4.2.2. Intelligibilité, invisibilité et contrôle

Généralement, les scénarios illustrant la notion d’invisibilité promeuvent une disparition matérielle des dispositifs technologiques (en particulier des interfaces et autres éléments de commande), au profit d’objets sensibles au contexte ou d’écrans dédiés à la communication ou à la réception d’informations. D’autre part, on met généralement en scène des individus isolés, interagissant seuls avec le système : alors que l’interaction entre utilisateur et objet est souvent mise en avant, l’inscription sociale de cette interaction et son ancrage dans des formats d’activités pluri-participant reste marginale.

Comme vu plus haut, les concepts-maîtres d’indexicalité, de réflexivité, d’accoutability, sont inextricablement liés à un certain concept du contexte selon lequel prime une dialectique entre autonomie et dépendance, dont s’inspirent plusieurs critiques de la notion d’invisibilité en informatique.

Parmi ces critiques, une des plus connue est celle de Bellotti et Edwards (2001). Selon ces auteurs, les résultats d’études empiriques sur l’interaction homme/machine soulignent la nécessité pour les utilisateurs de contrôler les systèmes et maintenir leur accountability. Pour Bellotti et Edwards (qui prennent exemple sur des fonctionnalités domotiques telles que la régulation de la température) trois conditions sont nécessaires à l’acceptabilité des systèmes sensibles au contexte : ils doivent indiquer à leurs utilisateurs les informations sur le contexte dont ils disposent, comment elles ont été acquises et ce qu’ils en font : il s’agit là de la condition d’intelligibilité. D’autre part, ces systèmes doivent rendre l’utilisateur visible253, dans les cas où l’on vise à médiatiser des actions ayant un impact sur autrui. Il s’agit là) de la condition d’accountability. Enfin, les systèmes doivent être maîtrisables, ce qui découle des deux conditions précédentes. Ces prérogatives vont à l’encontre de la perspective automatiste’ de l’informatique contextuelle ou systèmes sensibles au contexte, prérogatives au centre desquelles on trouve la question du contrôle.

Dourish (2001), s’appuyant lui aussi sur le concept d’accountability, défend une perspective résolument centrée sur l’utilisateur et son activité. L’auteur prône des principes de conception semblables à ceux de Bellotti et Edwards, avec l’objectif premier de ne jamais contraindre les utilisateurs à réaliser leurs activités selon des patterns prédéfinis. Comme le soulignent Relieu et Zouinar dans l’état de l’art dont nous nous inspirons ici, la question du besoin de visibilité du fonctionnement informationnel et informatique se révèle critique du principe même d’invisibilité cher à Weiser254.

A la lumière de ces problématiques, certains proposent des axes de travail consistant non pas à développer un contrôle automatique de la maison mais à enseigner aux occupants des foyers à mieux contrôler leurs environnements domestiques au cours des activités ordinaires (Intille, 2002), et ce en mettant à disposition des informations appropriées au bon moment et au bon endroit255.

Comme le rappellent Relieu et Zouinar, (2004), l’invisibilité telle que l’imaginait Weiser ne paraît pas consister en une propriété interne (et stable) aux objets mais en une invisibilité pratique, dynamique (Chalmer, 2004) et liée à l’action (Tolmie et al., 2002). Donc, plutôt que de se focaliser sur l’objet, l’invisibilité doit être abordée à partir de l’activité en contexte et être conçue de façon à ne pas empiéter dans le rôle que jouent les objets dans l’interaction sociale et son organisation.

En effet, si les participants mettent en œuvre des manières de faire typiques et attendues (les uns vis-à-vis des autres et/ou au regard de la matérialité du foyer), c’est qu’ils déploient des aptitudes à toutes fins pratiques, des logiques, des raisonnements et des attentes standardisées de comportement, qui s’expriment de manière à la fois contingente et régulière et qui sont orientés vers l’action. Ce déploiement repose fortement sur des interactions et expressions langagières (verbales, gestuelles, corporelles, etc.), mais pas uniquement. La visibilité perceptive des objets en présence contribue, comme le montrent nos analyses, à rendre les activités de chacun reconnaissables, sans qu’il soit nécessaire d’en indiquer explicitement la nature (cf. aussi Relieu et Zouinar, 2005).

La visibilité des objets et des artefacts est non seulement cruciale pour percevoir et interpréter les actions d’autrui (ce qui a été abondamment montré au regard de contextes professionnels, cf. Goodwin et Goodwin, 1996 ; Heath et Luff, 2000), mais, de ce fait, elle constitue un facteur indispensable au déploiement organisé des actions dans le temps, à la production quotidienne d’une temporalité agissante et sensée.

Notes
253.

Les systèmes sensibles au contexte doivent non seulement être accountable pour les utilisateurs, mais doivent également assurer l’accountability des utilisateurs dont l’interaction est médiée par ces systèmes, c’est-à-dire les rendre mutuellement visibles.

254.

Chalmers (2004) formule une critique plus directe : il prend appui sur une vision phénoménologique de nos rapports aux objets, en particulier sur la double distinction entre relation (contemplative) d’objets « à-portée-de-main » et relation (pratique/manuelle) d’usages « sous-la-main ». En visant l’invisibilité, l’informatique ubiquitaire ciblerait essentiellement la seconde relation (alors que dans l’interaction quotidienne avec les objets il existe un va et vient permanent entre les deux. Ce type de système serait donc incapable de soutenir la nécessaire rationalisation de la technologie de la part des utilisateurs.

255.

L’interaction entre la technologie et l’utilisateur sert ici à maintenir (ou à améliorer) les aptitudes cognitives et physiques. Il ne s’agit donc pas de complexifier les algorithmes du système pour prendre en compte le maximum de contextes possibles (tâche impossible à réaliser) mais en promouvant des prises de décision adéquates sous le contrôle de l’utilisateur. Intille (2002), propose un scénario de même type que celui proposé par Bellotti et Edwards (2001), dans lequel il suggère que les fenêtres soient équipées de petites diodes qui s’allumeraient lorsque le système de gestion de la température établit une nouvelle stratégie de réglage.