2.4. La temporalité en ethnométhodologie et en Analyse Conversationnelle

« The troublesome feature encountered over and over again is the cloudy and little-known role that time plays in structuring the biography and prospects of present situations over the course of action as a function of the action itself. It is not sufficient to say that Agnes’ situations are played out over the time, nor is it at all sufficient to regard this time as clock time. There is as well the ‘inner time’ of recollection, remembrance, anticipation, expectancy » 
H. Garfinkel, 1967, Studies in ethnomethodology

Pour le courant ethnométhodologique, et pour la plupart des courants pragmatistes, l’organisation endogène et dynamique des actions constitue une préoccupation majeure. Durée, segmentation ou rythme, participent de l’ordonnancement des évènements, tels que les acteurs en font l’expérience, interprétative et pratique. Ainsi, si la structure interne des évènements est reconnue et maintenue par les participants, c’est, entre autre, dû au fait qu’ils établissent des relations mutuelles entre différentes phases ou segments temporels. Plus spécifiquement, le fait que le placement (ou la localisation) d’un événement à travers une formulation temporelle offre une relation intelligible entre la formulation et l’événement, ou, encore, le fait qu’ordonner les parties d’un account d’une certaine façon les montre comme étant intelligiblement reliés, sont des manières de faire qui ne pourraient s’expliquer sans une orientation commune vers le (un) temps. Cette orientation doit être nécessairement mobilisée afin de structurer et d’organiser les activités (Button, 1990 : 179). Il ne s’agit évidemment pas du temps de l’horloge mais d’un tempsdesmembres, situatedly and locally constructed as and between the parties for that occasion (ibid..). Un temps, ou plutôt une orientation temporelle, qui résulte d’un agenda pertinent pour les participants à un moment donné128.

Sacks (1987), avait ouvert cette voie en examinant les private calendars : l’auteur pointait le fait que la localisation temporelle d’évènements se réalise, dans la conversation, dans et à partir de relations sociales particulières (les références internes que peuvent produire des couples, par exemple). Sacks montre l’importance de la mutualité du temps, le fait que l’intelligibilité des formulations temporelles réside dans la pertinencemutuelle ainsi que dans la disponibilitémutuelle du calendrier d’évènements évoqué par les interactants. En s’appuyant sur ces réflexions, Button (1990) a décrit le temps tel qu’il est mutuellement produit dans les échanges (téléphoniques, en l’occurrence) en tant que temps des membres (members’ time) et a souligné le fait que l’étude du temps peut être une méthode pour appréhender le monde social. La pertinence du calendrier et des horizons temporels dont se dotent les acteurs peut relever aussi bien de la relation même entre les participantsque du Big Time. Celui-ci correspond, selon Button, aux temps marqués par les évènements de la vie, tels que la naissance ou le mariage (life events calendar) ou aux dates/périodes telles que les vacances de Noël (calendar occasions).

Dans notre enquête les analyses doivent permettre de comprendre les façons dont les participants rendent visible, pour eux-mêmes et pour les autres, la structuration de leur action conjointe, les frontières segmentales, les changements d’activité et les caractéristiques différentielles que revêtent les phases d’interaction (Jordan et Henderson, 1994). Cette sorte de syntaxe des ordonnancements actionnels permet aux participants non seulement d’organiser localement des interactions mais aussi d’accomplir, en termes garfinkeliens, l’historicité locale de leurs relations. En plus des structures internes, la plupart des évènements sociaux présentent une certaine périodicité ou degré de répétition, et un cadre rythmique, des intensités et des ralentissements partagés par les co-participants. Dans leur manifeste, Jordan et Henderson proposent de développer une « analyse interactionnelle » (Interaction Analysis)129 afin d’examiner l’interaction sociale sur la base de données vidéo, et suggèrent de faire de l’écologie temporelle partagée un axe analytique majeur. Pour cela, les auteurs insistent sur le fait que le détail et la dynamique de l’organisation de l’activité peuvent être obtenus uniquement par l’analyse d’enregistrements vidéo130.

Notes
128.

Par ailleurs, au-delà des ordonnancements, des interprétations et des logiques pratiques basées sur les ressources discursives, Sudnow (1972) s’est intéressé à la dimension visuelle des rencontres et des capacités de reconnaissance catégorielle, en soulignant l’importance du glance timing (Sudnow, 1972 : 273), c’est à dire des paramètres temporels des regards et des « coups d’œil ». De ce point de vue, les regards, ou plus précisément la capacité de voir d’un coup d’œil (seeing-at-a-glance) est un phénomène interactionnel fondamental servant à produire des contextes de normalité et marquant une certaine temporalité des actions interpersonnelles (notamment dans les contextes ou la modalité visuelle prime ou est exclusive).

129.

L’IA se propose d’englober les disciplines suivantes : l’ethnographie (en particulier l’observation participante), la sociolinguistique, l’ethnométhodologie, l’analyse conversationnelle, la kinésique, la proxémie et l’éthologie (Jordan et Henderson, 1994 : 39).

130.

Les deux grandes catégories d’interactions sociales (ou systèmes d’échange interactionnel) que Jordan et Henderson distinguent comme formant les deux pôles d’un continuum sont : l’interaction essentiellement « pilotée par la parole » (leçons, interrogations de police, conversations -en face-à-face ou distante- entretiens, etc.) et celle essentiellement « pilotée par des instruments » (réparation d’une voiture, correction de devoirs, atterrissage d’un avion, etc.). Bien que les gens passent naturellement et sans effort d’un type d’activité à l’autre, les auteurs entendent attirer l’attention sur le fait qu’une analyse focalisée sur la parole n’est pas satisfaisante pour une classe importante d’activités dans lesquelles on s’engage au quotidien.