2.3.2.3 Un « élément constitutif de l’interprétabilité de l’expérience ». Le temps selon Schütz, Luckmann et la psychologie développementale

La perspective phénoménologique de sociologues tels que Schütz et Luckmann a montré le rôle crucial du passé et du futur sur la conscience ordinaire. Partant du présupposé que le temps n’est jamais monolithique, Schütz et Luckmann (1973 : 47) ont souligné que la conscience de la finitude

‘«stands out against the experience of the world’s continuance. This knowledge is the fundamental moment of all projects within the framework of a life-span, as it is itself determined by the time of the life-world».’

Pour Schütz (1971), alors que les actions sont des processus orientés vers l’avenir, vers un projet, un acte peut être connu réflexivement seulement après-coup, une fois dans le passé. Le présent serait donc inaccessible à l’attitude réflexive car la réflexion et la représentation rompent nécessairement l’unité fluide de l’action. Le passé est constitutif des projets, ce qui veut dire que les connaissances partagées configurées par le langage et les pertinences imposées par le groupe, sont toute dépendantes du passé. Le public et le privé, l’objectif et le subjectif, le passé, le présent et le futur interpénètrent les actions et leurs représentations, et permettent d’aborder le flux de la conscience à l’intersection avec les rythmes du corps, des saisons et de la société. L’héritage phénoménologique est, dans cette perspective, transformé et mis au service de la prise en compte du social.

Cherchant à proposer une restitution minutieuse des structures universelles du Lebenswelt, ou monde de la vie/monde vécu, tel qu’il est expérimenté dans l’attitudenaturelle, Schütz souligne que celle-ci à un style cognitif qui lui est propre, celui du sens commun. L’attitude naturelle117 de la Lebenswelt est aussi caractérisée par une forme spécifique de perspective temporelle standardisée (Schütz, 1962 ; 1967), qui, selon Schütz, se déroule dans l’intersection du temps intérieur et du temps cosmique, fonctionnant comme cadre temporel universel du monde intersubjectif118. Or, ce schème, dit-il, n’est qu’un parmi une multiplicité de perspectives. Schütz l’utilise comme un outil pour la construction de l’image du monde extérieur119. Aussi, la temporalité schützienne est intimement liée à la notion de motif qui, selon l’auteur, recouvre deux significations différentes mais co-présentes : d’une part les motifs-en-vue-de (in-order-to motive) et les motifs parce-que (because motive)120. Ainsi, l’action est projetée vers le futur, non seulement à travers l’anticipation, mais aussi de manière prospective-rétrospective. L’ anticipation est décrite comme :

[a] reflexive looking-forward-to (…) The projection of an action is in principle carried out independently of all real action. (…) It is an intuitive advance picturing which may or may not include belief (…) (Schütz, 1967 : 59)

Il apparaît que pour Schütz, le temps est un élément constitutif de l’interprétabilité de l’expérience   : la dimension temporelle de l’interaction est vécue comme un vivid present  (Schütz, 1962)121. Rendant compte de cadres globaux d’activités, de déroulements-enchaînements larges (la matinée, la soirée ou la journée), notamment, certains types de procédés (tours de parole et/ou actions) parentaux défieraient-ils cette idée ? Est-ce le même type de phénomène que celui rencontré dans le travail des cadres ? C’est là une des questions que nous traiterons ici.

Notes
117.

Les autres éléments caractéristiques de l’attitude naturelle sont : a) une tension spécifique de la conscience, soit la pleine conscience que Schütz appelle wide-awakedness (une pleine attention à la vie et à ses exigences, une attention requise pour l’accomplissement de l’action) ; ce type d’attention à la vie est active, par opposition à l’attention passive qui caractérise le monde des fantasmes et des rêves, par exemple ; b) une épochè spécifique : l’épochè du doute, la suspension du doute dans l’existence du monde quotidien intersubjectif ; c) une forme dominante de spontanéité, qui se manifeste dans le langage et dans l’action. Dans le monde de la vie, dominé par le motif pragmatique, la forme de spontanéité prédominante est le travail (le terme working correspond ici au comportement caractérisé par un projet préalablement conçu et par l’intention de réaliser ce projet au moyen de mouvements corporels) ; d) une forme spécifique d’expérience de soi, à savoir, l’ego total (total self), un concept formé sous l’influence de l’interactionnisme de G.H. Mead ; e) une forme spécifique de socialité (le monde intersubjectif du travail et de la communication que je partage avec autrui).

118.

H. Bergson (1968) a pour sa part insisté sur le fait que nous percevons le monde matériel, et que cette perception nous paraît être à la fois en nous et hors de nous. A chaque moment de notre vie intérieure correspond ainsi un moment de notre corps, et de toute la matière environnante, qui lui serait simultanée. La matérialité, de ce point de vue, participe de notre « durée consciente» (Bergson, 1968 : 42). Comme nous le verrons cette idée se relève très intéressante lorsqu’on est confronté à des données comme les nôtres.

119.

Des auteurs comme Adam soulignent que cette multiplicité doit être relativisée car le sens commun répugne à abandonner l’idée selon laquelle le temps peut être saisi dans sa réalité éternelle et objective, indépendamment de la détermination sociale, culturelle et historique déterminée, que les sociétés humaines parviennent à former

120.

Dans le premier cas, les intentionnalités associées sont prospectives et opèrent le passage de l’état imaginaire à un accomplissement de l’action ; dans le second, on intègre un réseau d’éléments passés.

121.

Nous nous interrogeons toutefois sur la description qu’il donne des « ordres séquentiels » : l’auteur affirme que ces derniers projettent dans le futur pas plus que le mouvement suivant (no more than next move). Un nombre important de nos analyses semblent pourtant montrer que le travail organisationnel à la maison a des portées temporelles multiples, dont certaine bien au-delà du mouvement ou tour suivant. Cette question est susceptible de nourrir plus largement la réflexion sur la séquentialité dans l’inter/action.