2.4.3. La mesure profane du temps

L’organisation ordinaire, scandée par des contraintes temporelles d’intensité et de fréquences diverses, relève en partie de ce que l’on appelle communément le temps universel, en partie des temps « propres » au déroulement de l’action, et, le plus souvent, d’une combinaison dialectique des deux. Or, comme nous le verrons dans les analyses, La « mesure temporelle » pose des problèmes méthodologiques, plus particulièrement au regard des mesures et des calculs basés sur l’heure standard (avec ses minutes, secondes, etc.) car ceux-ci ne constituent pas toujours des repères pertinents. Reprenant les propositions de Dewey sur la question, les activités ordinaires de mesure, auxquelles s’est historiquement intéressée l’ethnométhodologie (Button, 1991), mettront en lumière des mesures profanes, des rule of thumb, etc.

M. Lynch, entre autres, souligne l’importance des pratiques situées de mesure comme éléments constitutifs des activités sociales ordonnées, et cite Wittgenstein à propos du fait que les « techniques et l’adéquation des mesures sont inséparables des formes de vie organisées dans lesquelles elles jouent un rôle » (Lynch, 1991). Lynch rappelle aussi l’intérêt que portent les anthropologues culturalistes et la psychologie cognitive au folk measurements, c’est à dire aux utilisations des nombres et des mesures, aux calculs ordinaires qui mobilisent des outils autres que les méthodes d’écriture ou les mesures chronométriques, et qui n’ont guère besoin de se confronter à des paradigmes de mesure  « exacts ». Puis, il parcourt des travaux de Garfinkel et de Sacks sur les calculs non-mathématiques en milieu professionnel, ou encore sur les questions d’approximation et de précision à propos d’objets produits dans la conversation ordinaire (horaires des rendez-vous, qualifications de vitesse sur la route, etc.). Comme on le voit, les expressions précises et approximatives ne se placent pas au long d’un continuum qui définirait un degré de correspondance entre les chiffres et les propriétés mesurées :

When ‘folk’ use non precise terms they function precisely as usualness measures for particular activities and social scenes » (Lynch, 1991 : 94).’

Une étude ethnométhodologique des mesures ordinaires doit donc découvrir les diverses unités de mesure déployées en action et doit comprendre si, et éventuellement, comment, la distinction entre précision et approximation est rendue localement pertinente dans les diverses activités pratiques134.

Comme nous le verrons dans les analyses, l’utilisation compétente des mesures est plus qu’une question de calibration vis-à-vis de ce que demande la situation, car exprimer le temps, les durées, les distances ou les vitesses avec une expression numérique ou non-numérique dépend de l’environnement pratique immédiat. A la fois sous la contrainte de, et grâce à, l’usage d’objets et d’artefacts qui fonctionnent comme des indicateurs temporels, les habitants des foyers organisent leur vie de tous les jours en établissant une temporalité intelligible et partagée.

Notes
134.

Lynch rappelle la force de l’énumération conventionnelle des jours, y compris dans la vie d’un laboratoire scientifique (les jours dans une série de choses à faire dans le cadre d’un projet, font partie du collectively achieved « grasp » of a phenomenon (Lynch, 1991 : 104). Les compétences ordinaires de maniement des jours sont un pré-réquisit jamais questionné  par les membres dans pratiquement toute activité sociale. Lynch, rejoint donc Douglas (1991) dans l’idée que la journée (à laquelle Douglas se réfère en relation à la vie et à organisation du foyer) est infrastructurelle pour les hommes en société.