3.2.3.1 Temporalité et care

Il paraît clair que le travail domestique ne peut être réduit à une collection de tâches (plus ou moins significatives) d’où les dimensions interactionnelle, émotionnelle et rituelle disparaîtraient : ce qui est fait au jour le jour, dans un espace et avec des co-participants donnés, est central pour appréhender les phénomènes de préservation du foyer et de production située de la famille. De ce point de vue, de nombreux auteurs montrent la richesse et la complexité des phénomènes sociaux que dégage le travail domestique ordinaire ainsi que le care. Distincts, ces aspects ne sont pas moins intimement liés. Certains mettent l’accent sur les rôles familiaux, les inégalités dans la répartition des tâches propres au travail domestique, et la plupart aborde les questions de genre et de parentalité, comme autant de défis sociétaux.

Si le care peine à se politiser, affirme Paperman, c’est qu’il n’est pas abordé dans sa dimension temporelle, pourtant centrale. L’auteur soutient en effet que la dimension du temps est cruciale pour décrire la complexité de l’organisation sociale du travail de care,et que, par conséquent, il faut s’interroger, y compris sur le plan méthodologique, sur les manières d’appréhender le temps en tant que « révélateur des conditions d’accomplissement de ce travail »206.

Un nombre très important d’activités familiales ordinaires dans le foyer est supporté par et orienté vers des objets (naturels ou manufacturés) et des technologies. La parole intervient sans être l’élément prédominant, peut être indépendante, auxiliaire ou coïncidente avec l’activité principale et à la différence des interactions pilotées par la parole, l’interaction instrumentale appelle l’intégration de nombreux éléments matériels significatifs (espaces de monstration, outils de production, etc.) à l’analyse (Jordan et Henderson, 1995). Parfois, à cause du haut degré d’entrecroisement, chevauchement et fragmentation des cours d’actions, il est analytiquement difficile d’accorder un statut unique à une activité donnée (pilotée par la parole vs. instrumentale). La multi-activité, caractéristique fondamentale de la vie domestique familiale, pose un certain nombre de défis analytiques et conceptuels aux disciplines interactionnistes mais aussi aux chercheurs du care, qui trouveraient dans ce que Jordan et Henderson appellent le talk-cum-activity 207, un intérêt analytique indéniable208.

Nous n’avions pas, au premier abord, considéré le care comme perspective analytique mais plutôt comme phénomène. Notre recherche aborde néanmoins des problématiques qui font écho aux « sensibilités toujours connectées aux pratiques » du care (Paperman, 2009), en particulier par rapport à la dimension temporelle des actions. Nous montrerons la pertinence de la vidéo-ethnographie et des analyses interactionnelles multi-modales pour aborder en détail les activités de care ; à son tour, les développements récents sur le care et sur son accomplissement209 permettent d’ouvrir l’analyse des interactions à des questions éthiques et morales. Puisque l’ordinaire, ses ressources et les compétences qui le caractérisent, demandent encore et toujours une (ré)valorisation académique, ce croisement d’approches nous paraît pertinent (et de bon augure)210.

Notes
206.

Selon Paperman, la temporalité « fait apparaître les points communs entre les positions des responsables familiaux en prise avec des situations de dépendance très différenciées » et rend compte de la manière dont « cette position implique un travail de coordination entre les différents agents du care pris dans des temporalités variées, coordination nécessaire à la continuité des soins » (ibid.).

207.

Selon ce concept, un tour actionnel peut avoir comme réponse un tour de parole et vice-versa. La manière d’appréhender l’action ordinaire dans le foyer, les activités de travail souvent très dévalorisées, peuvent être abordées du point de vue de leurs implications matérielles dans l’environnement mais aussi, de manière articulée, du point de vue des implications inter-subjectives et communicationnelles.

208.

Une autre caractéristique des situations instrumentales dont ils rendent compte est le fait que les topics (les thèmes en cours) tendent à durer beaucoup plus que dans les conversations dites pures. Aussi, pauses et interruptions sont organisées et traitées différemment : les séquences routinisées de type « prise de tour » sont susceptibles d’être interrompues presque à tout moment (et reprises une fois le facteur perturbateur disparu). Par ailleurs, les activités de communication basées sur, ou de consommation de, technologies diverses mettent en évidence que les participants développent des attentes sur la manière dont ces technologies s’intègrent à leurs interactions en cours, produisant des fins de séquences en coordination avec les exigences technologiques, par exemple, évitant ainsi une interruption.

209.

En Analyse Conversationnelle, A. Lindström a travaillé sur l’ « organisation interactionnelle du care » à partir de séquences de demande dans le contexte du service d’aide à domicile en Suède auprès de personnes handicapées ou âgées. Lindström montre que la plupart des séquences de demande sont initiées par les personnes âgées, ce qui montre le rôle actif que prennent les seniors dans la configuration de l’assistance à domicile, et confirme par ailleurs le postulat de l’AC selon lequel les requêtes directes sont non-préférentielles (ce qui n’est pas le cas des requêtes formulés par les jeunes enfants).

210.

La revalorisation du care et de l’ordinaire passe aussi par une revalorisation économique et sociale. De ce point de vue, Himmelweit (2000) pointe le manque d’intégration des relations interpersonnelles comme aspect crucial de l’économie du foyer. Himmelweit souligne le fait que le care prend du temps en soi, et que le childcare est sans doute l’activité domestique la plus prenante sur le plan de l’engagement temporel. Seulement si les hommes changent d’attitude vis-à-vis du care, si ce dernier est valorisé par tous les membres des foyers et par la société, une certaine égalité deviendrait possible. Ainsi, il n’y aurait que deux voies vers l’égalité de genre : a) tous les membres assument les mêmes perspectives et comportements que les hommes, et le temps dédié au care diminue (et avec lui la qualité du care) ; b) le care est partagé équitablement, ce qui représente l’option la plus juste, la plus sure et la plus viable.