à mesurer ou à évaluer la conduite et les relations morales sont de la même espèce que ceux qui servent à mesurer et à évaluer des objets et des évènements, et qui devraient, par conséquence, être traitées comme telles dans la pratique sociale, nous a confortée dans le but d’aborder les pratiques langagières en tant que procédés d’ordonnancement temporels comme des pratiques langagières et sociales susceptibles de constituer des objets d’analyse féconds. A l’instar de Dewey et des ethnométhodologues s’étant intéressés aux mesures spatio-temporelles ordinaires (que nous traiterons dans la section suivante), nos analyses ont montré que l’espace et le temps sont non pas ce que nous mesurons, mais eux-mêmes les résultats des mesures dans l’intérêt de la détermination objective de situations plus ou moins problématiques.

Comme chez Dewey, chez Schütz et Luckmann, l’héritage phénoménologique est transformé et mis au service de la prise en compte du langage et de la cognition comme leviers du social, Luckmann mettant l’accent plus particulièrement sur la question de la socialisation.

Notes
114.

Cela n’empêche le fait que, chez les organismes les plus complexes comme les humains, les activités entreprises pour satisfaire les besoins changent tellement l’environnement que de nouveaux besoins se manifestent qui demandent à leur tour de nouveaux changements (Dewey, 1967 : 86), « dans une chaîne virtuellement sans fin » (ibid.. : 87). Dewey pointe l’apprentissage comme étant le processus qui permet de faire face à cet aspect quelque peu vertigineux du quotidien.

115.

Cf. la notion d’idiot culturel (judgmental ou cultural dope) de Garfinkel (1967).

116.

Dewey définit la dimension conceptuelle comme étant « logiquement une condition nécessaire objective dans toute détermination de croyances garanties ou connaissance » (ibid.. : 344).