4.1.4. Sciences sociales, usages et technologie domestiques : les approches situées

La relation de l’habitat avec l’univers technique semble « réenchantée » par les technologies numériques, multimédia et réticulaires (Bertrand, 2002) : la navigation sur Internet, le partage de photos ou l’écoute musicale, la télévision à la demande, par exemple, sont encore des objets d’étude privilégiés dans le champ articulant sociologie et technologie, ainsi que dans celui de l’interaction homme-machine, etc. Or, face à la faillite des visions de type techno-push, notamment celles aboutissant à la domotique et à l’automation (ou automatisation) des technologies domestiques228, on constate néanmoins une augmentation des études interactionnelle ou ethnographiques et, plus largement, des articulations interdisciplinaires destinées à aborder de manière empirique l’organisation temporelle des activités et des interactions dans les espaces domestiques229. Aujourd’hui, un certain nombre de courants combinent recherche naturaliste et conception, bien qu’ils soulignent tous la complexité de la relation entre connaissances empiriques et design.

Malgré les indéniables avancées empiriques et théoriques apportées par l’approche technology-in-use, ainsi que par la diffusion du design participatif, certains auteurs font le constat que deux problèmes majeurs, au moins, persistent :

a) il n’existe pas encore une masse critique de recherches empiriques sur les activités ordinaires des foyers, du moins en Occident, notamment en ce qui concerne la relation de l’espace domestique et social à la dimension technologique (Cheverst et al., 2003)230. Tel que le souligne Harper, (2003 : 5-6), et tel que nous l’avons effectivement expérimenté, ceux qui souhaitent être guidés par les recherches existantes sur l’espace domestique doivent se frayer un chemin entre des champs aussi divers que la sociologie, l’ethnographie, les études féministes, l’Interaction Homme-Machine (IHM), le Computer Supported Cooperative Work (CSCW), l’architecture ou encore les health studies, ce qui rend compte de l’intérêt transdisciplinaire pour cet objet peu délimité, d’une grande richesse de points de vue mais aussi d’une faible systématisation des connaissances. Bien que ces dernières décennies la technologie de l’information ait en quelque sorte migré vers la maison depuis les lieux de travail, on ne peut généraliser les résultats de la recherche technologique en contexte professionnel, et donc l’exporter tout simplement à la sphère résidentielle.

b) Le second problème est que, malgré le fait que la vie domestique et familiale implique une myriade d’activités pouvant incorporer l’utilisation de technologies de l’information et de la communication (au-delà de celles associées aux loisirs et aux média de masse), ou pas, l’écrasante majorité des études se focalisent sur les artefacts et les services de type TICs, alors qu’ils ne sont naturellement pas les seuls éléments technologiques présents/utilisés dans l’espace du foyer ; et a fortiori, pas les seuls éléments de la matérialité domestique pertinents et signifiants dans la vie quotidienne des familles.

Sur la base de ce double constat, de nombreux chercheurs et groupes de recherche prônent désormais la création d’un champ dédié aux technologies domestiques, notamment en sciences sociales. Ce champ n’existe pas encore en tant que tel, bien que les méthodologies de type ethnographiques, conversationnelles, et plus généralement situées aient considérablement augmenté depuis une quinzaine d’années231.

A des degrés divers, on s’intéresse aux ordonnancements socialement accomplis et à la matérialité qui les supporte. On met l’accent sur l’ordre naturel du foyer, celui qui n’apparaît que grâce à l’observation en contexte d’interactions sociales ordinaires. En effet, des corpus ethnographiques, en particulier vidéo-ethnographiques, ont été produits et analysés bien qu’avec des critères et des techniques de transcription hétérogènes.

C’est le cas de Taylor et Swan, (2005), par exemple, mettent l’accent sur la diversité d’utilisation(s) de systèmes organisationnels et en soulignent le caractère dual : d’une part, les systèmes organisationnels232 ordonnent et arrangent les tâches et les activités du foyer, notamment en « délégant » le choix de l’emplacement physique et le maniement de l’information à des membres particuliers (les mères y sont décrites comme les actrices centrales de la gestion et de la coordination) ; d’autre part, ces systèmes contribuent à configurer les relations sociales et les positionnements des membres au sein du foyer, par exemple en garantissant que les artefacts informationnels des systèmes supportent (afford) des actions spécifiques de la part de membres spécifiques. A leur tour, ces actions produisent un certain pattern, un certain ordre, propre à la vie de famille.

En ce qui concerne l’étude des interactions médiées ou mediated interactions (celles dans lesquelles les acteurs sociaux communiquent et agissent à travers des TICs), au lieu de les aborder comme des alternatives à - ou des bouleversements de - l’interaction en face-à-face, certains de ces auteurs mettent l’accent sur le fait que la technologie et les media rentrent dans les pratiques et les performances de nos interactions proximales (Tutt, 2008) et sont par conséquence empreints de règles, jeux et tactiques (au sens de Certeau, 1984 : 34).

Les notions de virtualité ainsi que celles de disembodiment 233 ont été surexploitées, notamment pour spécifier des propriétés des nouveaux media distinctes de celles des contextes situés et sociaux d’usage. Il a été ainsi créé ce que Miller et Slater appellent a self-enclosed cyberian apartness (Miller et Slater, 2000 : 5)234, artificiellement éloigné des pratiques des acteurs sociaux.

Rappelons enfin qu’un nombre non négligeable des travaux cités visent à identifier des détails qui puissent informer la conception et le développement de services numériques pour la maison. Leurs résultats contribuent ainsi aux débats et aux réflexions sur une innovation non intrusive et pertinente pour les habitants/utilisateurs. Ce débat paraît prendre de l’ampleur comme l’atteste le fait que de nombreuses équipes mixtes informatique-sciences sociales ou université-industrie, en particulier dans le monde anglo-saxon235.

Notes
228.

Les tentatives de la domotique – dont le succès est très relatif - font écho aux problèmes posés par la branche cognitiviste (par opposition à la branche technique) de l’intelligence artificielle (IA). Celle-ci cherche à développer une théorie systématique des processus intellectuels (Boden, 1977 : 4.) mais ne peut faire l’impasse de l’action ordinaire, qui ré-implique la temporalité des interactions, leur dimension morale et leur nature incorporée (tous des aspects non computationnels).

229.

Les passerelles ne sont certes pas toujours consolidées mais le nombre de colloques, numéros spéciaux de revues scientifiques et groupes de recherches sur l’espace domestique, basés sur la collaboration entre champs et courants académiques divers, ne cesse d’augmenter. Ces collaborations s’étendent aussi à des artistes ou des designers. Voir par exemple le colloque international Interior Insights en 2005, le colloque « Audio Extranautes », organisé par le laboratoire français de recherche en art audio, Locus Sonus (où C. Licoppe et J. Morel sont intervenus sur les espaces sonores des communications visiophoniques mobiles), etc. Cf. aussi le programme l’Expolitique conçu par B. Latour et P. Weibel en 2007 ( http://www.bruno-latour.fr/expositions/002_parliament-fr.html ) et le développement arts et politique qui fait une place importante aux arts numériques.

230.

Pourtant, l’espace domestique est «très important économiquement», insistent de nombreux chercheurs non seulement en sciences humaines mais aussi ceux plus directement liés aux champs technologiques et d’ingénieurs. Pour Hindus, (1999) par exemple, le foyer fournit une grande opportunité à la recherche technologique car il serait capable d’influencer le style et la qualité de vie de millions de personnes. Un certain « design technologique » tient lieu d’exception, qui considère l’espace domestique comme un environnement particulier dont les demandes, distinctives et souvent uniques, doivent être abordées de manière « sensible » (Gaver, 2001). Dans le champ d’études parfois appelé Designing for families, il faut citer les recherches scandinaves et certaines menées aux Etats-Unis, qui combinent les approches pragmatiques ou/et ethnométhodologiques avec des réflexions de type design participatif (Westerlund, Lindqvist et Sundblad, 2003 ; Hutchinson et al, 2003, entre autres).

231.

Citons par exemple Bell et al., (2005) ; Crabtree, (2003) ; Crabtree et Rodden, (2004) ; Harper, (2003) ; Hugues et al., (2000) ; Korvela, (2006) ; Lull, (1990) ; Mateas, et al., (1996) ; Mondada et Balthasar, (2005) ; Nomura et al., (2005) ; O’Brien et Rodden, (1997) ; Ochs et al., (2006) ; Raudaskoski, (2001) ; Relieu et Olszewska, (2004) ; Relieu et Zouinar, (2005) ; Rouncefield et al., (2000) ; Taylor et Swan, (2005) ; Tolmie et al., (2002) ; Tutt, (2008) ; Traverso et Galatolo, (2006 [2008]), parmi d’autres.

232.

Ces auteurs se sont focalisés sur les propriétés matérielles des artefacts informationnels (calendriers, par ex.) et sur la manière dont les assemblages de ces artefacts produisent des «systèmes organisationnels» dans le foyer.

233.

Ce terme désigne le procès de dés-incarnation, utilisé en particulier en référence aux différents types de téléprésence et aux capacités de celle-ci pour transcender les limitations physiques (spatiales et corporelles) (Cf. Stone, 2000; Turkle, 1995 ou Ward, 2001, entre autres).

234.

D’autres auteurs comme Argyle et Shields, (1996), ou Flichy, (2007) ont également contesté cette idée que le corps deviendrait futile dans les mondes virtuels, et souligné le rôle essentiel de l’embodiment dans toute expérience humaine.

235.

Cf. par exemple le projet de Microsoft à Cambridge (Taylor et ses collègues), G. Bell du Intel Research Corporate Technology Group, le College of Computing, au Georgia Institute of Technology, les travaux du Interval Research Corporation, en California (projet Casablanca). En Europe, citons D. Frohlich et ses collègues, au HP Lab de Bristol, le projet européen SWAMI (Safeguards in a World of AMbient Intelligence), mené par M. Friedewald et ses collègues, le travail de O’Brien et Tolmie, au Xerox Research Centre Europe (Cambridge et Grenoble respectivement), le travail de Hugues, Rodden et Sommerville du Département d’Informatique et Sociologie à Lancaster (Xerox et Lancaster collaborent d’ailleurs assidûment). Enfin, rappelons le projet interdisciplinaire Equator IRC en Grande Bretagne et le PlaceLab (prototype d’appartement) du MIT avec la compagnie TIAX.