4.2. De la maison du futur aux analyses d’activités ordinaires

Les scénarios servant le développement (académique et/ou industriel) de la « maison du futur » 239, dite aussi communicante ou sensible, reposent sur trois idées principales : l’espace intérieur devient un lieu d’intégration et de multiplication des services par le biais des technologie multimédia ; cet ensemble sera connecté au monde par des réseaux toujours plus sophistiqués ; et enfin, les industriels offriront aux consommateurs des solutions intégrées et des combinaisons de services payantes via des compteurs sur le modèle de l’eau, du téléphone ou de l’électricité. Alors que la domotique se limitait à gérer une habitation ou ensemble d’habitations, dans la maison communicante il s’agirait –avec le développement d’Internet, des interfaces interactives et des techniques de transmission sans fil- d’interconnecter tout l’espace domestique avec son environnement. L’assistant domestique (gestion de la sécurité, télé-services, communication, etc.) tient lieu d’interface humanisée, avec les avatars, par exemple.

On retrouve le paradigme dominant du contexte comme conteneur : le contexte est une sorte d’enveloppe des activités, en particulier une enveloppe physique, ou encore un cadre formel déterminant des types limité d’activités (une typification basée non pas sur les typifications endogènes de l’action, produites par les acteurs mais sur des classifications informatisées d’activités en cours, ou encore basées sur de simples scénarios d’usage). Du point de vue de ce paradigme, l’idée est évidemment de faire du contexte une variable modélisable.

Le haut degré d’équipement technologique et, plus généralement, les éléments caractéristiques de la complexité matérielle des foyers occidentaux contemporains, stimulent ce type de recherches. Or, malgré la curiosité qu’elles provoquent et l’attrait potentiel de l’imaginaire qui y est associé, il faut souligner plusieurs problèmes : a) le problème de l’invisibilisation des habitants, des activités qu’ils mènent dans leurs espaces de vie et les relations existantes entre membres des foyers ; b) l’attention disproportionnée portée sur les loisirs et le divertissement. Il paraît important d’ajouter un troisième problème : c) l’attention disproportionnée portée sur les comportements et représentations individuelles des membres des foyers, au détriment des enjeux et des actions (individuelles ou pas) ancrées dans des orientations et des pratiques éminemment collectives. La tendance à la personnalisation des technologies et des services ne peut résoudre ou améliorer qu’une petite partie des besoins quotidiens des foyers240.

Aussi, la question du contrôle, phénomène par ailleurs central au sein de la sociologie et de l’anthropologie des techniques et des technologies, ne peut être envisagée dans l’espace domestique et familial uniquement du point de vue du contrôle individuel (typiquement du contrôle parental). Directement connecté au contrôle, on retrouve le problème de la délégation de l’initiative d’actions à un système241.

Au-delà des sphères de l’imaginaire ou des émotions (de plus en plus convoqués par les développeurs et les ingénieurs), et des nombreuses promesses formulées aussi bien par l’industrie que par les media, les deux notions principales auxquelles se rattachent les paradigmes de l’informatique ubiquitaire et des « maisons intelligentes » se limitent plutôt à la conception de maisons automatisées et informationnelles. La première souligne l’idée que l’environnement domestique et les taches qui y sont menées peuvent, d’une manière ou d’une autre, être automatisés à travers des applications fixes -avec un programme préétabli- en passant par la programmation personnalisée des artefacts et des services, jusqu’aux réseaux d’artefacts partageant et fournissent de l’information. Ces fonctionnalités, souvent considérées utiles pour des groupes particuliers - tels que les personnes âgées ou handicapées - sont déjà assez largement utilisées dans la gestion des immeubles et de l’environnement242. La maison informationnelle, de son coté, fait référence aux potentialité des TICs numériques, qui seraient capables d’améliorer significativement la vie domestique, notamment par la personnalisation des contenus, ouvrant une fenêtre interactive sur le monde et offrant de l’information et des feedbacks qu’il était impossible d’obtenir auparavant243.

Les deux aires complémentaires de la maison automatisée et informationnelle visent une meilleure intégration des fonctionnalités du foyer et entre foyers et services extérieurs. Or, ces améliorations n’auront pas lieu, selon un certain nombre de critiques (cf. Harper, 2003, notamment) à moins que le modèle d’introduction des technologies intelligentes ne soit réaliste et abordable, et qu’il n’exige pas aux habitants un changement radical de leur manière de vivre. 

Harper et ses collègues (2003), dans le très documenté Inside the Smart home, passent en revue une bonne partie des recherches destinées au développement de l’UbiComp ; ils rappellent l’importance et la pertinence des enquêtes empiriques et ethnographiques dans la prospection et la conception technologiques244, dans un ouvrage qui aborde plus généralement la question de l’étude de l’espace domestique. Le livre souligne le fait que les études et les prototypes de maisons intelligentes ne se positionnent plus exclusivement dans une perspective futuriste, ni sur l’idée de la simple exportation des technologies des lieux de travail vers l’espace domestique ni même sur le principe de l’automatisation ou programmation de certaines tâches.

Nous allons rapidement passer en revue les différents courants et acceptions du champ de l’Informatique Ubiquitaire et les développements les plus intéressants pour notre étude.

Notes
239.

En France, on parle généralement de maisons sensibles et de maisons intelligentes. Le foyer expérimental développé par le Studio créatif de France Télécom R&D (Thomas & Jumpertz, 2004), est un exemple de développement technologique mu par le travail sur l’« imaginaire », et non pas soutenu par l’étude des activités des potentiels utilisateurs.

240.

Ce point n’est pas nouveau. C’est entre autre l’un des arguments qui a conduit à l’émergence du CSCW.

241.

Délégation qu’il suffirait, selon les courants dominants en UbiComp, de baser sur des inférences informatiques issues de l’identification des personnes, de leur localisation physique ou d’une catégorisation générale du « type » d’activité dans lequel ils sont engagés.

242.

La programmation d’artefacts domestiques, électroménagers et TICs, est un point d’entrée stimulant pour réfléchir à la relation entre activité et technique. La programmation permet d’initier avec anticipation des actions –ou des patterns d’actions- futures, mais entraîne aussi de nouvelles possibilités d’échec et de frustration pour les utilisateurs. De plus en plus complexe, au point de modifier profondément l’interaction avec l’artefact, la programmation rend les situations futures moins maniables et exige une certaine capacité d’abstraction, un degré important d’anticipation et la maîtrise de systèmes de notation (menus, etc.). Apprendre à utiliser les systèmes de notation prend parfois plus de temps que d’intervenir plus tard da façon manuelle (une intervention qui donne la garantie d’une action non-ambiguë et réversible sur le moment). Sur la dimension temporelle de la programmation domestique dans le cadre des développements en UbiComp, cf. par exemple Rode, Toye et Blackwell (2004).

243.

Sur la base des fonctionnalités disponibles, F. Aldrich propose cinq classes de Smart Homes, ordonnés du moins au plus sophistiqué : les foyers contenant des objets intelligents ; les foyers contenant des objets intelligents et communicants ; les foyers connectés ; les foyers apprenants (ces derniers étant les plus sophistiqués sur le plan de la communication de l’information). Cf. Aldrich (2003) : 34-35.

244.

Cf. aussi Consolvo & al. (2002) pour un état de l’art des diverses méthodes d’enquête « usages » pour l’évaluation et la conception de technologies UbiComp.