4.1.4.2 Le temps domestique comme temps collectif : dynamique des activités, co-présence et matérialité

Nous avons vu que, pour certains penseurs de la sociologie contemporaine, le temps industriel uniforme de la modernité aurait laissé la place à des temps plus flexibles et donc plus individualisés, propres de la période post-moderne ou hypermoderne. L’homme hypermoderne improviserait en permanence. Pour des auteurs comme E. Morin, ce qui caractérise la profonde révolution culturelle survenue à la fin du siècle dernier est la centration sur l’individu, l’absolutisation du loisir et la magnification du temps présent.

Cette vision du temps centrée sur l’individu trouve un écho dans les paradigmes technologiques selon lesquels le virtuel et le médié (mediated) remplaceraient le réel, le situé, la co-présence, la contrainte sociale. Nous ne pouvons que porter un regard critique à l’encontre de cette vision individuocentrée : d’après ce que montre la littérature sur les espaces domestiques familiaux, et que montre aussi notre corpus, uniquement les personnes vivant seules (ou vivant avec d’autres mais ne partageant pas de manière conséquente les principales activités de la résidence commune) semblent pouvoir organiser une partie de leur quotidien en improvisant : dès que l’on vit avec d’autres, dès que l’on est un caregiver, dès que l’on a des responsabilités (matérielles et symboliques) envers autrui, les exigences temporelles se rigidifient, s’objectivisent et se matérialisent.

Dans le chapitre 2 nous avons vu que Luckmann (1997) parle d’objectivation à propos des réglages requis pour la coordination de l’agir social : du premier réglage fondamental (la synchronisation de deux flux de conscience) on déduit le second qui consiste en la configuration de l’agir concret par les catégories temporelles socialement objectivées. Des catégories qui ne peuvent qu’émerger dans l’interaction sociale. Déterminées par les exigences de l’organisation sociale (communication, travail, institutions politiques, etc.), elles sont sédimentées dans des formes objectives (sémantiques-syntaxiques) et socialement médiatisées (ibid.. : 22).

Ce que fournissent des corpus audio-visuels dynamiques d’activités familiales ce sont des observables pour décrire cette configuration de l’agir, cette objectivation de catégories temporelles en train de se faire et non pas uniquement en tant que catégories socialement préexistentes. Si les besoins physiques, physiologiques et psychiques des différents membres des foyers (en articulation avec les cycles cosmiques du jour et de la nuit) tendent inexorablement à se synchroniser (synchronisation entre membres du foyer d’une part, et entre le foyer et le reste de la communauté dans laquelle il s’inscrit, d’autre part) c’est que le déroulement interne des activités est structuré temporellement par un travail incessant des adultes et des donneurs de soin. Travail de coordination, mais, avant tout, travail de typification originaire du cours d’action (Luckmann, 1997). Les cours des actions doivent devenir des cours activités sensées, intelligibles, organisées, un processus de typification donc qui n’aurait pas lieu sans la production de formes objectives, sémantiques, syntaxique et kinésiques, mais aussi sans la co-présence des membres dans des espaces interactionnels partagés.

Enfin, la dynamique structurée et projective de l’action collective ne pourrait être telle sans la mobilisation d’éléments matériels et techniques présents dans l’espace interactionnel : puisque la plupart des activités sociales sont (outre que symboliquement, ou, si l’on préfère, langagièrement) matériellement médiatisées, pour produire une expérience ordonnée et intelligible de l’action, pour produire un espace-temps cognoscible, il faut inscrire l’ordre dans un environnement partagé.

Nous verrons maintenant dans quelle mesure ces questions sont prises en compte au sein des nouveaux paradigmes d’intelligence ambiante ou informatique ubiquitaire, et quelles possibilités ouvrent ces paradigmes technologiques aux enquêtes praxéologiques sur les foyers.