3.1.1.4 La « tyrannie » de la maison

Tous les foyers, y compris les versions les plus altruistes et réussies, nous dit Douglas, exercent un contrôle tyrannique sur les corps et les esprits. A partir des observations de notre corpus, cette tyrannie est clairement mise en lumière par la prégnance de différents processus matériels, souvent actifs simultanément, que doivent gérer les membres du foyer, en particulier les adultes : vaisselle, lessive ou repas178 ne sont pas simplement des étiquettes d’activités, facilement localisables dans l’espace-temps ou simplement combinables à des artefacts dédiés. Pour qu’un lave-vaisselle soit mis en route il doit être préalablement rempli (ou vidé), ce qui nécessite toute une séries d’actions pré- et/ou post-repas. Dans le cas du linge, une fois que le programme de lavage automatique s’arrête, les vêtements doivent être mis à sécher, éventuellement repassé, pliés et enfin rangés. Le long processus de maintenance du linge, pour ne poursuivre qu’avec cet exemple179, n’est ni linéaire ni toujours transposable, dans son organisation, d’un jour sur l’autre : il s’interrompt, se combine ou se chevauche avec d’autres activités (de maintien domestique mais pas seulement).

Parler de ces activités comme de tâches délimitées et isolées les unes des autres, comme des cases que l’on remplirait au fur et à mesure, ne rend en rien compte des vécus complexes des membres. Nous proposons de traiter cet aspect central de la vie domestique en termes de flux matériels et actionnels plus ou moins continus, d’autant plus continus lorsque le nombre d’habitants - et de besoins vitaux - augmente.

La maison est aussi un censeur de la parole et de la liberté des corps et de leurs productions. Au chapitre précédent, par le biais des travaux de Hochschild et Daly, nous avons abordé les difficultés rencontrées par les parents face aux nombreuses responsabilités et contraintes exigées pour faire tourner le foyer familial. La tyrannie du fonctionnement domestique est, de ce point de vue, susceptible de générer des désillusions et des sentiments de non-reconnaissance, avec des méthodes de résistance et de fuite associées. A un niveau moins problématique, les enfants - conscients de la nature à la fois contrôlée et contrôlante du foyer - développent des tactiques de résistance, comme nous le verrons aux chapitres 7-10.

En ce qui concerne la relation entre extérieur et intérieur du foyer, soulignons les travaux sur les contraintes spatiales des personnes responsables du soin des autres et de l’habitat (encore massivement des femmes). Un des apports conceptuels de la Time geography, est d’avoir développé non seulement cette réflexion sur la spatio-temporalité mais aussi des notions telles que les pockets of local order (Ellegård et Vilhelmson, 2004) pour définir le foyer. Faisant écho aux idées de M. Douglas, celles de ces géographes et sociologues de la Time-geography permettent d’aborder la vie quotidienne comme un tissage d’activités ancrées dans les corps et dans un espace-temps organisé et contraignant180. En effet, les personnes responsables du soin des enfants et de l’habitat voient leur opportunités professionnelles diminuer, parfois drastiquement (Tivers, 1985)181. Et ce sont généralement les femmes qui prennent ces responsabilités. Comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, la réalisation et l’organisation des taches domestiques et familiales demande ainsi à jongler entre des rôles différents, et parfois incompatibles à cause de trop grandes frictions spatio-temporelles182.

Dans la section suivante nous présenterons les approches ayant abordé les pratiques domestiques et familiales, en psychologie, en analyse de discours et en analyse conversationnelle (bien que ces approches soient parfois combinées au sein d’une même enquête).

Notes
178.

La partie 3 permettra d’approfondir les phénomènes organisationnels liés aux repas ; néanmoins, rappelons ici que certains acteurs parlent de « service (s)» (ce qui revoie à la fois à des aspects marchands et relationnels) à propos de la gestion, dans une même soirée, de plusieurs repas successifs (et souvent différenciés), selon les participants en présence, les horaires d’arrivée et de coucher des uns et des autres, etc. (Cf. aussi annexe 3).

179.

Pour un point de vue sociologique en la matière cf. Kaufmann (1992).

180.

La Time-geography a abordé les allocations temporelles d’activités de populations, de foyers et d’individus, sur la base de données déclaratives, notamment par le biais de carnets de bord, afin de rendre compte graphiquement et de modéliser la densité des activités et leurs extensions spatiales (Ellegård et Vilhelmson, 2004 ; Ellegård et Wihlborg, 2003).

181.

La dichotomie entre maison et travail est ainsi vue comme « dysfonctionnelle » pour les femmes habitant en périphérie et occupant plusieurs rôles (Tivers, 1985).

182.

De ce point de vue, la localisation de structures essentielles (la garde des enfants, par exemple) par rapport au domicile, et l’existence de transports publics sont des variables fondamentales. Dans le cas des familles observées pour notre enquête, la proximité des écoles et les lieux de travail semble rendre relativement aisées les activités et déplacements relatifs aux enfants, alors que la distance aux lieux de travail (notamment pour Christine RAF et bien davantage encore pour Eric PR) résultent contraignantes du point de vue de leur participation aux activités quotidiennes du foyer.