3.1. La phénoménologie de l’habiter

Longtemps traité comme un objet trop ordinaire (Certeau, Giard et Mayol, 1994) et souvent relégué à une position marginale en sciences humaines, l’espace privé est en passe de devenir le « domaine impérialiste du 21ème siècle » (Harper, 2003). Si les investissements - temporel, budgétaire et symbolique - des espaces privés ont considérablement augmenté166, les conduites et activités ordinaires qui s’y déroulent restent des questions peu traitées en sciences humaines et sociales. En anthropologie et en sociologie, par exemple, les conduites et relations ordinaires dans le foyer restent des questions peu explorées : l’habitus des foyers ne semble pas être un objet d’enquête ethnologique autonome et légitime (Wilk, 1989 : 28), la question symbolique prenant encore souvent le dessus167.

Sur les traces de Certeau, Giard et Mayol, (1994), les stratégies mais aussi l’improvisation, la mètis ordinaires, ont (re)gagné leur lettre de noblesse. Ces auteurs ont montré que les habitants, pour atteindre leurs fins et faire avec les contraintes du foyer, rusent, développent des tactiques et des adaptations individuelles et collectives sur les plans de l’action, de la consommation et de la transmission. Les pratiques activent donc une intelligence particulière qui constitue un point fort de notre culture (ibid. : 214)168.

Plutôt que la représentation que le sujet se fait de l’espace habité, il s’agit de comprendre le sujet en tant que sujet habitant et spatialisant : de par son mouvement même d’exister, le sujet « a à s’abriter, à cheminer, à s’orienter, à aménager des places pour la sphère de son avoir » (Villéla-Petit, 1981). Le sujet doit donner lieu aux différentes institutions de sa vie communautaire (ibid.). Ainsi, dans les limites d’une structure corporelle qui lui permet d’appréhender l’espace habité, le sujet incarné agit sur le monde, transformant à son tour sa propre corporéité. Dans cette perspective, des explorations théoriques se poursuivent aujourd’hui à l’interface entre la sociologie, la psychologie et la linguistique169, notamment au sein des mouvances d’inspiration phénoménologique

Trois caractéristiques de l’habiter170 sont à signaler : a) l’instauration d’un dedans-dehors ; b) la question de la visibilité, donc du regard auquel s’expose l’habitant ; c) la dimension de l’appropriation, terme qui désigne le fait que l’action sur le foyer a des répercussions sur le sens et sur l’expérience de l’habiter (Korosec-Serfaty, 1985).

Notes
166.

Selon les chiffres publiés en 2008 par le Ministère de la Culture français sur l’édition papier, les publications les plus vendues concernent le « bricolage et la maison ». Les ambitions commerciales du monde des affaires semblent approfondir et alimenter une tendance sociétale, en promeuvent, entre autres, l’équipement (voir le suréquipement) technologique et la personnalisation de l’habitat.

167.

La dimension symbolique constitue une problématique touchant à la fois l’anthropologie-ethnographie et la sociologie ; elle au centre de l’étude classique de Bourdieu (1980) sur la maison kabyle, qui décrit cette dernière comme étant divisée en deux parties opposées et complémentaires (une partie sombre, basse et humide, lié à l’intime et au féminin, l’autre claire, haute et sèche, lié au public et au masculin). Par contraste, des études comme celle de Netting, Wilk et Arnould (1984) proposent une analyse comparative et historique pour aborder le foyer en tant que task-oriented residence unit (abandonnant les questions morphologiques, par exemple), sans pour autant se pencher sur les détails et la dynamique des activités ordinaires.

168.

L’étude de ces phénomènes exige que l’on s’intéresse aux micro-inventions, aux « gestes, objets et mots qui vivent dans l’ordinaire d’une simple cuisine » (ibid. : 301), qui prennent par conséquent une place plus importante en tant qu’objets scientifiques disponibles à l’analyse..

169.

Cf. aussi Csikszentmihalyi et Rochberg-Halton (1984), par exemple.

170.

L’expérience de l’habiter et de l’habitation se retrouve par ailleurs dans le sens du mot grec oikos (maison) : Liiceanu (1983) souligne que dans la Grèce classique ce terme ne désignait pas la maison comme bâtiment mais l’ordre dans lequel avaient lieu et se déroulaient les actes fondamentaux de la vie. L’oikos était donc une garantie de stabilité et de continuité, signifiant naissance, enfance, appartenance à une famille (mais aussi biens possédés, administration et transmission de ceux-ci) (Liiceanu, 1983 : 106).