4.2.3.1 Temporalité et travail ménager : deux dimensions oubliées de l’UbiComp

Les activités qui se déroulent dans les foyers familiaux ne sont pas seulement localisées dans des espaces plus ou moins polarisés par la disposition d’objets technologiques mais revêtent une dimension temporelle observable dans les procédés permettant aux acteurs de planifier, d’organiser et d’ajuster des cours d’action (propres et autrui) de manière intelligible et moralement acceptable. Des procédés qui, bien évidemment, ne sauraient être réinventés à chaque occasion : pour parvenir à des accomplissements réguliers, les acteurs se fient à une routinisation des procédés mis en œuvre pour construire les cours d’action (Crabtree et Rodden, 2004).

Dans la production sociale de cette routinisation, on voit que, si bien les activités domestiques prennent toutes du temps, certaines d’entre elles sont aussi « donneuses de temps », et jouent un rôle organisationnel central. Elles contribuent à borner, à marquer, à structurer pratiquement le(s) flux actionnel(s). Ces activités à la fois preneuses et donneuses de temps sont généralement produites par la parole-en-interaction et souvent supportées par des artefacts et des objets ordinaires. Si les membres s’engagent quotidiennement dans ces procédés, relativement coûteux, c’est parce qu’ils participent de la gestion des tâches destinées à assurer la subsistance et le bien-être des membres des foyers, mais aussi parce qu’ils contribuent à la stabilisation et à la légitimation de routines collectives, de rituels et de savoirs communs. Malheureusement, la question des temporalités, l’examen systématique des procédés permettant aux acteurs d’enchaîner temporellement leurs opérations pour produire une activité donnée (Relieu et Zouinar, 2004), restent marginaux dans la littérature sur l’UbiComp.

Une autre dimension « oubliée » est celle du travail domestique ; celui-ci implique des activités largement absentes du discours et des études sur les maisons intelligentes (Wyche, Sengers et Grinter, (2006), malgré la résonance internationale et la consolidation d’un certain nombre de résultats apportés il y a presque trente ans par Glazer (1980) ou Hochschild (1989, 1997). Les travaux s’intéressant, de près ou de loin, au travail domestique, n’ont que peu problématisé les labels de sens commun comme lessive, ménage ou préparation du repas (Oakley, 1974 ; Walker, et Woods, 1976). De cette manière le travail domestique est réduit à des taches que certains considèrent de bas rang et, d’autre part, les dimensions émotionnelles, cognitives et morales du travail domestique disparaissent.

Contrairement à ce que proposent les courants hégémoniques de l’Informatique Ambiante, les résultats de notre étude montrent l’importance pratique et morale des coutures, des transitions visibles entre activités, en tant que relations tangibles que l’action entretient avec les technologies et la matérialité. Alors que les discours techniques de l’informatique ambiante ou ubiquitaire considèrent généralement que le progrès technologique passerait par l’intégration informatique la plus complète possible dans l’environnement, pour nous il s’agit plutôt de trouver des moyens de supporter la performativité259 des actions et de leur matérialité.

Il paraît nécessaire de se détourner du paradigme de l’automatisation ou de la substitution des activités humaines par la technologie pour se tourner vers le paradigme de l’outillage, du support, de l’empowerment des activités réelles. Dans cette perspective, étudier des procédés intégratifs tels que les pratiques de structuration (spatio-)temporelle de l’action doit permettre non seulement d’identifier les ressources utilisées mais aussi de concevoir des dispositifs techniques susceptibles d’être intégrés à des activités pertinentes. Ce point n’est du reste pas une préoccupation uniquement pour les chercheurs en sciences humaines mais concerne directement les concepteurs : l’acceptabilité sociale des nouveaux paradigmes informatiques dépendra en partie de la prise en compte de la relation mutuelle entre dimension collective de l’agir et relations aux objets et à l’espace-temps.

Notes
259.

La performativité impliquant spatialisation, temporisation, corporéité, identification et socialité selon Galloway, (2004 : 398).