5.1. Les entretiens : un « discours sur » les activités quotidiennes

L’objectif des entretiens était d’obtenir des récits individuels à propos de l’organisation globale des journées ainsi que des activités typiques se déroulant au cours de chaque journée, notamment dans le foyer. L’idée était donc de solliciter des descriptions de journées « type » des participants, notamment pour avoir une vision d’ensemble et pour anticiper sur les questions logistiques et techniques liées aux prises de vue ultérieures (où et quand placer les caméras et enregistrer), mais aussi de saisir certains aspects complémentaires aux phénomènes observables à travers l’analyse des données vidéo (tels que les activités hors-foyer).

Ce « discours sur » à propos des activités quotidiennes typiques est abordé ici avec deux propos distincts : a) depuis une perspective représentationnaliste classique du langage, du discours et des sciences sociales, nous utilisons les entretiens afin d’obtenir des informations sur les régularités/patterns qui caractérisent la vie familiale : l’entretien est donc mobilisé comme ressource informationnelle via l’expression par l’interviewé de descriptions relatives à ses pratiques quotidiennes ; b) dans une perspective interactionnelle et socio-discursive nous nous penchons sur des éléments d’un répertoire narratif particulier mobilisés par des acteurs orientés vers l’activité entretien : l’entretien est donc considéré comme une activité spécifique dont certains objets de discours et certaines pratiques descriptives qui y sont déployés permettent d’aborder des procédés d’objectivation sémantique et de standardisation temporelle des activités décrites : des procédés de typification. Sans analyser les échanges dans leur extension ni la structuration conversationnelle en détail, nous chercherons à éclairer la manière dont nous nous emparons naïvement, comme membres de la société autant que comme chercheurs, des « informations » sur l’organisation des journées en tant que fait social (mouvement décrit au point a).

Les participants répondent à une demande de récits typiques, et s’y ajustent. Ainsi, en s’ajustant à l’objectif des entretiens d’obtenir des chronologies d’activités ordinaires, des descriptions des modalités de participation dans leurs grands traits, ainsi que des descriptions d’usages récurrents relatifs aux TICs, les quatre adultes interviewés se sont ajustés aux nombreux allants-de-soi produits en creux par les chercheurs, allants-de-soi dont nous aborderons quelques effets sur le plan de l’interaction et des focalisations thématiques. Dans l’interaction sociale, les objets de discours, les compétences, les interlocuteurs, les contextes ne sont pas pré-définis (Mondada, 1995) ; or, certaines activités et certains genres se spécialisent dans la production d’objets du monde auxquels on réfère objectivement et auxquels on attribue, suivant la formule durkheimienne, des propriétés d’extériorité et de contrainte. Nous verrons que, de ce point de vue, les justifications et explications produites par les adultes dans leur activité de description d’activités quotidiennes (discours post hoc) ne sont pas toujours les mêmes que celles produites dans leur activité de gestion et d’organisation des activités dans le foyer (discours in situ)261. L’accountability normative n’est pas la même : la manière dont règles, actions et contexte s’élaborent et se déterminent mutuellement dans une « équation » que les acteurs résolvent continuellement pour définir ou maintenir la nature des évènements dans lesquels ils sont engagés (Heritage, 1984) varie fortement entre les entretiens à propos d’activités ordinaires (l’activité de décrire l’activité) et le déroulement situé de ces actions (les activités elles-mêmes).

Or, comment en vient-on, dans les entretiens, à typifier, à décrire et à faire reconnaître une activité donnée ? Comment en vient-on à interpréter l’objet de discours « activité X » en tant qu’enchaînement particulier et reconnaissable de gestes, de tâches, d’actions, de transactions avec l’environnement ? Comment on vient-on à faire de l’« activité X » (ou du « moment M » de la journée) des espaces-temps spécifiques reliant discursivement, cognitivement et pratiquement des lieux, des temporalités et des activités caractéristiques de l’espace domestique et familial ?

Dans la section suivante nous présenterons une synthèse des activités et de l’organisation générales de la vie domestique en procédant, dans une démarche classique, par « extraction ». Rappelons que l’objectif traditionnel des pratiques d’entretiens est la recherche d’informations susceptibles d’être fournies par l’interviewé262. Cette production, s’insère dans un processus de standardisation plus au moins affirmé selon la directivité et les finalités de l’entretien, ce qui permet d’extraire, de comparer et souvent de réaliser des calculs et des comptages. Ce qui circulera, après avoir été décontextualisé, est ce que l’on relèvera du processus de production et d’interprétation des mouvements conversationnels. Dans le cas qui nous occupe ici, les aspects relevés, ou extraits, sont : les caractéristiques générales de la famille et du foyer, les principales activités autour des TICs et autres outils de communication, l’organisation des activités sur le plan de la semaine puis de la journée.

Nous présentons ci-dessous une reconstruction de la vie des familles PR et RAF à partir du contenu des entretiens menés avec eux. Ainsi, une comparaison des deux foyers est rendue possible.

Notes
261.

Rappelons le principe ethnométhodologique selon lequel les règles (recettes, normes, standards, définitions, etc.) ne déterminent pas leurs instances ou applications, mais que c’est le jugement à propos de leur application dans l’expérience qui les constituent.

262.

Voir Bonu (2004) ou Mondada (2000) et (2001) pour des analyses conversationnelles d’entretiens et pour une réflexion sur ce type d’activité.