3.1.1.3 Contrôle, synchronisation et participation

Quelles sont donc les stratégies que les membres doivent déployer pour renforcer leur solidarité de groupe ? (Douglas, 1991 : 296) Beaucoup de choses doivent être comptées et mesurées. En effet, la maison doit être capable d’attribuer de l’espace et du temps, ainsi que les ressources nécessaires, sur le long terme. Le stockage doit se faire de manière à être trouvé le moment venu et l’espacement des approvisionnements pourvoie un aide-mémoire supplémentaire pour la totalité de la vie de la maison. Douglas propose donc d’introduire l’idée de la maison en tant que bien collectif (Douglas, 1991 : 297). Au-delà de l’importance du budget, Douglas rappelle que la maison est un modèle de justice distributive des biens et que la référence à la moralité pointe une différence essentielle entre la maison et l’hôtel qui suit un critère d’efficacité des coûts. Si la maison est une communauté virtuelle175, aucun critère de marché n’est possiblement applicable et elle fait face également à la question de la réalisation de fonctions latentes : comment sont-elle réalisées alors qu’elles sont cachées ? Comment fait-elle face à la coexistence de propos multiples et d’objectifs indéfinissables ?

Selon Douglas deux types de solutions sont déployées par les membres : une solution théorique, l’équité (fairness), qui permet une diffusion du travail organisationnel, et une solution pratique qui fait en sorte que chaque membre est un gardien au nom de la communauté. Si les membres réclament continuellement des ressources, la demande gagnante est celle qui est faite au nom du bien public. Puis, poursuit l’auteur, use coordination to do the rest : comme l’équité, la coordination est considérée un bien public. Et la manière dont cette coordination est réalisée, ce qui est loin d’aller de soi comme nous le montrent de nombreux travaux, ainsi que les analyses que nous présentons ici, se base sur une méthode caractéristique : coordonner pour maintenir une communication constante sur un juste accès aux ressources (ibid. : 300), facilitant le contrôle public et un haut degré de visibilité.

Ainsi, des règles « tyranniques » existent et sont honorées. Au-delà d’une répartition du travail généralement opérée sur la base du sexe et de l’âge, Douglas souligne la rotation des membres dans l’espace et la distribution de ressources à travers la synchronisation, phénomène qui promeut aussi la visibilité. La synchronie et l’ordre sont les moyens que se donne la maison pour garantir un accès équitable aux biens plus ou moins périssables, la synchronisation permettant de gérer les problèmes d’accès et de distribution des ressources.

Cet aspect souligne que les affaires liées à l’organisation du foyer sont généralement réalisées à des temps réguliers, et pointe le fait que la contribution majeure des membres au bien collectif est d’être physiquement présents aux assemblées de la maison. Selon Douglas, un acte de présence est un servicepublic au sein du foyer. C’est pourquoi l’attaque subversive par excellence contre la maison est d’être présent sans se joindre à ses multiples coordinations (dont le repas commun est décrit comme un conclave)176. Par conséquent, les attentes liées à la synchronie permettent d’exiger des excuses ou des explications lorsque les rythmes collectifs ne sont pas respectés, donnant droit à l’obtention d’un large éventail d’information sur la manière d’agir des membres. Pour Douglas, l’ordre de la journée est l’infrastructure de la communauté, et la coordination ce qui caractérise le foyer : si l’on avait à choisir un index de la solidarité dans l’espace-temps domestique, ce ne serait pas la structure des murs mais la complexité de la coordination, et de l’organisation, qu’il faudrait choisir, dit-elle.

Il semble que le critère d’appréciation de la solidarité que donne Douglas met l’accent sur le fait que la coordination se place justement au centre des pratiques qui assurent la continuité de la maison. Nous verrons que cette réciprocité à long terme peut être convoquée, pour justifier des choix temporels qui posent localement problème. La dimension morale et affective et la cohésion du groupe constituent des enjeux pratiques et des justifications observables par l’analyste.

Douglas souligne le fait que, face à la défiabilité du foyer, les questions de coordination, de synchronisation ainsi que l’ordre moral que celles-ci impliquent vis-à-vis du bien public, de la communauté et de sa continuité se révèlent cruciales, au quotidien, pour les membres : les patterns normatifs qui se réforment constamment donnent lieu à une organisation dont la survie dépend de la manière dont elle satisfait les besoins de ses membres. Ainsi, le foyer n’est pas nécessairement autoritaire, mais il implique de l’autorité, une coercition anonyme et un contrôle généralisé177.

Notes
175.

Selon la définition de R. Merton (citée par Douglas, 1991) une communauté virtuelle n’a pas de fonctions manifestes et est dominée par ses fonctions latentes.

176.

Ce phénomène est bien illustré par un des célèbres breaching experiments que réalisaient Garfinkel et ses étudiants, qui consistaient pour ces derniers à se comporter comme des étrangers, ou plutôt comme des pensionnaires, dans leur propre maison familiale (leur comportement devenant difficile à anticiper et dé-coordonné par rapport à celui du reste de la famille, qui réagissait avec étonnement d’abord, puis avec indignation ou colère, face à ce qui était perçu comme perturbation ou violation d’un ordre moral sous-jacent).

177.

Le foyer est hiérarchisé mais pas nécessairement centralisé. En collaboration avec l’économiste Isherwood, Douglas plaide en faveur d’une anthropologie de la consommation qui puisse montrer les limites du modèle néo-classique du choix rationnel afin d’étudier la consommation comme vecteur du lien social.